Compte rendu critique de lecture

 

Sylvie Mazzella (dir.), 2009, La mondialisation étudiante. Le Maghreb entre Nord et Sud, IRMC, Tunis – Karthala, Paris.

 

Sous la pression des instances internationales, les systèmes d’enseignement supérieur ont connu un processus de transformation qui a été mis en marche depuis le milieu des années 1990. L’autonomie économique et pédagogique des institutions universitaires constitue le noyau d’un processus d’ouverture de l’université aux exigences économiques des tissus productifs locaux, mais aussi à la compétitivité inter-universitaire et entre instituts de formation publics et privés. La dimension et le rayonnement des universités, la renommé des enseignants, la capacité de promouvoir des relations avec le tissu productif et la participation d’acteurs extérieurs constituent les critères de qualité d’un système international de classification qui plonge les institutions de la formation supérieure dans le contexte de la mondialisation.

Avec l’objectif déclaré de promouvoir « l’internationalisation » des institutions de la formation supérieure à travers l’abolition des obstacles à la libre circulation des étudiants, le processus de Bologne, entamé en 1999, définit la direction et les instruments d’un processus de réforme des institutions de la formation supérieure à travers la mise en place du système LMD (Licence, Master, Doctorat). La nouveauté historique de ce processus ne concerne pas l’internationalisation des universités, car, de la Sorbonne de Paris, à la Zitouna de Tunis, jusqu’à l’université islamique Al-Azhar du Caire, les échanges culturels au niveau international ont constitué un caractère fondateur de ces institutions. Dans un contexte de mondialisation la production de connaissance est considérée comme l’un des facteurs clé de la compétitivité économique, et cela conduit à repenser les institutions de formation et le sens de leur « autonomie » en termes d’« économie de la connaissance ». Si la formation supérieure devient donc l’objet d’un marché mondial, la possibilité d’y accéder nécessite certaines conditions telles que la lisibilité des parcours d’étude par le biais de la « standardisation » des cursus universitaires et des titres octroyés.

Ces dynamiques soulèvent des interrogations au cours de ce travail collectif de recherche : est-il possible d’appliquer des formules de standardisation des cursus d’enseignement sans prendre en considération l’évolution des méthodes pédagogiques propres à chaque filière de formation ainsi que l’histoire sociale, culturelle, politique et économique de chaque pays ? Allons-nous en direction d’une progressive hiérarchisation des diplômes universitaires octroyés par les différentes institutions ? Comment cette transformation change-t-elle les modalités d’exercice du contrôle social et quel est le nouveau rôle des États ?

L’augmentation et les changements qualitatifs des mobilités estudiantines, observées à la fois sous un angle juridique, socio-économique et anthropologique, rendent compte des stratégies de reproduction sociale et constituent un « miroir » pour saisir les caractéristiques d’un processus qui redessine la position géopolitique des pays du Maghreb. L’intensification des rapports « inter-étatiques » produit une « régionalisation » de la mondialisation au niveau de la Méditerranée qui donne lieu à trois mouvements : la structuration d’un rapport partenarial entre les pays du Maghreb et l’Union européenne, la création d’un espace de proximité des échanges inter-universitaires qui englobe les pays nord-africains et le renforcement de l’attractivité exercée par les pays du Maghreb, notamment par le Maroc et la Tunisie, sur les étudiants provenant de l’Afrique subsaharienne.

Dans le cadre de la construction de l’Union pour la méditerranée (UPM), les facteurs de disparité économique et institutionnelle entre les membres de ce partenariat, mis en place avec le processus de Barcelone en 1995, engendrent des contradictions entre la logique du contrôle des frontières européennes, qui se concrétise dans le principe de l’« immigration choisie », et la production institutionnelle des conditions pour la mobilité estudiantine au niveau de cette région.

On peut retenir à ce sujet la contribution de Alexis Spire qui souligne le contraste entre la logique de recrutement des institutions universitaires et celle adoptée par l’administration française. Avec la création des CEF (Espaces Campus France) en 2005, les Universités confèrent aux services consulaires le recrutement des étudiants provenant des pays du Maghreb. Cela produit une soumission des considérations d’ordre pédagogique à des critères d’éligibilité visant à éloigner le fantôme du « risque migratoire ». Selon la logique administrative, le bon « étudiant international » est avant tout un étudiant solvable, opposé au « faux étudiant » qui cache un projet d’installation pour des raisons de travail.

Mais est-il possible d’établir une frontière entre une migration d’étude et une migration de travail ? Et quelle est la place du retour dans les parcours migratoires des étudiants ? Temporalité historique et parcours biographiques rencontrent des considérations d’ordre socio-économique et des logiques institutionnelles. Constance De Gourcy met l’accent sur la relation entre l’histoire familiale et les parcours biographiques qui caractérisent la migration d’étude, de sa préparation, avec toutes les renonciations qu’elle comporte, aux formes de solidarité que la dispersion géographique de la famille, vécue comme « ressource spatiale », rend disponibles, jusqu’aux changements que l’idée du retour peut connaître au cours de la période de permanence dans le pays d’accueil. La distance géographique, bien que réduite par l’augmentation des opportunités de communication qui resserrent les relations familiales et les liens sociaux dans le pays d’origine, creuse une distance affective : l’acquisition d’autonomie de la part de l’étudiant devient le reflex d’une socialisation au nouveau contexte dans lequel se déroule une expérience intellectuelle qui façonne une nouvelle identité individuelle. Face à une indétermination propre au déroulement de chaque expérience migratoire, de nouveaux facteurs de considération liés aux expériences individuelles re-modulent les termes d’une négociation continue, qui se fait entre l’étudiant et sa famille, des objectifs initiaux de la migration et surtout de son aboutissement.

Toutefois, comme souligné par plusieurs contributions à ce travail, et en particulier par Hassen Boubakri et Makrem Mandhouj, à propos du choix des filières médicales de la part des étudiants marocains en Tunisie, le statut social et socioprofessionnel des parents de l’étudiant peut constituer un facteur explicatif fort. En fait, si la famille reste l’institution dans laquelle sont élaborés les projets d’étude à l’étranger, son niveau de participation peut varier d’un soutien d’ordre moral à une définition claire des objectifs ainsi que des moyens mis en place afin de réaliser des stratégies de reproduction sociale par le biais de la transmission d’un patrimoine socioprofessionnel. Les conditions du retour restent alors moins dépendantes des trajectoires biographiques que des conditions déjà définies au départ. Dans ces contextes, la « quête d’internationalisation » ne signifie pas forcement « quête d’excellence », mais peut être simplement un des moyens pour « contourner » les rigidités normatives du pays d’origine à travers la mobilisation de ressources économiques et d’un capital social familial en mesure de garantir à l’étudiant, bien qu’à l’étranger, l’accès à la filière d’étude souhaitée. C’est aussi en fonction de ces dynamiques que les pays du Maghreb s’affirment comme espace de formation supérieure de proximité.

Si le contexte des pays de départ peut agir comme pull factor, des contraintes d’ordre administratif peuvent rediriger les étudiants d’un pays à l’autre. C’est ce que nous dit Stéphanie Garneau en mettant en avant le contexte normatif pour montrer comment le Québec, dont la politique migratoire se montre relativement plus ouverte que celle de la France, s’affirme comme alternative capable de valoriser l’apport intellectuel de deux étudiants marocains dont les récits biographiques révèlent une identité étudiante « liminale » qui mélange vie étudiante et perspectives professionnelles afin d’échapper au déclassement social réservé aux diplômés dans leurs pays d’origine.

Du point de vue des pays du Maghreb et du Machrek, le pillage des ressources intellectuelles constitue un phénomène que les États, de façon différente, se proposent d’inverser dans un contexte de crise des institutions universitaires. Les facteurs appelés à expliquer cette crise, ainsi que les politiques mises en place, répondent avant tout à des considérations d’ordre démographique. Leur revers est dans la profonde inadéquation entre skills professionnels et exigences du marché du travail autour desquelles se joue la question ambiguë de l’employabilité des diplômés. L’augmentation des taux de scolarité, depuis toujours considérée un indicateur fiable du niveau de développement des politiques éducatives, tout comme la crise de la qualité de l’enseignement et le manque de liens entre université et marché du travail sont donc les éléments au cœur d’une vaste littérature grise qui contribue, pour Florian Konstall, à la structuration d’un cadre cognitif de la « crise » et des réformes. C’est ainsi que les expériences d’application des réformes universitaires en Egypte, avec une procédure bottom up sous la pression de Banque mondiale, et au Maroc, qui met en place une réforme globale de son système de formation supérieure selon le modèle européen (LMD) avec quelques années d’avance par rapport aux pays de la rive Nord de la Méditerranée, sont plutôt une question de proximité aux respectifs « pays de référence », anglophones ou francophones, que d’évaluation « indépendante » et participée de la part des acteurs impliqués directement dans la formation supérieure.

Sylvie Mazzella, directrice de cette recherche, évoque à ce propos le paradoxe d’une « libéralisation d’État » et souligne le caractère autoritaire propre à l’application de ces réformes. La réflexion sur le rôle des États-nations dans la production de nouvelles formes de contrôle social est un fil rouge qui traverse l’ouvrage pour montrer comment le script de l’ouverture aux privés, loin de représenter un obstacle à cette fin, en constitue un levier, et la pression des instances internationales est un des facteurs de légitimation de l’action des gouvernements. Il s’agit d’adapter les systèmes de formations aux conditions de précarité du marché du travail dans une économie mondialisée, et de ce point de vue, la logique de la « massification » de l’enseignement est remplacée par celle de la « diversification », ou en termes concrets de la hiérarchisation des filières et des diplômes. La remise en cause du caractère solidariste des politiques éducatives fait émerger des divisions sociales que l’analyse statistique dans le texte et en annexe ne manque de mettre en relief.

Si les pays du Maghreb issus de l’expérience coloniale ont fait de la formation supérieure un instrument de la construction de l’État-nation capable d’offrir des opportunités de mobilité sociale à travers l’accès aux emplois pourvus par les apparats administratifs ou aux filières d’emploi considérées « nobles » comme la santé, l’enjeu social posé aux porteurs des réformes est celui de produire une redéfinition des attentes de la part des étudiants et de leurs familles. Pour Fethi Rekik, l’employabilité des diplômés est perçue davantage en termes d’acquisition d’un profil immédiatement employable sur le marché du travail, plutôt que d’opportunité de constituer un réseau relationnel et d’acquisition de moyens pour devenir son propre entrepreneur. Cette « quête de positions établies » contribuerait à la légitimation sociale du statut d’assistés et au caractère dirigiste de l’État tunisien. Toutefois, l’ampleur du chômage intellectuel dans les pays du Maghreb laisse la place à d’autres hypothèses présentées dans le texte : le Maghreb, espace d’émigration, devient aussi un lieu de destination pour des flux d’étudiants de couche aisée recrutés dans les pays pauvres de l’Afrique subsaharienne et prêts à monnayer, dans les filières privées, leurs diplômes reconnus sur le marché international, et la lisibilité des diplômes est à la fois un moyen pour importer des étudiants solvables mais aussi pour exporter une partie du chômage intellectuel. La France, le Canada ou les Etats-Unis restent les destinations de référence pour les étudiants africains souhaitant poursuivre leurs études en troisième cycle ou s’engager professionnellement, et le doute qui émerge est que le Maghreb reste pour l’instant un espace d’excellence « intermédiaire », intéressé davantage à un rayonnement capable d’attirer des étudiants riches qu’à la réalisation des conditions pour la valorisation des ressources intellectuelles disponibles sur place.