Résumé : 

L’auteur tente de saisir la hausse du recours aux antidépresseurs par le biais d’une hypothèse qui postule un usage non-thérapeutique qui se dévoilerait dans le prolongement de l’usage thérapeutique de ce médicament. S’appuyant sur la critique de l’« usage cosmétique », il développe l’idée d’un « usage plastique » où devant l’exigence d’être en santé, avec ce que cette notion peur signifier dans les sociétés contemporaines, l’antidépresseur se présente comme un moyen de plus en plus accessible pour pallier un manque de performance sociale.

Mots clés : antidépresseurs – plasticité – norme – subjectivité – santé   

De « l’usage plastique » des antidépresseurs :

un révélateur des figures de l’individu contemporain  

« In contemporary Western culture, « feeling good«  about one self is understood to be an accomplishment worthy of effort in that it makes us better workers, spouse, and, more generally, better able to contribute to the society » (Gimlin, 2000). 

Est-il nécessaire de rappeler que la consommation d’antidépresseurs augmente sans cesse dans les sociétés occidentales, et ce, surtout depuis les quinze dernières années, c’est-à-dire depuis l’introduction sur le marché des ISRS (Inhibiteurs sélectifs de la recapture de la Sérotonine) et plus récemment des ISRSN (Inhibiteurs sélectifs de la recapture de la Sérotonine et de la Noradrénaline). Ces antidépresseurs, techniquement plus performants, causant peu d’effets secondaires et d’une toxicité limitée, réunissent donc les conditions pour intégrer sans trop de heurt nos vies quotidiennes. La « chronicisation » de l’usage de psychotropes, soit le fait d’y avoir recours sur une base régulière et sur une longue période, étant déjà observable chez certains groupes de la population (Collin et al., 2005 p.30), il apparaît pertinent de mener une réflexion sur l’éventail des usages que rendent désormais possible ces antidépresseurs. Outre leur plus fondamental, la littérature mentionne l’éventualité qu’ils remplissent une fonction non-thérapeutique (Kramer, 1993 ; Fraser, 2001 ; Healy, 2002 ; Rose, 2003).  

Il est devenu plus commun de parler d’usage « cosmétique » de l’antidépresseur, où il servirait plus à embellir, à enjoliver la personnalité qu’à soigner véritablement. Si cette expression a une connotation négative et très simpliste, il faut en chercher la raison derrière le fait qu’elle ait été popularisée par un best-seller américain (Listening to Prozac de Kramer, 1993). Ce genre de formule plus provocante que bien fondée, occulte davantage la compréhension de la hausse du recours à ce médicament qu’elle n’y contribue. Il suffit, pour en être convaincu, de remarquer que ce point de vue repose sur l’antinomie de la fonction thérapeutique et « cosmétique »[1]. De plus, la thèse de l’usage cosmétique de l’antidépresseur, esquive des dimensions essentielles à l’analyse : elle nie littéralement la « valeur d’usage » du médicament, tout en contestant l’existence et la complexité même de la dépression, du coup, le médecin traitant n’a d’égal qu’une distributrice de bonbons.  

Il semble essentiel d’admettre dans un premier temps que l’antidépresseur est un médicament et non l’élément d’une trousse de maquillage. De surcroît, il n’est pas un médicament en vente libre, il implique l’intervention du médecin envers un patient qui plus est, comme son nom l’indique, souffre. Bien que la relation thérapeutique se situe toujours dans un contexte spécifique où un thérapeute (prétendant à une autorité), déploie une technique envers un être affecté (patient qui consulte), elle ne peut prétendre à un ailleurs, qui lui permettrait de s’exclure du contexte global dans lequel elle s’insère. En ce sens, elle est sujette, comme l’est toute autre relation sociale, à une critique. Une perspective critique ne peut simplement s’appuyer sur une réitération de lieux communs comme ceux de la métaphore à l’univers religieux, des références aux utopies négatives, ou enfin des sous-entendus de complots pharmaceutiques mondiaux. De même, je crois, qu’elle ne doit pas s’appuyer sur la perspective normative d’une idée préconçue de ce qu’est l’homme, l’homme est en même temps ce qu’il ne veut pas être. En ce sens, toute espèce d’humanisme trop senti est trompeur.

Donc, pour prémunir notre position de tout cynisme, il convient de reconnaître d’emblée le rôle thérapeutique de l’antidépresseur.

Mais faire ceci n’invalide pas totalement la thèse de son usage cosmétique, l’objet de notre présente critique. Tenir une position qui refuserait toute dimension non-thérapeutique à l’antidépresseur, sous prétexte qu’il s’agit d’un médicament, est aussi intenable que celle qui fait de lui un simple fard à joues. Pour sa part, ramener à l’ordre du jour l’argument d’un usage cosmétique des antidépresseurs ne se justifie que dans la mesure où l’on cherche à en souligner la faiblesse. Mais aussi critiquable et peu nuancée que soit cette position, il me semble essentiel de ne pas négliger son apport. Considérons un instant l’intuition qui y est implicite, celle qui soulignerait la possibilité d’un usage non-thérapeutique de l’antidépresseur.

Accordons une certaine valeur à cette intuition, dessinons – dans le prolongement cette fois de la fonction thérapeutique de l’antidépresseur – des effets, réels ou symboliques, mais décidément vraisemblables, qui permettrait à l’individu de s’adapter aux nouvelles normes contemporaines. À l’expression « usage cosmétique », j’en préférerai une autre, je cautionnerai celle d’« usage plastique ».

L’exercice que je propose est de développer un argumentaire qui permettrait de considérer comme recevable, non plus l’intuition, mais l’hypothèse de travail comme telle. Aborder le problème en ces termes a l’avantage, nous le verrons, de prendre en considération la nature propre du médicament, sans pour autant qu’elle nous aveugle, tout en soulignant une caractéristique essentielle de l’individu.   

La plasticité du sujet

Plus que jamais l’individu semble être soumis à une forme de plasticité. Le sujet, si tant est qu’il puisse, dans l’histoire de sa forme, toujours porter ce nom, prend la place et les spécificités qu’on lui donne. Bien que l’histoire atteste de cette caractéristique fondamentale, il semble qu’à l’heure actuelle, la plasticité du sujet soit devenue la norme. L’exemple de la chirurgie plastique motive cette hypothèse, elle inspire notre réflexion et fera l’objet d’une analogie, en tant qu’il s’agit bien d’une technique déployée pour changer non seulement le corps, mais le sujet lui-même dit-on. Ce type de procédé rhétorique contient en lui-même sa propre limite : « il ne s’agit toujours que d’une analogie ». Il n’est pas question d’épuiser la métaphore, de même que le temps de dresser ses limites. Le parallèle servira d’entrée en matière sur la question de la « plasticité du sujet ». Il est donc à espérer que cette expression se détache de cette comparaison première, malgré tout évidente, et arrive à signifier quelque chose d’elle-même tout en ouvrant à de nouvelles pistes de réflexion. 

Le but de cet exposé, pour dévoiler à l’avance mon intention, est de parler d’une autre technique qui a joui de cette qualité première du sujet qu’est sa plasticité : la psychologie. Cette discipline a une longue histoire dans la mise en forme de la subjectivité, elle a inventé, soutiendrai-je, l’individu-psychologique normal.

Par la suite je poserai la question de sa relation aux nouvelles techniques biomédicales qui semblent de plus en plus s’imposer et parmi lesquelles on peut aisément compter les antidépresseurs. Ces techniques sont destinées, pensent certains auteurs, à devenir le mode de construction privilégié des formes de subjectivité contemporaine.   

L’exemple de la chirurgie plastique  

La chirurgie plastique a eu comme rôle essentiel de faire tomber l’image du corps comme étant quelque chose de fixe, une donne naturelle que seul le temps pouvait altérer. On peut avoir à l’égard de la chirurgie plastique plusieurs positions, soulignons-en quelques-unes :

1) La plus classique est « la thèse de l’oppression » : la chirurgie plastique, pour plusieurs critiques du social, est l’image par excellence de l’invasion du corps par les critères de beauté physique. Il s’agirait, selon eux, de l’assujettissement le plus extrême à leur égard, de nature complètement différente de toute autre transformation en leur faveur. Si elle apparaît extrême, c’est avant tout parce qu’elle est conçue comme qualitativement différente de toute autre forme d’altération de son image ; différent par exemple de l’entraînement physique, des régimes amaigrissants ou de quelconques améliorations esthétiques. Traditionnellement les courants féministes ont toujours vu derrière la popularisation de la chirurgie plastique les effets d’un pouvoir patriarcal. Et pour cause, les femmes en grande majorité ont recours aux multiples innovations rendues possibles par cette nouvelle technique ; ces femmes étaient souvent stigmatisées, vues comme des victimes. Ce point de vue hostile ne permet pas, à mon sens, une analyse éclairée de ce phénomène populaire. Encouragé à aller voir plus loin que cette conscience première du problème, passons immédiatement à une autre position qu’il est possible d’adopter.

2) La thèse de la « prise de pouvoir » (ou de l’empowerment) : certaines auteures de théories féministes contemporaines pensent qu’il est trop commode de simplement condamner la chirurgie plastique. Loin de simplement nuancer leur position à l’égard cette pratique, elles vont littéralement lui accorder des vertus émancipatrices. S’il est plus commun de considérer la chirurgie plastique comme un acte de soumission, il peut être surprenant, toujours aux yeux de cette conscience première, d’accorder à cette pratique une dimension salutaire. Les auteures consultées considèrent que les femmes qui choisissent d’avoir recours à la chirurgie ne sont plus des victimes, mais des personnes qui s’affirment en exerçant un contrôle sur leur vie. Paradoxalement, la chirurgie, vont-elles argumenter, permet aux femmes de reprendre contact avec leur corps, de se distancer du corps objet et de devenir un sujet dans un corps. Ces femmes, tout en admettant la présence des forces contraignantes, de hauts critères de beauté, insistent pour dire qu’elles posent des choix conscients qui font d’elles des personnes exerçant du pouvoir sur leur vie. Dans ce contexte ces femmes deviennent des négociatrices de leur identité : 

« Cosmetic surgery is not about beauty but about identity. For a woman who feels trapped in a body which does not fit her sense of who she is, cosmetic surgery becomes a way to renegotiate identity through her body. Cosmetic surgery is about exercising power under conditions which are not of one’s own making. In a context of limited possibilities for action, cosmetic surgery can be a way for an individual woman to give shape to her life by reshaping her body » (Negrin, 2002, p.23 dans Davis, 1995, p.163).

Ici, le corps devient un lieu de plus dans l’affirmation d’un soi. Cette pratique n’est jamais désintéressée, elle vise à toujours mieux s’insérer dans le social, mieux lui correspondre :

« these women adamantly insisted that they altered their bodies for their own satisfaction, in effect utilizing such procedures to create what they conceptualize as normal appearance – an appearance that reflects a normal self » (Gimlin, 2000, p. 89).

Ces femmes veulent obtenir une apparence normale, une apparence qui reflèterait un soi normal. Et ce moyen, quoi qu’on en dise, n’est pas dénué de sens, il permet dans une certaine mesure d’obtenir l’effet escompté. De plus, cette pratique n’ouvre pas à d’éternelles récidives contrairement à ce qui est souvent pensé. Ces femmes, souvent, se diront mieux acceptées, plus sociables :

« [Bonnie] believes she will be able to construct a self that will be less imperfect and more culturally acceptable, and which will, as she puts it, allow her to “move on with the rest of” her life. Bonnie contends that having plastic surgery will allow her to focus more attention on other activities and concerns, including her career, the sports she enjoys, and her new marriage » (Gimlin, 2000, p.88).

Au terme de ce procédé de transformation, les femmes se retrouvent avec un corps qui est soi-disant plus représentatif de ce qu’elles sont. Mais cette image plus fidèle a un coût, car ironiquement, c’est au prix d’un corps moins authentique qu’on y accède. Dans ce cas, que signifie devenir plus soi-même, comment s’y prend-t-on ?  

De même que l’expression d’« usage cosmétique » reposait sur une intuition fertile, il est possible de reconnaître dans chacune de ces positions des éléments riches à la réflexion : la première position révèle la présence d’un pouvoir, mais en étant associé à une domination patriarcale, il est limité dans son exercice (comment expliquer, par exemple, que de plus en plus d’hommes aient recours à ce type d’intervention sur leur corps ?). On y soutient, de plus, que la chirurgie plastique consiste en un saut qualitativement différent de toute une transformation à la faveur des critères de beauté. Ma compréhension de ce qu’est l’« usage plastique » s’appuie sur une démonstration qui soutient l’inverse. Le deuxième cas, pour sa part, a permis de distinguer le puissant facteur identitaire en cause dans ces pratiques, mais l’argument nous laisse à un moment où les concepts de norme et d’identité sont réunis sans qu’il soit possible d’établir une compréhension claire de leur relation. Il semble nécessaire de se replacer dans un autre cadre d’analyse pour qu’apparaisse enfin la véritable valeur de ces éléments.    

Fonction-sujet : fiction du sujet ?

Après que des philosophes, depuis le grand retournement copernicien, ont cherché la forme transcendantale du « je », après que l’idéalisme a été un terrain fertile pour saisir l’être dans l’étendu de ses « étants », le vingtième siècle est le témoin du déplacement des préoccupations de la philosophie du sujet vers des enjeux plus pragmatiques. On ne fera plus, par la grâce la plus grande, descendre le sujet du ciel, il devra émerger du réel. Le « problème de la genèse » permet de voir surgir ce « je » au terme d’un processus constitutif et la « question de l’intersubjectivité » joue ce rôle fondamental de remettre, pour paraphraser Marx, le sujet sur ses pieds. On peut se demander pourquoi le développement du sujet a été amené de plus en plus à suivre de celui de son organisme.

L’emploi du « je » dénote aujourd’hui de l’endossement d’une fonction particulière. On dira que ce « je », capable de se désigner à la première personne du singulier comme auteur de ses propres actions, de ses pensées, de son langage, capable de faire des choix en regard de son existence, endosse la fonction-sujet.

On peut affirmer sans se tromper que cette forme d’« individu-sujet » est désormais la norme, au point que certains voient dans ce terme composite une tautologie. Pour être plus juste, il s’agit d’une forme institutionnalisée de notre rapport à soi, historiquement située. Le pouvoir disciplinaire, tel qu’il a été décrit par Foucault, est une prise totale et exhaustive des corps ; on dira alors, pour dépasser la perspective marxiste, que :

« C’est une prise du corps et non pas du produit [le travail] et c’est une prise du temps dans sa totalité et non pas du service [le temps de travail] »[2] (Foucault, 2003, p.48).

En effet, chez Foucault la discipline crée littéralement l’individu psychique :

« En fait, l’individu est le résultat de quelque chose d’antérieur et qui est ce mécanisme, toutes ces procédures qui épinglent le pouvoir politique sur le corps. C’est parce que le corps a été « subjectivisé », c’est-à-dire que la fonction sujet s’est fixée sur lui, c’est par qu’il a été psychologisé, parce qu’il a été normalisé » (Foucault, 2003, p.58). 

Nous pourrions ajouter, pour être plus fidèle au thème spécifique des travaux de Nikolas Rose (1998 ; 2001), que le corps a été d’abord « subjectivisé » et ensuite « psychologisé ».

Sans rien enlever à l’extraordinaire pouvoir de normalisation de la discipline, il semble essentiel d’admettre que les techniques qui s’appuient sur la psychologie ont engendré une normalisation encore plus poussée et ce, dans plusieurs dimensions de notre vie. Selon Nikolas Rose, ces techniques ont inventé, dans le prolongement de celles établies par la discipline, un type d’individualité propre, et partant, une normativité y étant associée. Il existerait une norme commune aux jeunes et aux plus âgés, aux riches et aux pauvres, aux hommes et aux femmes, aux prisonniers et aux fous, aux patients et à leurs médecins, aux employés et leurs patrons, qui ferait de chacun d’eux des individus devant se conduire d’une telle manière, devant se référer à soi-même d’une certaine façon. Rose décrit en fait un idéal régulateur qui se situerait au-delà de toute critique et qui ferait de nous des êtres animés par une vie intérieure, une psychologie, un lieu qui serait le point source de toutes les actions, de toutes pensées, en l’occurrence un soi autonome, avec une identité à construire à travers une biographie, libre de ses choix (mais obligé de choisir) et qui aspire à se réaliser, qui doit s’améliorer. L’intervention s’appuyant sur le savoir développé par la psychologie aurait permis de faire endosser à l’individu une toute nouvelle forme et de là, lui aurait donné de toutes nouvelles capacités. Mais même si l’individu-psychologique est une invention, il n’est pas moins réel, il consiste en notre vérité quotidienne.

En ce sens, l’histoire des disciplines « psy », car une profusion de branches plus techniques encore sont nées de la psychologie, n’est pas seulement l’histoire d’un groupe de sciences, c’est l’histoire d’une manière de réguler les autres et soi-même à la lumière d’un certain régime de vérité. Les disciplines « psy », donc, seraient liées de près à la « gouvernementalité » telle que l’entend par Foucault, c’est-à-dire les stratégies et les tactiques pour conduire la conduite, pour agir sur les actions afin d’obtenir certains résultats :

« The perspective of government draws our attention to all those multitudinous programs, proposals, and policies that have attempted to shape the conduct of individuals – not just to control, subdue, discipline, normalize, or reform them, but to make them more intelligent, wise, happy, virtuous, healthy, productive, docile, enterprising, fulfilled, self-esteeming, empowered, or whatever » (Rose, 1998, p.12).

La psychologie, tout comme la chirurgie plastique, apparaît ici, comme une manière de plus de mettre en forme de la subjectivité, qui vise certes l’assujettissement et le contrôle, mais aussi et surtout en ce qui nous concerne, de lui donner de nouvelles capacités et ensuite de les maximiser. Il y a donc un revers positif à cette facette plus obscure du contrôle qui renvoie aux processus constitutifs de la subjectivité et processus de socialisation au sens large. Cela nous fait donc perdre toute tentation de soutenir la thèse de la conspiration de quelques-uns contre tous, puisque dans la constitution et la socialisation il n’y a pas d’extériorité proprement dite.   

Sujet et technique bio-médicales

La rencontre entre la biomédecine et les technosciences est à l’origine de technologies efficaces pour transformer la subjectivité. Certains auteurs pensent qu’elles sont destinées à devenir la forme essentielle de production d’une nouvelle subjectivité dans les sociétés contemporaines. Plus que jamais, ces technologies s’attachent à transformer les sujets, à les produire, à partir du médium privilégié que constitue leur corps. Ce corps, maintenant étudié à travers le microscope, a été molécularisé, il fait l’objet d’interventions à cette échelle. Des problèmes de toutes sortes trouvent des solutions moléculaires. Les nouvelles générations de médicaments psychiatriques en sont la meilleure preuve, ils agissent directement sur le cerveau et font de ce fait, redéfinir la dépression et l’anxiété en termes de défaillance de neurotransmetteurs, alors qu’il n’y a pas si longtemps encore sous l’éclairage de la psychologie, la dépression était abordée, par exemple, par le biais de la théorie du deuil, comme la perte d’un objet d’attachement.

Plusieurs auteurs contemporains soutiennent que nous sommes à une époque charnière où l’individu semble de plus en plus se définir en empruntant la métaphore du corps. Cela signifierait que les peurs, les craintes, les angoisses, mais aussi les soins, les attentions et nos aspirations seraient recodés en faisant référence au corps. D’un côté, il y a des types d’intervention sur le corps visible, les diètes, l’exercice, les tatouages et les chirurgies plastiques, et de l’autre côté, tout ce qui a trait à une intervention à l’intérieur de ce corps, le plus souvent par des moyens pharmacologiques.  

Plusieurs questions affluent sur ce nouveau rapport au corps, dont la relation qu’il entretient avec l’univers psychologique de l’individu. Il faut se garder de n’y voir qu’une opposition simple entre les termes. Car, si le corps traditionnellement est l’autre de l’esprit, ici, il est le lieu d’une intervention qui vise plus spécifiquement le soi. C’est le soi qui devient empiriquement positif, le corps c’est là où l’on agit pour changer notre soi, notre personnalité, pour changer notre vie ou encore, pour mieux devenir soi-même. Ce corps donc, n’est pas un corps naïf, premier, il est second, il est le lieu d’une projection sur lui d’une personnalité, d’une biographie, d’un soi substantialisé.

« Il faut retenir que l’essentiel de la « discipline » n’est pas la poursuite à tout prix de la standardisation des comportements et des attitudes des sujets, mais l’assujettissement de ceux-ci à des identités à l’intérieur desquelles ils puissent se reconnaître, fonctionner et être interpellés » (Otero, 2003, p.29).

Le pouvoir disciplinaire est l’essence commune de toutes ces variations ponctuelles et localisées historiquement, il en est leur dénominateur commun. L’assujettissement de l’individu-sujet à son identité, à son soi, à son intériorité, que celui-ci soit exprimé à travers un vocabulaire psychologique ou à travers un travail sur le corps, reste le propre des processus disciplinaires. L’individu-sujet, qu’il soit psychologique ou somatique reste un individu-sujet soumis à cette exigence de s’appuyer toujours plus sur ses capacités et ses ressources internes.   

L’impératif de la santé

Le discours incitatif à la santé devient le couvert sous lequel ces techniques sont déployées et sont encouragées. Maintenant, il y a une volonté individuelle à la santé qui est largement exploitée dans la mise en marché de produits et de campagnes publicitaires de toute sorte. Les compagnies pharmaceutiques profitent de ce contexte et occupent l’espace laissé vacant entre ce désir, cette volonté à la santé et l’expérience de son absence, ou de son silence devrions-nous dire.

La santé dont il est question n’est pas, pour reprendre la distinction fondamentale de Canguilhem, celle qui a trait à la norme inhérente du corps, car cette santé-là est bien silencieuse, elle est par définition absente. Contrairement à la maladie qui impose elle-même ce qu’elle est, la santé n’est jamais ressentie comme telle, comme le dit cette citation bien connue de Leriche :

« La santé c’est la vie dans le silence des organes » (Canguilhem, 1966, p.180).

Ce silence, a pour conséquence qu’on peut plus facilement s’exprimer en se prétendant d’elle. La notion de santé, plus que celle de maladie, est beaucoup plus susceptible d’être définie selon des critères extérieurs proprement sociaux. Cette santé qui est exigée des individus, ne vise plus seulement à éviter les morts prématurées, elle embrasse un bien-être général : beauté, succès, bonheur, une sexualité épanouie et plus. La santé n’est plus le passif équilibre du corps, elle est active, elle nécessite une activité, elle oriente des actions, elle doit être construite, gagnée à tout prix. Le discours de la santé est donc le lieu par lequel transigent les exigences sociales. 

Les nouvelles générations de médicaments psychiatriques s’appliquent à traiter des désordres aux frontières floues, qui font l’objet de débat. Ils ne sont pas tant voués à guérir, qu’à modifier les vicissitudes de la vie telles qu’expérimentées et vécues d’un point de vue psychologique. Dès que les émotions et la tristesse par exemple ont une source neurochimique, elles peuvent faire l’objet d’une intervention pour être corrigées. Et il n’est plus possible de penser un « soi » qui ne serait pas ouvert à ce genre de modification de l’humeur, de l’émotion, de la cognition et de la volonté. Ces techniques modifient ce que nous sommes et ce que nous devons être. Il n’est plus seulement question de frontières floues entre le normal et le pathologique, ou de l’élargissement de la toile de la pathologie. Ce à quoi nous assistons est une amélioration de nos capacités, un meilleur ajustement aux exigences de la vie à laquelle nous aspirons.

S’il m’est possible de parler « d’usage plastique des antidépresseurs », c’est qu’il y a, et c’est ce que j’ai essayé de démontrer, un continuum entre les activités des transformations de soi à la faveur des critères de beauté, et les actions qui sont posées à la faveur des critères de santé ; beauté et santé, sont toutes deux des exigences auxquelles les individus sont incités à tendre dans la mesure où cela fait de nous des individus plus aptes à participer à la vie sociale, autrement dit plus performants. La force normalisatrice en ce qui a trait à la beauté ne se démontre pas différente de celles qui incitent à la santé.

« Not only is Ann Marie not « a bad person » because her actions suggest vanity, but, in fact, she is actually a good person, as evidenced in other forms of body work in which Ann Marie Participates. She explained, “My weight is only a variance of six pounds heavier from what it was 30 years ago. I keep in shape in addition to surgery. I jog, I exercise, I diet”. Ann Marie has maintained her youthful physical appearance in every way possible – failing only to control the appearance of her facial skin, which she could not keep from “getting creepy”. Ann Marie is entitled to an appearance that reflects those activities, even if that appearance is obtainable only through cosmetic surgery » (Gimlin, 2000, p.85-86).

Le cas d’Ann Marie exprime très bien, le « bon », ce qui est conforme à la norme ambiante des sociétés contemporaines. Ainsi mieux devenir soi-même : être un bon conjoint, un bon employé, un bon parent, etc. ; être en santé, autrement dit, avec ce que cela peut signifier, peut expliquer un recours au médicament de en plus en plus fréquent. Il n’est surtout pas question de sous-entendre que la souffrance serait évacuée d’une incapacité à remplir ces exigences sociales, il y a une souffrance associée au fait de ne pouvoir être en « santé ». 

Le 20e siècle a développé une conception où l’individu se construit sur la base de ses expériences et de leurs récits. Les mécontentements, la souffrance avaient des racines profondes dans cet espace décrit par le langage psychologique, mais les joies et les aspirations aussi, l’explosion des livres et guides de croissance personnelle en est peut-être le meilleur exemple. Être une bonne personne exigeait un travail sur soi. Si la définition de ce que nous sommes aujourd’hui tend peut-être à prendre une forme corporelle où l’explication des troubles doit passer par leur modélisation neurochimique, l’amélioration de nos capacités aussi est amenée à prendre cette forme.

Dans tous les cas, il reste question de respecter cette exigence d’exprimer ce que nous sommes, de le faire grandir et de l’améliorer. Le meilleur ajustement aux exigences propres à notre type de société, celle qui constitue les corps en individu-sujet, me permet de donner un nouveau sens à l’expression d’« usage plastique » en quittant la métaphore trop grossière d’une chirurgie plastique de l’âme.   

Références bibliographiques  

– Canguilhem G., Le normal et la pathologique. PUF, 1966, 224 p. 

– Collin J., Doucet H., Lafortune D., Monnais L., Otero M., Blanc M.-È., Proulx M., Le médicament comme objet social et culturel : recension des écrits et proposition sur les perspectives de travail à prioriser, Québec, Conseil de la santé et du bien-être, 2005, 85 p. 

– Davis K., Reshaping the female body: the dilemma of cosmetic surgery, New-York, Routledge, 1995. 

– Foucault M., Le pouvoir psychiatrique, Paris, Gallimard, Seuil, 2003, 399 p. 

– Frazer M., « The nature of Prozac », History of the human sciences, vol.14, n°3, 2001, p.56-84. 

– Gimlin D., « Cosmetic surgey: Beauty as commodity », Qualitative Sociology, Vol. 23, n°1, 2000, p.77-98. 

– Healy D., Le temps des antidépresseurs, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, Le Seuil, 2002, 420 p. 

– Kramer P., Listenig to Prozac, New-York, Viking, 1993, 409 p. 

– Negrin L., « Cosmetic surgery and the eclipse of identity », Body & Society, vol 8, n°4, 2002, p.21-42. 

– Otero M., Les règles de l’individualité contemporaine, Les Presses de l’université Laval, 2003, 322 p. 

Rose N., « Politic of life itself », Theory, Culture & Society, vol. 18 (6), 2001, p.1-30. 

– Rose N., Inventing ourselves. Psychology, power and personhood, Cambridge University Press, 1998, 222 p. 


 

 


[1] « En complète opposition avec l’idée que la dépression serait une maladie complexe, dont la gestion exigerait des traitements non spécifiques, Peter Kramer, dans Prozac. Le bonheur sur ordonnance, tire argument de la sélectivité des IRSR pour soutenir que nous sommes à l’aube d’une ère où la psychopharmacologie sera cosmétique, remodelant les personnalités plutôt que traitant des maladies » (Healy, 2002, p.263).

[2] Les ajouts sont une interprétation personnelle.