Résumé de thèse : Approche socio-sémiotique des logiques implicationnelles du chercheur en sciences de l’information et de la communication

« Je me suis efforcé de décrire le monde, non pas comme il est mais comme il est quand je m'y ajoute, ce qui, évidemment, ne le simplifie pas. » Jean Giono, Voyage en Italie, p. 57

Le rapport du chercheur à son objet d’étude dans l’acte de connaissance est dominé par deux couples de concepts intimement liés : distanciation et implication d'une part, explication et compréhension d'autre part. L’explication propose une connaissance analytique bâtie à l'aide de formalismes bien définis et de moyens quantitatifs ouvrant sur des possibilités de réfutabilité et de falsifiabilité. Elle présuppose la distanciation du chercheur, garante d'une attitude critique et objective. En revanche, dans la vision compréhensive c'est la totalisation, la connaissance synthétique atteinte par les voies subjectives du vécu personnel et de l’empathie qui dominent.

Elle présuppose l'implication du chercheur, garante de la précision et de l'exhaustivité du savoir. La science positive s'est bâtie (Descartes) sur l'explication et l'idéal de la connaissance scientifique a été incarné par le déterminisme absolu « tel effet – telle cause » (Laplace).
Cependant, de nos jours, on parle de Sciences Exactes et Expérimentales ou « Sciences dures » et de Sciences Humaines et Sociales ou « Sciences molles ». Chaque monde semble clos sur lui-même. Devant le succès des Sciences « dures », les Sciences « molles » ont été tentées d'importer les méthodologies de ces dernières, le plus souvent de façon aveugle en oubliant notamment de réviser à cette occasion la position du chercheur vis-à-vis de l'objet de connaissance. Cela a engendré le développement de la démarche explicative dans les Sciences Humaines et la transformation du sujet en objet. Du même coup le savoir s’est atomisé en disciplines.

En réaction, à cette évolution des Sciences Sociales, nous avons vu apparaître des courants post-modernistes fondés sur la compréhension. Leurs tenants ont au départ pour hypothèse qu'il n'existe pas de « vérité » connaissable. La compréhension, en incluant le chercheur, particularise et « intimise » un savoir dès lors peu communicable, difficilement réfutable et encore moins falsifiable (croyances, « sciences » non fondées en raison comme l'astrologie par exemple, etc.…)
La distanciation associée à l'explication d'une part et l'implication associée à la compréhension d'autre part apparaissent comme deux pôles opposés dans le processus d'élaboration de la connaissance. Si dans les Sciences Exactes on conçoit que l'explication domine il n'est pas requis dans les Sciences Sociales, ni de singer la démarche explicative ni de se cantonner dans une attitude uniquement compréhensive. Nous proposons une formalisation provisoire de cet écueil dans l’activité cognitive au moyen du « carré sémiotique » de Greimas.
En effet, le carré permet de saisir les couples (distanciation, explication) d'une part et (implication, compréhension) d'autre part d'un même mouvement de pensée en tant que catégorie sémantique de l'endotisme :

 

 

Les Sciences Exactes se situent « à gauche du carré » et le théorème de Gödel, par exemple, a montré les limites de l'explication. En revanche le savoir produit est aisément communicable, restituable puisqu’il est mathématisé et donc universel. Les Sciences Sociales qui sont marquées principalement par la singularité de l’expérience, génèrent a priori des doctrines « informes » c'est-à-dire à un savoir dont la forme n'est pas connue ou reconnue. Elles se situent, par nature pourrait-on dire, à l’opposé des Sciences Exactes, à la droite du carré. Une doctrine informe est difficilement communicable par défaut d'universalité notamment et surtout au niveau de la restitution du savoir. L’affaire Sokal en est une belle illustration. De plus, dans les Sciences Sociales la mise à distance est encore plus problématique car le chercheur est un être social. Il est pris à la fois dans sa propre subjectivité et dans celle de la plupart des objets de sa recherche, se trouvant devant l’impossibilité de nier son être au monde, de s’abstraire de la réalité.

Quelles sont alors les conditions d’objectivité d’une production de connaissance entachée par l’implication du chercheur ? Ses transferts et contre-transferts sont autant de « bruits » qui participent du fait social observé. Il doit les intégrer dans son dispositif pour essayer de se comprendre lui même en tant qu’observateur. En conséquence, dans les Sciences Sociales la pertinence du propos dépend de la maîtrise de la catégorie sémantique distanciation-implication. Si l’on est trop près de son objet de connaissance on risque de fusionner avec lui et de ne plus avoir la distance nécessaire pour produire un savoir communicable. Ici se situe le point de non-retour de l’implication du chercheur aveuglé par les évidences qui échappent à sa conscience. L’endotisme c’est la prise en considération du couple distanciation-implication. A contrario, si le chercheur s'éloigne trop de l'objet le risque est inverse : on parlera alors d’étrangeté avec son objet et là aussi la situation de production d'un savoir réel communicable n'est pas assurée. L’exotisme est la non-prise en compte de la distance et de l’implication.
De plus, le chercheur est tenu de représenter l’objet de connaissance dans un compte-rendu afin de le restituer à une communauté de chercheurs mandatée par la société. Cette restitution est donc une activité sociale. Son rôle est difficile à tenir entre deux tensions qui n’ont pas la même finalité : produire un savoir le plus objectif possible tout en satisfaisant à une demande et/ou une commande sociale. C’est donc de la gestion de ces deux tensions que dépendra la qualité et la valeur de sa recherche. D'où la question : Quelles sont les conditions de possibilité de restitution d'un savoir objectif (ie sur l'objet) sous la contrainte de l’implication en Sciences Sociales ?

Finalement, décrire une classe d'objets du monde, but de toute science, implique une double conscience : celle de l’écart objet–observateur et celle du caractère social de la restitution de l’objet dans une représentation afin de le communiquer. Comment trouver la bonne distance à l'objet, comment gérer son implication ? Faire de l'implication un objet de connaissance n'est-il pas du même coup en faire un outil de connaissance ?
Le binarisme du carré sémiotique ne permet pas de formuler la problématique de la bonne distance car il ne connaît pas de position intermédiaire et ne laisse pas place à la restitution. En revanche la triade ouvre des perspectives en introduisant la restitution (représentation de l'objet) comme terme médiateur dans une sémiosis cognitive. Le passage du carré à la triade permet le positionnement de l’esprit humain par rapport aux couples oppositifs en adjoignant un troisième terme indispensable pour éclairer la problématique de l’implication : la représentation.

La sémiosis cognitive concerne la correspondance entre la structure « vécue » (expérience passée résumée dans une conception a priori de l’objet) et la structure pensée dont elle jalonne les étapes « logiques ». Par structure nous entendons un modèle de l'objet construit à partir d’un ensemble d’énoncés primitifs liés entre eux par des règles de déduction. L’interprétant cognitif du chercheur attribue la structure à l’objet. Le chercheur organise la restitution de l'objet dans une structure logique gouvernée par son expérience passée de l’objet et par sa formation. Dans un premier temps il réactive des modèles théoriques qui lui ont été inculqués dans son cursus universitaire. Il peut reproduire un modèle ou le modifier pour les besoins de l’étude. Ce faisant, il modifie son appréhension de l’objet. La sémiotique permet de rendre compte de ce processus d’attribution de la structure à l’objet de recherche explicitant ce processus récursif : c'est la sémiose ou sémiosis, une action traversante du temps, un processus inférentiel qui incorpore dans une structure relationnelle triadique évolutive. C’est par le biais de l'interprétant, que l'on peut prendre en compte la dimension pragmatique de l'action du signe. Si bien que l'aboutissement de la recherche s'exprime dans des termes tels que : « pourrait être », ou « serait » (would be). Autrement dit, toute représentation restituée renouvelle à l’infini l'appréhension de l’objet de connaissance.
A l’issue de son étude le chercheur, qu'il en soit conscient ou pas, produit un objet de deuxième ordre, une représentation qui inclut sa représentation de son rapport à l'objet : la restitution ou compte rendu. Celui-ci a pour fonction de rendre le savoir communicable, d’où mon intérêt pour les Sciences de l’Information et de la Communication. Je me dois de souligner ici l'emploi du pronom personnel « mon ». Car si le « nous » signifie le chercheur « en tant que tel », le chercheur « collectif », le « je » signifie particularité, ma présence en tant que « moi ». Le changement ici de pronom personnel signale la dialectique du « nous » et du « je ». Et il sera aussi question du vous, de l’autre. Le vous représentera alors les lecteurs potentiels, le jury dans un premier temps. De plus, le chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) doit in-former (donner forme) l'information et communiquer sur la communication d'où une boucle de récursivité causale à l’intérieur d'une autre boucle, celle de la relation à son objet. Les SIC ont alimenté le débat dans ce domaine avec la notion de « communication participation » ou « communication orchestre » avancée par l’Ecole de Palo Alto. Celle-ci fait émerger le concept d’implication dans les SIC combiné avec les concepts de « systèmes hiérarchisés », « de types logiques », « de niveaux », « de cadre » et « de contexte ». C’est là que l’on peut valider la sémiotique comme chaînon manquant entre sociologie de la communication et SIC. Je le mets en évidence en interprétant les travaux d’Yves Winkin en montrant que la sémiotique, présente en filigrane, soutenant son propos sur la communication, – un processus social, co-construit permanent, intégrant la parole, le geste, le regard, la mimique – est conçue comme un processus d’interaction, où l’interaction devient aussi un objet de connaissance. Ces chercheurs approchent l’implication principalement au moyen des concepts de processus et d’interaction du chercheur avec l'environnement. A la sociologie, les SIC ont emprunté l’observation des situations, à l’ethnométhodologie la restitution, la mise en mots du terrain, qui à son tour, avec la notion d’indexicalité, réintroduit la sémiotique Peircienne par le biais de ce concept qui en est issu. Comme la sémiotique est, selon Peirce, « un autre nom de la logique », je peux raisonnablement espérer qu'elle me permettra de dégager des logiques phénoménologiques à l'œuvre au sein du phénomène de l'implication.

Dès lors, je me suis demandé comment j’allais accéder à mon implication. J’ai trouvé dans les travaux de René Lourau une réponse à cette question grâce à sa pratique du journal de recherche. Aussi, mêlerai-je à mon document de thèse, les bribes les plus significatives du journal de recherche porteuses de mon implication dans cette recherche. Ainsi le lecteur pourra s'impliquer lui-aussi au deuxième ordre ; il aura de ce fait la possibilité de se reconnaître comme partenaire dans la construction du sens en analysant pour son propre compte ma propre implication à travers le contenu de mon journal de recherche.

Durant mes deux premières années de thèse, j’en suis venue à douter de tous mes acquis universitaires. A ce stade de mon travail, je ressentais une grande angoisse que je soignais en multipliant les lectures et les approches disciplinaires. C'est en octobre 2002, après une discussion avec mon directeur de thèse sur mon premier chapitre que j'ai compris que je devais, en première intention, appréhender l'implication à travers mon propre rapport à l'objet car c'est dans la singularité de ma position de chercheur que se trouvaient les germes d'universalité à laquelle je voulais accéder. J'ai donc engagé aussitôt une démarche réflexive sur mes propres travaux puis j'ai élargi cette problématique en observant les doctorants de mon laboratoire ainsi que ceux inscrits sur la liste « sicliste ».

Mon implication dans cette thèse est mon premier objet d’expérience. Elle m'a conduite à analyser ma propre implication dans l’institution universitaire, à élucider mes prises de position lors de cette recherche. La période de thèse m’est apparue comme particulièrement riche pour observer l’implication dans la recherche car un doctorant est d'une certaine manière « en cours d’institutionnalisation ». Ces notes ont au sens bourdieusien du terme une fonction auto réflexive portant description du cheminement méthodologique qui donne sens à ma thèse. Ici il s’agit de moi en tant que chercheur pris dans un champ universitaire. J’ai eu l’heureuse opportunité de trouver une voie alternative et complémentaire à cette implication institutionnelle dans la création d’un espace de recherche pas encore institutionnalisé : Esprit critique, dont j'ai pu suivre l'évolution dès sa naissance. La revue électronique de sociologie Esprit critique est une publication scientifique spécialisée en sciences sociales qui présente des analyses, des comptes rendus et des résultats de recherche. Fondée le 1er novembre 1999 par Jean-François Marcotte, elle vise à constituer un lieu de communication ouvert dans le domaine de la sociologie et des sciences sociales.

Ses missions sont exposées sur son site : http://www.espritcritique.org

Elle compte aujourd’hui plus de 2000 abonnés. Depuis janvier 2002, elle fait partie de mon quotidien, j’y analyse mon implication et l’évolution de sa relation avec les institutions universitaires de recherche à travers plus de 3000 messages, une rencontre en 2003 à Angers et la création d’une association.
La revue s’est tout d’abord inscrite dans le négatif de cette recherche en créant un espace hors des institutions. J’ai alors pensé qu’elle serait un terrain favorable à l'observation (participante) de l’implication du chercheur puisqu’elle le libère a priori de l’institution universitaire et constitue un champ de contre-épreuves. La revue m’a semblé être une alternative, une troisième voie entre universalité (l’institution) et particularité (la négation de l’institution).
Autant qu'un lieu privilégié pour l’observation participante, la revue Esprit Critique m'est apparue comme un analyseur naturel. Au regard des acquis de l'Analyse Institutionnelle le fonctionnement de la revue ( création et maintenance du site web, gestion de listes de discussion et de diffusion, frais de déplacement pour nous réunir une première fois….) devait emprunter l'une des deux voies : la mulhlmanisation, c'est-à-dire l’institutionnalisation ou l’autodissolution c'est-à-dire la dés-institutionnalisation.

Dans l’effet Mulhlmann, l’institutionnalisation, qui est fonction de l’échec de la prophétie initiale, est facile à repérer et à suivre dans l'analyse du développement de la revue. Les membres de la revue vont-ils en fin de compte reproduire l’ordre qu’ils avaient pour vocation de nier ? La création d’une association, et différentes actions que j’analyserai, sont-elles des réponses à cette question ? La prophétie fonctionne-t-elle comme une idéologie de référence même si elle n’a plus rien à voir avec le fonctionnement réel de la revue ?
En écrivant cette thèse, j’ai sans cesse pensé à son accueil par vous, communauté scientifique institutionnalisante. Dans un premier temps, cette inquiétude a censuré mon écriture. Comment écrire sans penser à ceux qui vont nous lire ? Cependant, au bout de quelques années, je me suis rendu compte qu’il était impossible de faire de l’implication un véritable objet de connaissance si je ne me prenais pas moi-même comme objet de connaissance. Le pari était risqué : livrer les conditions d'élaboration de ce travail de recherche, révéler ce qui a rendu possible son écriture et par là même fournir les indices de mon implication dans le champ. Pierre Bourdieu, dans l'Homo Academicus s'interroge sur la constitution d'un champ en posant la dialectique de la perception par ses agents. En particulier, en dévoilant aussi clairement mon objet et mon positionnement épistémologique je risque d'alimenter un procès en marginalisation voire en exclusion d'un champ disciplinaire comme les SIC.

En conséquence, il me semble que je pourrais être confrontée à l'alternative suivante :

  1. soit la communauté scientifique reconnaît l’analyse de l’implication du chercheur dans son objet comme utile pour la connaissance, alors ce travail s’institutionnalisera.
  2. soit l’implication n’est pas vraiment reconnue sur le marché du savoir et alors ce travail sera dissous par les mécanismes collectifs de défense de l'institution universitaire et il est possible qu’elle s'en défende symboliquement en excluant du champ les doctorants soucieux malgré tout de s'engager dans la vie sociale. La seconde voie entraînerait ma disparition d'un champ dont j'aurais été le principal artisan, autrement dit l'évacuation de la contestation de mon « en tant que ».
  3. Quoi qu'il en soit, dans chacun des cas l’implication remplira une fonction d’analyseur du champ et posera avec force, me semble-t-il, la question suivante : l'analyse de l'implication fait-elle progresser la science ou déclenche-t-elle des résistances qui la rendent contre-productive et par voie de conséquence catastrophique pour la carrière des chercheurs qui s'impliquent dans des objets de connaissance du deuxième ordre ?

De plus, tout savoir étant historiquement daté, peut-on espérer trouver une solution pérenne à cette question ?
Qu’elle place faut-il donner à l’espérance, au doute, en bref à tout ce qui dans la particularité est constitutif de l’implication dans la recherche, surtout dans les Sciences de l’Information et de la Communication ? Est-il possible d’ignorer que de grands scientifiques tels G. Bachelard et A. Einstein ont montré l’importance de la rêverie dans l’émergence des « métaphores de travail » ? L’effort du chercheur dans sa volonté d’atteindre le but de sa recherche, sa quête du sens ont-ils une place dans le champ ?

Son apport cognitif vise à élucider, à travers le champ des possibles, une objectivation du chercheur pris dans la dialectique entre objectivité et subjectivité, mouvement d’intériorisation de l’extérieur et d’extériorisation de l’intérieur. Le modèle construit à la lumière de la sémiotique peircienne crée un savoir profondément pragmatique car il s’efforce de prendre en compte ses effets pratiques sur ceux-là mêmes qui tentent de le produire. Il permet d’analyser la subjectivité comme tension vers l’objectivité et de ce point de vue Sciences Sociales et Sciences Exactes sont logées à la même enseigne. Alors il semble que la pratique de la transdisciplinarité en important les façons de penser les objets de connaissance d'un champ dans l'autre soit une voie privilégiée pour faire progresser la pensée exacte et dans les deux champs. C'est ce que Peirce nommait déjà, l'esprit de laboratoire : « …sauf peut-être sur des sujets où son esprit est entraîné par des sentiments personnels ou par son éducation, sa disposition [de l'expérimentaliste] est de penser toute chose comme toute chose est pensée en laboratoire, c'est-à-dire comme une question d'expérimentation. » (5.411)