COMMUNAUTE ET SOCIETE : L’ACTUALITE D’UNE TYPOLOGIE CLASSIQUE

La tradition sociologique (Nisbet, 1966) distingue deux types de relations sociales : la communauté et la société. Ces deux concepts ont été introduits en 1887 par Tönnies qui établit un principe de méthode, comprendre les groupements humains c'est les ramener à la volonté des hommes qui créent la collectivité. Il existe deux formes de volonté humaine :

  • la volonté organique : volonté profonde, expression de la nature même, qui détermine moyens et fins indissolublement liés tels qu'ils résultent de la spontanéité, de l'accoutumance et des souvenirs ;
  • la volonté réfléchie : volonté caractérisée par la réflexion, qui part d'un but arbitrairement conçu pour déterminer techniquement les moyens les meilleurs.

Aux deux formes de la volonté se rattachent deux formes sociales essentielles. Dans le domaine sociologique, la volonté organique développe la communauté tandis que les manifestations de la volonté réfléchie donnent naissance à la société. La nature de la communauté est d'ordre affectif et sentimental, elle correspond à la solidarité profonde faite de sentiments accordés sur le modèle de l'organisme vivant. Domaine de l'homogène, elle exprime dans le plaisir, l'habitude et la mémoire, la tendance à vivre la vie d'autrui, à compatir à ses peines, à participer à ses joies. Par contraste, la nature de la société est d'ordre rationnel et abstrait, elle correspond à une séparation des individus dans laquelle leurs rapports sont régis par le calcul et l'utilité sur le modèle de la machine construite selon les principes de la mécanique. Domaine de l'hétérogène, elle exprime la recherche égoïste du bonheur procédant par décision en vue d'un but médité et par des systèmes de pensée qui mobilisent la connaissance.

L'opposition de la communauté et de la société est donc aussi vigoureuse que celle de la volonté organique et de la volonté réfléchie. La communauté est un tout, un être organique où les individus sont étroitement liés. La société est un groupement où l'individu, véritable « sujet-force », est séparé des autres et réalise les échanges et transactions qu'il estime à son avantage. Communauté et société sont deux manières radicalement différentes de vivre ensemble qui sont aussi naturelles l'une que l'autre, ce en quoi la distinction entre ces deux formes surmonte l'opposition, traditionnelle dans la philosophie du droit, du naturel et de l'artificiel (Aron, 1981, p.2 1). La société est « un groupe d'hommes qui, vivant et demeurant, comme dans la communauté d'une manière pacifique les uns à côté des autres, ne sont pas liés organiquement mais sont organiquement séparés : tandis que dans la communauté ils restent liés malgré toute séparation, ils sont dans la société séparés malgré toute liaison. » (Tönnies, 1887, p. 81).

Dans le prolongement de cette conceptualisation de Tönnies, Weber distingue en 1921 deux idéauxtypes, concepts propres aux sciences de la culture selon sa définition, la communalisation, version webérienne de la communauté de Tönnies, distingue la forme de relations sociales où « la disposition de l'activité se fonde… sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) d'appartenir à une communauté ». La sociation désigne la forme de relation sociale où « la disposition de l'activité sociale se fonde sur un compromis d'intérêts motivés rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination d'intérêts motivés de la même manière. » (Weber, 1995, p. 78).

A partir de l'apport de ces auteurs, la communauté correspond aux liens sociaux caractérisés par une cohésion profonde et entière, de nature durable et affective. La société fait référence aux liens de type impersonnel et contractuel unissant de très nombreux individus. Le concept de société recouvre une forme de « relations humaines de nature essentiellement individuelle, impersonnelle et contractuelle et qui résultent plus de la volonté ou simplement de l'intérêt que de l'ensemble complexe d'états affectifs, d'habitudes et de traditions qu'implique la communauté ». Au coeur de ces concepts figure « l'image d'un type de relations sociales et les éléments d'ordre soit affectif soit volitif qui y sont associés » (Nisbet, 1966, p. 104). La communauté fait l'objet « d'une identification affective » alors que la société est issue « d'une volonté ou d'un calcul
rationnel » (ibid., p. 107).

  

Pour une réappropriation contemporaine des concepts fondateurs

L'assimilation entre sentiment communautaire et sentiment traditionnel ou affectif est présente dès l’origine chez Tönnies. Tönnies recouvre en effet la distinction conceptuelle d'une signification morale. Pour lui la communauté est le milieu où la morale est réellement vécue et sentie ; le rapport des volontés organiques constitue le contenu même de la moralité, la relation communautaire est synonyme de bien et de vertu. La société, par contre, produit la décadence morale, le calcul tarit la source même de la moralité. Ce recouvrement est prolongé à sa manière par Nisbet quand il évoque le paradoxe de la sociologie, science sociale usant de concepts comme celui de communauté qui l'amènent à réhabiliter la tradition alors qu'elle se réfère à des valeurs modernistes. De ce fait, les catégories fondamentales ont pris pour beaucoup de commentateurs une dimension normative. La communauté s'identifie à un état originel perdu faisant appel à « l'âme et au sang » contre « la raison et les choses ». L'oeuvre sociologique de Tönnies résonne comme un plaidoyer pour le retour de la communauté ce qui obscurcit le débat scientifique au profit de prises de positions idéologiques. Ceci explique, dans des textes ultérieurs consacrés à la communauté, l'oscillation entre une conception extensive de la communauté comme sentiment subjectif d'appartenance à une collectivité et une conception restrictive de la communauté comme sentiment affectif ou traditionnel. Quand les deux concepts de communauté et de société correspondent aussi pour ceux qui les emploient à deux moments historiques, il en résulte une équivoque sur leurs significations, portée théorique et portée historique se confondant.

En effet, la rupture fondamentale de la modernité réside dans l’effacement de toute transcendance, ladéprise des systèmes symboliques sur les représentations que les hommes se font de leur propreexistence. Le désenchantement du monde se traduit par la perte du sens dans lequel les hommes étaientimmergés. Ce qui advient dans le monde ne s’explique pas par une pré-détermination et la rationalitémorale pratique devient post-conventionnelle au sens où elle n’admet plus de conventionsindépassables liées à la tradition. L’émancipation à l’égard de la coutume correspond à une vacance dusens, dans la relation au monde « la seule instance donatrice de sens est l’activité signifiante del’individu humain » (Colliot-Thélène, 1990, pp. 66-70). Cette situation existentielle oblige à desdécisions individuelles et à des implications sélectives dans certaines activités sociales. Sans référentultime, l’homme est obligé de réfléchir le sens de ses actions, dans une conception de la vie orientée defaçon purementmondaine, ce qui implique une rationalisation des types d’action.

En cela le désenchantement du monde révèle aux hommes la réalité de leur être-au-monde selonWeber. La perte de l’évidence et de l’unité du sens de monde force l’homme à créer ce sens dans unmouvement de différenciation des sphères de l’existence. Par-delà la relativité des options personnellesla possibilité de doter l’action humaine de sens s’explique alors pour Weber par la montée enpuissance de la pensée téléologique. En l’absence de norme ou de valeur absolue, la pensée interprète le procès historique à partir de la fin vers laquelle elle tend. Cette vision de la modernité est ancrée sur une philosophie du sujet dans laquelle l’acquisition de la liberté individuelle fonde, sur le plan de la connaissance, un individualisme méthodologique : l’individu est doté d’autonomie, même si elle peut être limitée.

 

L’argument utilitariste

Cette autonomie propre à la modernité constitue le fondement d’une axiomatique de l’intérêt qui s’exprime sous les multiples formes de l’utilitarisme dans les sciences sociales. L’absence de transcendance est rabattue sur une exigence de calculabilité puisqu’il est stipulé que l’immanence du sens des pratiques propres aux acteurs sociaux se confond avec l’intérêt qu’ils attribuent à l’action anticipée.

Pour l’utilitarisme, la modernité peut se contenter de la référence unique à la sociation. L'utilitarisme propose un renversement de perspective en basant la morale sur l'intérêt individuel. Il refuse de sacrifier les droits individuels au nom du bien-être général comme de laisser une quelconque conception de « la vie bonne » définir les principes de la justice. Pour l'individu soudain libéré de ses entraves séculières l'interrogation porte sur la possibilité de la vie en collectivité. Afin de la résoudre, l'utilitarisme préconise de partir des conduites des hommes. Au lieu de condamner l'amour de soi qui se cache derrière les apparences de vertu, l'utilitarisme veut en tenir compte pour mettre en place un contrat social inspiré de la réalité de l'expérience humaine. L'accord fondé sur un calcul de l'intérêt garantit la paix sociale. L'harmonie sociale peut être obtenue, soit par un mouvement spontané d'agrégation des intérêts particuliers, soit par l'intervention du législateur garant de l'intérêt général. Intérêt personnel et intérêt public peuvent donc coïncider.

Bien que l'utilitarisme constitue la principale forme d'expression du libéralisme, la position libérale ne se limite pas à l'utilitarisme. Un théoricien libéral majeur comme Rawls (1971) a critiqué la réduction opérée par l'utilitarisme qui considère un individu rationnel poursuivant des activités instrumentales visant l'intérêt. Ainsi Rawls soutient que l'individu n’est pas seulement susceptible d'action « rationnelle », entendue comme action instrumentale visant l'intérêt propre, il est aussi capable d’action « raisonnable », impliquant des considérations morales et un sens de la justice dans l'organisation de la coopération sociale ; à condition d’être dans une position originelle où il se détache de sa situation empirique. Pour définir les principes de la justice les hommes doivent être placés derrière « le voile d’ignorance » : ils ne doivent pas connaître leur destin dans la société afin de choisir le plus objectivement possible. Tout en apportant plus que des nuances à l'utilitarisme, Rawls s'inscrit dans le prolongement d'une identification entre libéralisme et démocratie : le libéralisme met en avant la liberté individuelle et la démocratie consiste à organiser les accords entre individus nécessaires à la vie sociale.

Si l’axiomatique de l’intérêt est dépassée, la référence à un tel contrat social implique des relations se déroulant sur le mode de l’accord conclu entre des individus libres, dont la liberté n’est limitée que par la liberté d’autrui. La modernité crée les conditions d’une coexistence rendue possible par le droit qui garantit à chacun de jouir d’une « liberté négative » (Berlin, 1969) préservant son libre arbitre. Les individus n’ont logiquement besoin d’aucune concertation même chez Rawls puisque « la position originelle » assure que les calculs stratégiques des individus se font sous contrainte d’une morale universaliste (Wellmer, 1989, p. 231). « La rationalité est monadologique, c’est-à-dire qu’elle consiste dans la compossibilité (au sens de Leibniz) des plans d’action individuels, tandis qu’au niveau de l’acteur la rationalité est instrumentale et stratégique » (Ferry, 1992, p. 116). En permettant un calcul des fins choisies, la raison dispense les individus d’une véritable dialectique de la reconnaissance réciproque. Si l’on admet ces hypothèses, la rationalisation des systèmes d’action s’opère par le progrès des activités instrumentales et stratégiques. Il s’en dégage un lien conceptuel entre la liberté individuelle et l’agir sociétaire qui, dans la modernité, tendrait à remplacer l’agir communautaire.

 

L’objection anti-utilitariste

C’est contre une telle conception atomiste que s’insurge l’anti-utilitarisme. Comme le précise Caillé il ne s’agit pas d’un an-utilitarisme qui mettrait l’accent sur la pureté de l’inconditionnalité, mais plus simplement l’affirmation d’une subordination de l’utilité à cette inconditionnalité première (Caillé, 2005). Durkheim a été l’un des premiers à souligner que les rapports contractuels supposaient une confiance mutuelle préalable fondée sur un autre registre, celui de la morale. Pour lui, l’intégration et la cohésion sociales ne peuvent être fournies par la somme des calculs individuels puisque ceux-ci ne sont reproductibles dans le temps que si les conditions de socialisation préservent des « affinités moléculaires » (Durkheim, 1991, p. 149).

A la représentation d’un agir sociétaire ayant succédé à l’agir communautaire, il substitue l’opposition entre deux formes de solidarité sociale. La solidarité mécanique ou solidarité par similitude est le lien qui unit l’individu à la société sur un mode « analogue à celui qui rattache la chose à la personne. La conscience individuelle, considérée sous cet aspect, est une simple dépendance du type collectif et en suit tous les mouvements, comme l’objet possédé suit ceux que lui imprime son propriétaire » (ibid., p. 100). Cette solidarité mécanique où « l’individu ne s’appartient pas » est remplacée avec la division du travail par une solidarité organique où « chacun a une sphère d’action qui lui est propre, par conséquent une personnalité […] En effet, d’une part chacun dépend, d’autant plus étroitement, de la société que le travail est plus divisé et, d’autre part l’activité de chacun est d’autant plus personnelle qu’elle est plus spécialisée […] Ici, donc l’individualité du tout s’accroît en même temps que celle des parties, la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres » (ibid., pp. 100-101).

La solidarité produite par la division du travail qui s’accroît est un « phénomène tout moral qui, par luimême, ne se prête pas à l’observation exacte ni surtout à la mesure. Pour procéder tant à cette classification qu’à cette comparaison, il faut donc substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise et étudier le premier à travers le second » (ibid., p. 28). Ce symbole visible, traduisant les « effets sensibles » de la solidarité, Durkheim le trouve dans l’ensemble des règles juridiques et les sanctions qui leur sont associées.

Mais l’État n’est pas suffisant à lui seul pour entretenir le lien social. Pour que le travailleur perçoive la solidarité, il est nécessaire qu’en plus du droit, il puisse s’engager dans l’association qu’est le groupe professionnel ou la corporation. C’est en cela que la sociologie de Durkheim peut être abordée comme une science de l’association (Chanial, 2001, pp. 203-221) et c’est dans ce sens que Mauss poursuit son œuvre en élargissant le propos des corporations vers d’autres groupes que sont, en sus de l’État, « les communes, les établissements publics d’assistance, les caisses de retraite, d’épargne, des sociétés mutuelles » permettant de renouer avec « une morale de groupes » susceptible de contrebalancer « le constant et glacial calcul utilitaire » par « l’assurance sociale, la sollicitude de la mutualité, de la coopération » (Mauss, 2001, pp 262-272). Mauss a cette intuition selon laquelle les formes modernes du don empruntent les voies complémentaires de l’engagement volontaire dans un régime de liberté et d’égalité d’une part, des droits civils, politiques et sociaux d’autre part. L’idée d’un engendrement mutuel de ces deux formes de reconnaissance a d’ailleurs été reprise par Honneth (2000) et peuvent être considérées comme essentielles à la dynamique démocratique.

Avec d’autres formulations, cette orientation vers les pratiques sociales créatrices en démocratie se retrouve dans un autre courant anglo-saxon dont les auteurs principaux de Dewey à Walzer sont analysés pour le public francophone par Chanial (2001) sous cet angle de leur contribution à une pensée de l’association.

Selon eux, l'individualisme libéral relève d'une conception anhistorique, asociale et désincarnée du sujet. L'individu comme atome, sans attaches exerçant sa capacité de choisir objectivement et indépendamment de la situation dans laquelle il est placé ne peut être titulaire de droits et de libertés fondamentaux. Il est impossible de définir droits et libertés sans se situer dans une communauté où peut être partagée une compréhension du bien commun qui seule implique des droits et des devoirs. Pour les communautaristes, la modernité appelle des obligations correspondant aux configurations spécifiques prises par la communauté et qui s'expriment dans un « républicanisme civique », rempart contre la dissolution du lien social à laquelle pourrait conduire l'individualisme. Ces communautaristes se voient à leur tour accusés par les libéraux de rejet de la modernité, voire de nostalgie holiste.

 

Modernité, société et pluriel communautaire

C’est de cette ambiguïté qu’aident à sortir les apports largement convergents, sur ce plan, de Ferry, Mouffe et Walzer par leur réflexion sur la spécificité de la communauté politique moderne.

Cette communauté politique suppose une sphère publique dans laquelle des processus argumentaires puissent se dérouler, au sein d’un régime où les critères de justice sont la liberté et l’égalité des individus attestée par la citoyenneté dont ils disposent et qui n’est pas limitée à un groupe social. La communauté politique se constitue ainsi de l’institution d’un espace public par lequel elle diffère essentiellement des autres communautés.

« A l’établissement de la cité, communauté destinée par nature au vivant politique qu’est l’homme mais s’instituant dans une rupture par rapport à sa genèse naturelle, correspond l’institution d’un espace public, non originairement commun, qui doit dessiner en l’absence d’un espace commun natif, les conditions d’une communauté possible. Par définition, le lien politique ne peut pas plus être celui d’une nourrice commune que celui du compagnonnage ou de la commensalité » (Tassin, 1992, p. 32).
L’espace public est « l’institution des intervalles qui relient sans intégrer ». On pourrait parler « d’espace pluricentré » puisqu’il « inscrit la pluralité dans la visée d’une communauté qu’aucune origine commune ne fonde ou justifie tandis qu’elle récuse par principe toute communion finale » (ibid., p. 33).

La communauté politique advient en l’absence de références unanimement partagées au sein d’une même culture, à ce titre elle ne peut être considérée comme le prolongement de communautés antérieures. Le caractère radicalement nouveau de la communauté politique s’explique parce que l’espace commun donné fait défaut par principe. Le monde ne peut exister comme monde commun que si un dialogue avec les autres s’instaure, susceptible d’aboutir à des règles sur lesquelles se dégage un accord favorisant le vivre ensemble et l’appartenance à la communauté politique manifeste l’acception de la nécessité de ce dialogue.

Cette communauté politique, indissociable de l’espace public, relève de paradoxes créateurs.

  • « Le monde commun est la condition de possibilité d’une polis, de l’institution d’un espace public et, en même temps c’est seulement à condition d’un espace public que le monde peut être commun » (ibid., p. 36).
  • La communauté politique inclut un horizon d'universalité, celui de la condition humaine, mais elle ne peut se réaliser concrètement qu’en posant des limites. C’est pourquoi la question des frontières de la citoyenneté reste posée, singulièrement dans le cadre de l’Etat-nation où elle s’est historiquement incarnée.

Ancrée dans des moments fondateurs la communauté politique est confrontée à sa perpétuelle recomposition. Elle n’existe que par sa capacité à assurer l’expression et la représentation de ses membres dans un monde en mouvement. Bénéficiant de la fondation première, les formes appropriées de la citoyenneté sont sans cesse à trouver en fonction de l’évolution des activités humaines. L’espace public ne vaut que s’il est en mesure de ménager la pluralité des opinions, la conflictualité des intérêts et la différence des perspectives.

Le concept de communauté politique permet de dépasser l’axiomatique du contrat : si les individus sont capables de contracter entre eux c’est qu’ils ont pu former leur identité et leur volonté dans les conditions générales de la communauté politique qui relie intimement les procès de socialisation et d’individuation. En ne confondant pas morale et politique, les auteurs cités évitent aussi les errements de certains communautaristes, prisonniers d’une conception antique où la politique était subordonnée à l’éthique, ce qui les conduit au refus du pluralisme sous prétexte de morale.

La modernité peut dès lors être appréhendée comme l’articulation de la liberté et de la communauté politique. La reconnaissance de la communauté politique aide à sortir de l’opposition entre individualisme et holisme pour suggérer la possibilité d’une conception moderne de la liberté communautaire. Cette liberté communautaire « est la liberté qui résulte, pour une communauté donnée d’individus, de l’ensemble des actions réciproques et pratiques coopératives possibles à l’intérieur de limites définies institutionnellement ou culturellement sur le modèle d’une rationalité communicationnelle » (Ferry, 1992, p. 114). La société peut être pensée, à partir de ce concept, autrement que composée d’individus isolés ou de groupes organiques. Au lieu d’une liberté négative, celle de faire pour l’individu de tout ce qui n’est pas incompatible avec le système des libertés individuelles égales pour tous, il devient possible d’envisager une liberté positive selon le processus décrit par Ferry. La liberté individuelle garantit l’indépendance, la nécessité de s’entendre par des voies discursives appelle la décentration intersubjective des subjectivités individuelles qui conduit à la liberté communautaire moderne. Cette combinaison entre liberté individuelle et liberté communautaire « dépend de la possibilité d’élaborer une culture politique démocratique, ce goût mûr et réfléchi pour la liberté dont parle Tocqueville formé par « la pratique effective de la concertation » (ibid., p. 125).

Les concepts de société et de communauté ont été forgés pour penser la transition de la tradition à la modernité. La modernité a pu être abordée comme l’époque où l’agir sociétaire s’autonomise par rapport à l’agir communautaire. Mais l’importance de l’agir sociétaire dans la modernité ne doit pas occulter la persistance communautaire. Le principe communautaire garde un potentiel explicatif dans les relations sociales contemporaines.

La possibilité de relations sociétaires est conditionnée par la reconnaissance d'un citoyen comme sujet central du politique ; ce ne peut être qu'à l'intérieur de la communauté politique qu'existe un individu souverain parce que porteur de droits inaliénables et libre parce que non soumis à des transcendances subies. En cela la dynamique sociétaire repose sur l'affirmation préalable de la communauté politique prenant historiquement la forme de la communauté nationale puisqu'elle épouse les contours de la nation lors de son émergence (Leca, 1986, pp. 159-209). La diffusion du rapport sociétaire présuppose l'appartenance à la communauté politique. Gage de liberté individuelle et d'égalité des personnes en attribuant à ses membres le statut de citoyen et en les associant dans les institutions nationales, elle est le terreau sans lequel le rapport sociétaire ne peut s'épanouir.

En somme la communauté politique instaure la possibilité d'un « droit à avoir des droits » ce qui n'était guère concevable antérieurement dans des relations sociales où régnaient la hiérarchisation des statuts sociaux et les dépendances personnalisées. C'est pourquoi elle rend possible de nouvelles formes communautaires tout en sonnant le glas de rapports sociaux « holistes », sans extériorité. A l'inverse de ce qu'ont pu faire croire certains écrits tels ceux de Tönnies réduisant la communauté à la seule communauté traditionnelle, la modernité ne signifie pas la disparition de la communauté mais la possibilité de nouvelles communautés, partielles, puisque ne régissant que certains aspects de la vie. A côté des communautés traditionnelles dont subsistent de nombreuses manifestations, les communautés modernes prennent la forme d'un lien social reliant des individus indépendants et séparés qui ne s'opposent pas à la liberté individuelle mais au contraire peuvent la compléter par une liberté communautaire.

La modernité ne saurait être interprétée uniquement à partir de la disparition graduelle des relations communautaires ou de la persistance de formes communautaires régressives. Elle se définit plutôt par la relativisation des formations sociales de type communautaire qui va de pair avec une affirmation des relations sociétaires et une pluralité des communautés vécues. Comme le souligne Mouffe (1991, p. 37), « ce dont nous avons besoin c'est d'une conception de l'individu qui ne le présente pas comme une monade, comme un moi sans entraves existant antérieurement à la société et indépendamment d'elle, mais comme constitué par un ensemble de positions de sujet, inscrit dans une multiplicité de relations sociales, membre de nombreuses communautés, et participant de toute une pluralité d'identifications collectives ».

Dans l'analyse du monde contemporain, il est toutefois nécessaire de se démarquer de la référence à la communauté décrite par la tradition sociologique dans les sociétés traditionnelles pour introduire des communautés partielles qui ne se développent que dans certaines sphères de la vie sociale. C’est pourquoi le vocable de solidarité plus circonscrit est préférable à celui de communauté plus englobant pour bien marquer ce caractère partiel. La communauté des sociétés traditionnelles est remplacée dans la société moderne par des formes diversifiées de solidarité destinées à établir ou rétablir un lien social entre les personnes au-delà des contrats. Ces formes d’appartenance ne peuvent en outre co-exister que par l’institution de la liberté et de la communauté politique.

Il ressort des théorisations qui viennent d’être rappelées une insistance sur le cadre juridique de l’État de droit. Le respect mutuel qui en émane ne peut toutefois être cultivé que par l’exercice concret d’une liberté positive à travers les rapports d’association volontaire. S’ils sont basés sur la solidarité, les formes de celle-ci sont très contrastées.

Elles peuvent en premier lieu ressortir d’une solidarité de type domestique souvent couplée à un éloge d’une époque où les normes sociales ne pouvaient être contestées. Les rapports d'association peuvent, en premier lieu, mettre l'accent sur les appartenances héritées renvoyant à un espace commun natif. Ces solidarités héritées, donnant la priorité à une origine commune réelle ou fantasmée, loin d'être éliminées dans la modernité y sont réactivées de manière récurrente comme protections face aux incertitudes sur les valeurs. Leur sollicitation n'est néanmoins pas comme dans la société traditionnelle une obligation, elle devient un choix : le refuge dans la sphère privée et les relations régies par la tradition y sont privilégiées.

Au-delà de ces solidarités héritées, l’originalité de la communauté politique moderne est qu’elle rend concevable des solidarités construites, c'est-à-dire l'affirmation de biens communs à travers lesquels des sujets individualisés s'engagent réciproquement dans des relations d'estime. Estime ne signifie pas pour autant égalité. La différence est illustrée par les deux acceptions de la solidarité construite : solidarité philanthropique et solidarité démocratique.

Avec la solidarité philanthropique, l'action pour autrui s'insère dans une version de la citoyenneté responsable qui intègre des devoirs remplis sur une base volontaire, les mieux pourvus intervenant pour soulager les plus démunis et améliorer leur situation. Si la solidarité philanthropique peut « dignifier » le traitement de problèmes qui n'auraient pu être visibilisés par les populations qui en sont les victimes, démunies pour agir et se faire entendre, elle contient la menace d'un  » don sans réciprocité  » [Ranci, 1990], ne permettant comme seul retour qu’une gratitude sans limites et créant une dette qui ne peut jamais être honorée par les bénéficiaires. Les liens de dépendance personnelle qu’elle favorise risquent d’enfermer les donataires dans leur situation d’infériorité. Autrement dit, elle est porteuse d’un dispositif de hiérarchisation sociale et de maintien des inégalités adossé sur les réseaux sociaux de proximité.

A cette version  » bienveillante  » , s’oppose une version de la solidarité comme principe de démocratisation de la société. Cette seconde version suppose une égalité de droit entre les personnes qui s’y engagent. La solidarité démocratique, revendique une réciprocité volontaire établie entre citoyens libres. Dans celles-ci l'auto-organisation est l'expression des relations d'égalité. Historiquement elle a pris les formes d'actions plutôt centrées sur la réponse à des demandes non satisfaites par les groupes sociaux concernés, visant la production de biens ou la fourniture de services à travers l'entraide mutuelle et la réciprocité entre pairs. Elle a aussi adopté la forme de mouvement social, cherchant plus à changer les conditions de vie par la revendication politique que par l'activité économique. Avec l'accentuation du pluralisme axiologique, les émergences associatives incluent des actions critiquant le système de délégation propre à la protestation politique et voulant proposer des solutions plus immédiates non pas à partir des besoins d'une catégorie mais à travers la discussion entre parties prenantes, c’est l’avènement d’une réciprocité multilatérale (Gardin, 2004).

La solidarité démocratique a ceci de particulier qu’elle entretient un rapport aux droits. La réciprocité égalitaire ne peut émerger qu’à partir de droits civils à visée universelle, par ailleurs elle alimente cette conception de l’action publique dont elle est tributaire en réagissant contre les inégalités de conditions. Il existe donc une complémentarité entre les deux faces de la solidarité démocratique que sont d’une part la redistribution publique fondée sur des droits, d’autre part la réciprocité égalitaire qui peut être mise en œuvre dans certaines associations.

 

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