Résumé :


En dépit de leur statut juridique illégal, en dépit de leur précarité, les guérisseurs ont pu se maintenir au sein du marché thérapeutique tunisien d’aujourd’hui. S’il en est ainsi, c’est parce qu’ils ont réussi à s’adapter à la nouvelle conjoncture de leur époque. De plus, ils sont parvenus à répondre à une demande sociale de plus en plus accrue, et donc à remplir un rôle important dans le processus d’intégration et de cohésion sociale. Cette donnée a contraint le pouvoir politique à les tolérer mais sans pour autant les doter d’un statut légal. Une telle stratégie s’est bornée alors à normaliser ce marché thérapeutique illégitime de sorte que tout en comblant les lacunes et les limites de la médecine moderne, ces guérisseurs ne nuisent guère à l’intérêt de la profession médicale. Ainsi, tout en étant tolérés, ils sont condamnés au discrédit et à la marginalité.

 

 

Mot clés : Sociologie de l’exclusion, sociologie médicale, anthropologie médicale, adaptation sociale, guérisseurs, médecine traditionnelle, médecine moderne, marginalisation, stratégie de réhabilitation

 

 

Les stratégies des guérisseurs : entre la résistance et la réhabilitation

 

Etude sur les mutations de la pratique du guérissage en Tunisie

 

 

Malgré leur statut juridique illégal, malgré les moyens précaires dont-ils disposent (comparés à ceux de la profession médicale), malgré le discrédit qu’ils subissent et leur marginalisation par l’idéologie dominante, les guérisseurs sont parvenus à s’affirmer au sein du marché thérapeutique d’aujourd’hui et à être tolérés par les instances politiques et médicales locales. A quoi doivent-ils ce maintien ?

En plus de leur compétence ou de leur habilité à satisfaire la demande de leur clientèle (Lévi-Strauss, 1958 ; Augé, 1983 ; Laplantine, 1978 ; Fainzang, 1986 ; Retel-Laurentin, 1987 ; Abdmouleh, 1990, 2007, 2008), il y a leur volonté et leur capacité à s’adapter ou à résister à la conjoncture contemporaine (Obadia, 2007, 2008). Cela implique l’adoption des stratégies et des manœuvres appropriées afin d’échapper et de contourner les mesures juridiques répressives (Friedmann, 1981 ; Gros, 1983 ; Abdmouleh, 1990). Et ce sont justement ces stratégies de résistance et de réhabilitation qui constituent l’objet de cette étude.

Notons que cette étude est un approfondissement de celle présentée en 1990 relative aux conduites des tunisiens face aux maladies et aux médecines (voir bibliographie). Les guérisseurs ne constituaient à l’époque qu’un aspect périphérique. Nous avons alors décidé dans le cadre de ce travail de lui accorder une attention particulière. Notre démarche consiste à analyser les manœuvres et les stratégies adoptées par ces guérisseurs en vue d’affirmer leur raison d’être, de s’adapter aux nouvelles données et de se maintenir au sein du marché thérapeutique d’aujourd’hui. En plus des données de 1990 englobant une enquête sur le terrain auprès de 17 guérisseurs (voir annexe), cette étude à été enrichie par des visites régulières auprès de quatre guérisseurs et ce durant la période allant de 1997 à 1999, en compagnie d’un proche « souffrant de maux de tête », (prétexte qui nous a permis de vérifier ou d’approfondir certains aspects relatifs aux pratiques des guérisseurs et à leur clientèle).

           

 

La stratÉgie de reconversion et de rÉhabilitation

 

Les conséquences du dispositif juridique condamnant les pratiques des guérisseurs (selon l'article 8-38 du 15 mars 1958 relatif à l'exercice et à l'organisation de la profession médicale) ont amené les guérisseurs à adopter diverses stratégies afin d'échapper à la censure et à la répression et de s’adapter aux nouvelles données de la modernité pour pouvoir enfin se réaffirmer au sein du marché thérapeutique. Au sein de ces stratégies, il y a celle de la reconversion. Elle est accompagnée par :

 

Des concessions et compromis faits au pouvoir juridique et médical

 

La plus importante de ces concessions est l'abandon des traitements des maladies corporelles à l'aide des soins empiriques. Ce type de concessions, et tout en confortant le monopole de la profession médicale sur le domaine du corps, lèse considérablement la médecine traditionnelle en ce sens qu'il la prive de son assise matérielle et du coup réduit son efficacité. Mais cette nouvelle donnée a eu un effet pervers (par rapport aux attentes et à la logique des pouvoir politique et médical). Au lieu de la discréditer et de l'exclure du marché des soins, elle a en quelque sorte renforcé cette catégorie de guérisseurs. Plus précisément, l’abandon (forcé) des soins empiriques, a amené ces guérisseurs à mettre davantage l'accent sur la dimension spirituelle et mystique de la maladie et à prendre en charge les plaintes et les désarrois des malades ce qui leur a permis de légitimer leur « don » et de revendiquer par là-même un espace thérapeutique autonome et parallèle à celui de la médecine moderne (Evans-Pritchard, 1937 ; Loyola, 1983 ; Saliba, 2003).

 

Un mimétisme de la médecine moderne

 

Cette démarche est un peu analogue à celle des guérisseurs en France. Elle consiste à adopter :

 

Les signes de l'exercice légitime par la réinterprétation des techniques et savoirs de la médecine (Friedmann, 1981).

 

Comme si par cette démarche, ces guérisseurs voulaient séduire l'opinion publique en se présentant à elle comme des personnages éclairés, sorte de médecin savant qui réunit savoir et sagesse. Dans le quotidien, cette démarche se concrétise par la modernisation de leur pratique à savoir par exemple :

– le réaménageant des lieux d'exercice : habitat modernisé, salle d'attente meublée, décoration,

– la tenue d'un fichier clients. Nous avons même constaté chez un guérisseur (B) l’existence d'un fichier proche de la perfection : nom du malade, sa maladie, son passé médical, son parcours thérapeutique qui l’a conduit chez les médecins et les autres guérisseurs, le traitement prescrit par lui-même…, des rendez-vous, et enfin le résultat de son traitement, le tout suivi par des observations et commentaires,

– l'usage ou la référence au vocabulaire médical ainsi qu'aux techniques de diagnostic. Certains guérisseurs (en ma présence), demandent à leurs malades une radio afin de pouvoir mieux apprécier et constater le résultat de leur intervention (le cas de calculs rénaux par exemple),

– l'établissement d'un diagnostic à partir de techniques qui s'approchent de celles des médecins : mesure de la tension artérielle par divination, etc. C'est une sorte de bilan de santé complet. Cette faculté est attribuée à leur capacité de percevoir la dimension cachée de l'organisme.

 

« Je suis en train de voir l'intérieur de votre organisme comme si j'étais en face d'un écran » disait avec assurance une guérisseuse (N) à son client.

 

Un autre guérisseur (A) justifie son don par la compétence de son Djinn :

 

« Grand professeur en médecine qui n'a pas d'égal parmi les humains ».

 

L'imitation de la démarche médicale se manifeste également par la prescription de produits pharmaceutiques. C'est ce que fait le guérisseur (A) pour montrer une fois de plus la véracité et l'ampleur de son don et de ses capacités miraculeuses. Car sinon, comment peut-on concevoir (selon lui) qu'un individu comme lui, totalement analphabète, ait réussi à retenir les noms des médicaments, leur vertu et leur provenance, et ce malgré leur absence des pharmacies tunisiennes. Dans son « cabinet médical », on trouve une table couverte de boîtes de médicaments (que le Djinn lui a procurés selon ses dires) et qu'il exhibe avec fierté et désintéressement. Il ne prescrit jamais ou presque de remèdes traditionnels (empiriques), car cela est révolu :

 

« Maintenant, il n'y a que les charlatans qui prescrivent les remèdes traditionnels… pour moi, la vraie médecine est la médecine moderne ».

 

Sur une autre table, il y a des radios, des rapports de médecins attestant la guérison de ses clients, grâce à lui.

Un troisième guérisseur (Q) se prend pour un chirurgien (spécialiste dans l’extraction des objets des corps). En décrivant sa technique « l’intervention chirurgicale », il se livre à une comparaison minutieuse pour montrer l'avantage de sa thérapeutique par rapport à celle de la biomédecine.

 

« Elle est moins chère, moins risquée, moins contraignante et plus rapide ».

 

Quant à leur propre image, ces guérisseurs se présentent comme des personnages mystiques, cultivés et influents. C'est ce que signifient entre autres les réceptions grandioses que notre prestigieux guérisseur (A) organise en l'honneur de ses invités distingués (hommes d'affaires, médecins, responsables politiques régionaux) leur offrant des cadeaux de valeur. Pendant qu'il soigne, le téléphone sonne et c'est toujours une personnalité (juge, homme d'affaire, ministre) avec qui il s'entretient d'affaires et de visites de courtoisie. Avec ses clients, il parle et commente les événements scientifiques, politiques et sociaux, comme s'il voulait démontrer que les médecins ne sont pas les seuls détenteurs du savoir.

 

 

Une recherche de professionnalisation

 

Cette voie vise généralement à sauver une situation sociale et professionnelle devenue précaire. C'est le cas de certains paysans, victimes de l'urbanisation et de l'exode rural. Certains d'entre eux ayant perdu leur emploi se reconvertissent en se consacrant entièrement au métier du guérissage. Tel le cas de certains chômeurs, mais aussi de retraités, de veuves ayant des enfants à charge ou d’handicapés.

Il y a aussi ceux qui abandonnent leur métier jugé aliénant ou peu rentable pour se réorienter vers les soins.

 

« Plus j'avance dans cette carrière, plus je me sens malheureux et mal dans ma peau… Mon Djinn veut que je me donne entièrement aux soins… Puis il faut dire que les conditions de travail étaient insupportables, les brimades des chefs, réveil tôt le matin… En plus, ça ne m'intéresse pas.… A la fin, je n'en pouvais plus. Le matin quand je me réveillais… le Djinn se fâchait contre moi… me frappait, me mettait par terre… me torturait et exigeait que j’abandonne ce travail pour me consacrer aux soins… Cette situation m'était vraiment insupportable… Maintenant je me sens à l'aise et épanoui car j'aime ça » (Guérisseur B, ancien mécanicien qualifié).

 

Cette démarche vers la professionnalisation traduit deux types de tendances, parfois distinctes : la tendance à la légitimation de la compétence et la tendance à l'enrichissement et l'ascension sociale.

 

 

La tendance à la plus-value et l’enrichissement

 

La concession faite aux pouvoirs juridique et médical ne suffit pas à elle seule à garantir l'existence de ces guérisseurs. Aux yeux de la loi, ces derniers sont toujours considérés comme illégaux. Pour sortir de la marginalité, éviter les mesures répressives (amendes, convocation, intimidation, emprisonnement…) et entretenir une bonne image sociale, il faut disposer de moyens financiers importants. Dans cet élan, ils se livrent à une véritable stratégie de marketing concrétisée par :

 

La propagande

 

Pour attirer le maximum de clients et conquérir d'autres régions, ces guérisseurs ne se satisfont plus des procédures classiques (réseau d'amis et de clients). Ils usent de moyens plus modernes tels que l’emploi des agents publicitaires répartis dans les régions avoisinantes (voire dans tout le pays). Ils se présentent comme d'anciens malades (atteints de maladies incurables, cécité, paralysie, cancer…) guéris grâce au miracle de leur guérisseur (employeur). Certains emploient des rabatteurs placés à l'entrée du village ou de la région pour prendre d'assaut les visiteurs. C'est ce que faisait le guérisseur (D) pour survivre face à la concurrence que lui imposaient ses frères et cousins descendant du même marabout.

 

Des tarifs élevés

 

Certains fixent un tarif unique dépassant parfois celui des médecins : allant de 10 jusqu’à 20, 30, 50 dinars (1 dinar tunisien (D), équivaut à environ 0.8 euro) ou même davantage. Certains guérisseurs expliquent leur tarification élevée par leur spécialisation dans un domaine donné (la sorcellerie, la possession, l’extraction…), et se prennent pour des médecins spécialistes. Parmi eux, certains vont jusqu’à exiger 100 D. Aux yeux de ces guérisseurs, cette tarification est tout à fait justifiée, car elle correspond à peu près aux frais de soins ordinaires (honoraires du médecin, frais des analyses et de la pharmacie). Un guérisseur (instituteur à la retraite), exige 200 dinars. Il justifie cela par son « savoir et sa compétence distingués » dans le domaine du désenvoûtement, ainsi que par la souffrance qu’implique ce genre de thérapie (suite au transfert de la maladie).

Il y a ceux qui fixent deux tarifs : un pour la séance de consultation (identifier l’agresseur), le second pour les soins proprement dits. Cette seconde visite leur permet de s'accorder le temps nécessaire pour trouver le traitement adéquat (c'est le mode le plus courant). Ainsi, ils espèrent détourner l'attention du client du coût élevé de leurs honoraires.

Il y a enfin ceux qui fixent un tarif minimum (10 à 20 D) qui sera augmenté en fonction du rang social du malade, de son état ou en fonction de la nature de la maladie.

Il y a enfin des guérisseurs qui vont exiger des sommes exorbitantes allant jusqu’à 600D et plus, surtout pour les maladies incurables ou lorsqu’il s’agit d’un malade fortuné et venant de loin.

Le cas qui reflète le mieux cette tendance vers l’enrichissement et l’ascension sociale est celui du guérisseur (A). Issu d'une famille rurale très modeste, dès son jeune âge, il travaille d'abord comme berger (pour le compte des autres) jusqu'à l'âge de 20 ans, puis comme ouvrier (dans le bâtiment, l'agriculture…) jusqu'à 25 ans avant d’émigrer à l'étranger (la Lybie). Cinq ans plus tard, il rentre au pays sans fortune ni projet. Il s'installe dans la campagne très loin de chez lui et s'isole pendant quelques mois. Après quoi, il réapparaît, prétendant avoir reçu le message et le don de guérir (par l'intermédiaire d'un Djinn). Il s'installe alors à proximité de son village (à environ 10 km) sur le bord de la nationale et se consacre entièrement aux soins. Les prix qu’il exigeait variaient entre 2 et 5 Dinars. Au bout de 3 ans environ, il a réussi à se constituer une clientèle assez large et une fortune considérable. Il a monté des affaires dans l'agro-alimentaire, élargi son troupeau de bétail, construit des villas… Puis, il a commencé à investir dans le secteur financier pour finir dans les secteurs industriel et tertiaire. Au fur et à mesure que sa fortune s'accroît, le temps réservé aux soins diminue (de 7/7 jours, il est passé à un jour seulement). Ces tarifs ont sensiblement augmenté : 10 dinars pour la consultation et 10 autres pour les remèdes. Il lui arrive souvent d'augmenter considérablement ces prix qui ont pu atteindre, à notre connaissance, 300 dinars.

Ainsi, frustrés par la marginalisation et la misère sociales, et dans l’espoir de retrouver une certaine légitimité ou un certain prestige, certains guérisseurs se voient entraînés vers une course effrénée vers le profit et l’enrichissement. Dans cette démarche d’embourgeoisement, c’est souvent le médecin qui est pris pour modèle et qui justifie à leur yeux cet enrichissement « facile ». Ces démarches qui tendent vers l’enrichissement sont souvent appuyées par tout un dispositif de ruses et de manœuvres parfois abusives.

 

 

La tendance vers la lÉgitimation de la compÉtence et du don

 

Si certains guérisseurs ont opté pour l'enrichissement et le profit, d'autres ont au contraire préféré s'orienter vers la légitimation de leur pratique. Ils veulent avant tout se faire reconnaître, s'imposer sur le marché thérapeutique et bénéficier d'une certaine légitimité sociale.

Pour cette catégorie, et bien que la recherche du profit ne soit pas tout à fait exclue, elle n'est cependant pas exagérée. Elle pour objectif essentiel de se maintenir dans le monde des soins et de pouvoir surmonter les obstacles juridiques dressés sur leur chemin. L'attitude du jeune guérisseur (B) reflète bien une telle tendance. Malgré les arrestations et les menaces dont il a été victime (sans parler des mauvais coups tendus par ses confrères), il a su résister et plaider sa – juste – cause. Il a pu être relâché grâce à l'intervention d'un membre de sa famille « assez puissant », sous réserve de ne plus pratiquer de soins. Loin d'être intimidé, il s'est remis au travail en faisant certaines concessions : abandon des soins corporels et de la délivrance de remèdes empiriques (ce qui ne l'empêche pas de les conseiller). D'un autre côté, il a franchi une étape importante vers la légitimation de son don en accrochant à l'entrée de sa maison une plaque de soignant. Aujourd'hui, il continue à soigner, tout en poursuivant d'autres démarches pour la reconnaissance « officielle » de sa thérapie et de son don. Dans cet élan, il a lancé un défi aux médecins, pour leur prouver la véracité et l’efficacité de son exercice… Il a même proposé qu'on lui réserve un petit service au CHU de la ville de Sfax, à côté du département de psychiatrie, afin de pouvoir montrer et exercer son don (exorcisme, désenvoûtement) et contribuer à soulager les patients.

Mais cette tendance à la réhabilitation et la reconnaissance ne dépasse pas les initiatives individuelles et isolées. Toutes les démarches à caractère collectif – associations, regroupements (même informels), susceptibles de créer un certain rapport de force pour permettre à ces guérisseurs traditionnels de se défendre et d'être reconnus – sont rares.

L’état d'ignorance des ces agents (souvent analphabètes), la précarité de leur existence, leur crainte du pouvoir, l'absence même d'un dispositif thérapeutique traditionnel homogène, la concurrence qu’ils se livrent entre eux… ne font que contribuer à leur effritement et leur marginalisation.

 

 

Le choix de l'authenticitÉ et de la clandestinitÉ

 

Bien que rares, il y a enfin les guérisseurs qui ont préféré l'authenticité à la reconversion. Les guérisseurs optant pour cette voie ont choisi la clandestinité afin d’échapper au dispositif juridique. Ils continuent à exercer leurs dons sous une forme archaïque et traditionnelle. Ils conçoivent leur métier comme une sorte de mission charitable qu'ils exercent parallèlement à leur profession (agriculteur, coiffeur, religieux, maréchal-ferrant, etc.). Ils fixent rarement un tarif, à moins que ce ne soit un tarif très bas, acceptent de petits cadeaux (œufs, poulets, gâteaux, etc.). Leurs honoraires sont donc à la portée des classes populaires. Il arrive souvent qu’ils refusent des honoraires et demandent à leur client de faire des offrandes à la place. Ces guérisseurs manifestent ouvertement leur hostilité aux guérisseurs de la première catégorie lesquels sont attirés par le « modernisme » et le profit. Ils les considèrent comme des bâtards, des charlatans et des escrocs qui font honte à leur noble métier. Pour ces raisons, ces guérisseurs jouissent d’une bonne réputation auprès du public qui lui accorde volontiers sa foi et sa sympathie. Mais afin d’échapper à la persécution, ces agents choisissent la clandestinité tout en réduisant leur exercice. Cette situation a eu un effet néfaste sur leur métier dans la mesure où elle a contribué à réduire considérablement leur célébrité (et donc leur clientèle), et du coup elle a accéléré leur disparition du paysage social contemporain au profit des guérisseurs « modernisés ».

 

 

Conclusion

 

Afin d’échapper à la censure et aux mesures juridiques répressives et se réaffirmer au sein du marché thérapeutique d’aujourd’hui, les guérisseurs ont adopté diverses stratégies plus ou moins heureuses. Nous en avons distingué deux types : celle de la reconversion en vue d’une réhabilitation et celle de l’authenticité et de la clandestinité. C’est la première qui semble caractériser le plus la pratique des guérisseurs d’aujourd’hui. Elle est incarnée par certains guérisseurs, plutôt jeunes, exerçants dans les milieux urbains et motivés par la recherche de profit. Ils usent de toute une panoplie de ruses, de manœuvres et de bricolage afin d’impressionner leur clientèle. L’imitation de la médecine (dans ses apparences) et des signes de la « modernité », l’accumulation des fonctions et des techniques thérapeutiques en constituent les exemples les plus marquants. Par ailleurs ces manœuvres et ces stratégies (qui tendent vers le charlatanisme) ne sont pas des mesures collectives mais plutôt des tentatives individuelles. Elles montrent d’une part la misère sociale et culturelle de ces agents pour se réhabiliter au sein du marché thérapeutique.

Par ailleurs, les limites de la médecine moderne (à guérir certaines maladies, à prendre en charge la souffrance et le désarroi des malades surtout ceux issus des couches populaires et à répondre à leur besoin en matière d’infrastructures et de traitements) a favorisé la demande sociale de guérisseurs et a constitué pour eux une source de reconnaissance (de leur don) et de légitimation. Ce sont ces données qui ont conduit le pouvoir à assouplir ses positions à leur égard et à adopter une stratégie subtile qui consiste à les admettre mais uniquement comme une instance subalterne afin de combler les limites de la biomédecine, mais sans pour autant leur permettre de menacer l’intérêt de la profession médicale. Cette stratégie se traduit par un consensus implicite selon lequel la médecine se réserve le monopole du corps alors que les guérisseurs celui de l’esprit. Tout en les privant de leur assise matérielle, cette stratégie vise à les vider de toute leur efficacité (technique) et à les condamner au discrédit et à la marginalisation. En dépit de la restriction de leur champ d’intervention, les guérisseurs semblent s’ajuster et s’adapter à cette situation contraignante, en mettant davantage l’accent sur le côté spirituel et mystique de la maladie. Contrairement aux prévisions du pouvoir politico-médical, cette nouvelle démarche a produit un effet pervers, et semble plutôt avantager les guérisseurs dans la mesure où elle leur a permis de maîtriser la dimension spirituelle et en fin de compte de pouvoir « traiter » l’aspect psycho-social de la maladie et d’étendre par là même son monopole sur ce champ thérapeutique.

  

 

Références bibliographiques

 

Abdmouleh R, 1990, Conduites face aux maladies et aux médecines en Tunisie. Doctorat de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris. 405p.

Abdmouleh R. 1993, « Les catégories de guérisseurs opérant aujourd’hui en Tunisie »; IBLA n°172; p 247-259.

Abdmouleh R, 2007, « Construction sociale de la maladie et rapport aux médecines : vers une approche dynamique et intégratrice », Insaniyat (Revue publiée par le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle, Algérie), n° 38, octobre-décembre 2007, p 91-109.

Abdmouleh R, 2008 « Le patrimoine thérapeutique local et ses usages sociaux dans la société tunisienne d’aujourd’hui », In Actes du colloque : Le patrimoine et son rôle dans la durabilité du développement, Faculté des Lettres et des sciences humaines de Sfax/Tunisie les 23-24-novembre 2007, organisé par le Groupe d’études pour le développement et l’environnement social (GEDES).

Augé M, 1983, « Ordre biologique et ordre social », in Augé M, Herzlich C., Le sens du mal. Anthropologie, histoire sociologie de la maladie, Paris, Editions des Archives Contemporaines, coll. Ordres sociaux, 278 p.

Evans-Pritchard EE, 1972, « Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé », Paris, Gallimard (1937).

Fainzang S, 1986, L'intérieur des choses : maladie, divination et reproduction chez les Bisa du Burkina. Paris, l'Harmattan.

Friedmann D, 1981, Les guérisseurs : splendeur et misère du don, Paris, Métaillé.

Laplantine F, 1978, La médecine populaire des campagnes françaises aujourd’hui. Paris J.P Delarge.

Lévi-Strauss C, 1958, Anthropologie structurale, Paris, Plon.

Loyola M-A, 1983, L'esprit et le corps – Des thérapeutiques populaires dans la banlieue de Rio. Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme.

Obadia L, 2007, « Chamanisme et modernité : une perspective himalayenne », Socio-Anthropologie, n°17-18, Religions et modernités, 2006, [En ligne], mis en ligne le 16 janvier 2007. URL : http://socioanthropologie.revues.org/document461.html. Consulté le 09 juin 2007.

Obadia L, 2008 « « Iron-Man » contre les « Doctors » », Socio-Anthropologie, n°21, Santé et sociétés, 2007, [En ligne], mis en ligne le 26 novembre 2008.

 URL : http://socioanthropologie.revues.org/document1133.html. Consulté le 5-12- 2008.

Retel-Laurentin A., (dir.), 1987, Etiologie et perception de la maladie dans les sociétés modernes et traditionnelles, Paris, l’Harmattan.

Saliba J, 2003, « Le corps et les constructions symboliques », Socio-Anthropologie, n°5. Médecine et santé : Symboliques des corps. Mise en ligne janvier 2003,

(http://socioanthropologie.revues.org/sommaire195.html),consulté le 18-10-05.

 Annexe : Profils des guérisseurs consultés et interviewés (N = 17)

Code

Sexe

   

Age

+/-

Sit

famille

Catégorie de

guérisseurs

Méthodes thérapeutiques (et soins proposés)

Profession

Observations

A

M

57

Marié

Saint-guérisseur (soigne à l’aide d’un Djinn)

Soins empiristes

Exorcisme

Envoûtement

Désenvoûtement

Divination

Entrepreneur dans le

Secteur :

agro-alimentaire

Emprisonné quelques mois + plusieurs amendes pour exercice illégal de la

médecine

B            

M

36

Marié

Saint guérisseur

(soigne à l’aide d’un marabout)

Divination

Voyance

Exorcisme

Désenvoûtement

Ancien mécanicien.

Il a abandonné son métier pour se donner entièrement aux soins

Hospitalisé pour des crises convulsives, et objet de poursuites et de sanctions juridiques pour exercice illégal de la médecine.

C

F

 50

Mariée

Extracteur (Wagaa) (extrait des objets physiques du corps)

Extraction

Voyance

s’occupe du foyer et aide son mari dans le travail des champs

 

 

 

D

M

70

Marié

Exorciste-empiriste

 

Exploitant agricole

 

E

M

64

Marié

Sorcier-Magicien

(Azzam)

Voyance

Divination

Désenvoûtement

Exorcisme

Ancien ouvrier agricole d’origine rurale, installé en ville pour soigner

Handicap visuel  (léger)

F

F

76

Veuve

St guérisseur

(alliée à un marabout)

Voyance

Désenvoûtement

Exorcisme

S’occupe du foyer

Handicap visuel (cécité)

G

M

60

Marié

Empiriste

soins corporels

Ancien ouvrier

 

H

 

 

M

65

célibataire

Empiriste

Soigne les maladies de la peau et les ulcères gastriques

Paysan installé en ville depuis 15 ans pour pratiquer les soins

Invalide de guerre.

Vit d’une maigre pension

I

F

88

Veuve

Saint-guérisseur

(alliée à un marabout)

Divination

Dépossession

Accouchement

Sans

 

   J

   M

   57

Marié

Sorcier-Magicien

Divination

Exorcisme

Envoûtement

Exploitant Agricole

(Propriétaire terrien)

Emprisonné 3 semaines + arrestations épisodiques pour exercice illégal de la médecine

   K

   M     

   74

Marié

Religieux

Exorcisme

Bénédiction avec imposition des mains

Désenvoûtement

Enseigne et récite le Coran

Atteint de cécité depuis l’âge de 15 ans

   L

   M

   70

Marié

Empiriste

les maladies de la  peau et la jaunisse

Tapissier à la retraite

 

   M       

   M

   72

Marié

Religieux

Bénédiction

Désenvoûtement

Imam (guide les  prières)

 

   N

   F

   45

Veuve

Saint-guérisseur

(travail à l’aide d’un esprit)

Voyance

Exorcisme

Désenvoûtement

Couturière ayant abandonné son métier pour se consacrer aux soins

Elle a  été soignée chez des médecins et des guérisseurs pour des crises convulsives

   O

   M

   50

 

Marié

Magicien-sorcier

Voyance

Désenvoûtement

Envoûtement

 

Invalide moteur (amputé des pieds)

   P

   F

   60

 

Célibataire

Saint-guérisseur (descendant d’un marabout)

Voyance

Désenvoûtement

Soins de certaines maladies corporelles

 

Invalide  (des pieds)

   Q

   M

    60

Marié

Empiriste

Soins corporels

Petit exploitant agricole