« Enjeux de construction des rôles communautaires dans l’espace urbain : le cas du quartier de Belleville à Paris »

Mots clés : sociologie urbaine, fête, espace social et politique, intégration

Résumé

Partant du constat d’un besoin croissant de signes identitaires et d’appartenance collective au cours de la différenciation des sociétés modernes et de la transformation des frontières (spatiales, sociales et politiques), Monika Salzbrunn a centré son article autour d’un événement politique qui a provoqué des réactions reflétant ces expressions identitaires : « Enjeux de construction des rôles communautaires dans l’espace urbain : le cas du quartier de Belleville à Paris ». Il s’agit d’un projet de réaménagement du quartier parisien Sainte Marthe qui se trouve entre le carrefour de Belleville et l’Hôpital Saint Louis. La menace de destruction (partielle) du quartier a fortement contribué à l’émergence et au renforcement d’une identité collective fondée sur le quartier de résidence et/ou de travail. Au cours de l’avancement du projet immobilier, la communauté de quartier évolue et se subdivise selon l’évolution du projet et du contexte politique, économique et social. Les politiques locales, nationales et/ou régionales font partie du cadre référentiel des groupes émergents. L’auteur s’est interrogée sur l’instrumentalisation de cet événement, et par les instances locales du pouvoi politique, et par les forces de la société civile. L’analyse de cet événement témoigne du caractère dynamique de cette communauté sur un niveau diachronique mais aussi synchronique. Ce dernier se traduit par une haute capacité d’adaptation des discours à la situation d’interaction et aux interlocuteurs. La catégorie de liminalité (de V. Turner) permet de comprendre la création temporaire d’un sentiment de communitas au cours de l’action sociale. Monika Salzbrunn poursuit par son analyse les débats actuels sur les communautés imaginaires (B. Anderson), la gentrification (A. Rogers, S. Vertovec) et la société monde (N. Luhmann, R. Stichweh).

Introduction

La différentiation des sociétés modernes et la transformation des frontières (spatiales, sociales et politiques) engendrent un besoin croissant de signes identitaires et d’appartenance collective. Nous avons centré notre dispositif de recherche autour d’un événement politique qui a provoqué des réactions reflétant ces expressions identitaires. Il s’agit d’un projet de réaménagement du quartier parisien Sainte Marthe qui se trouve entre le carrefour de Belleville et l’Hôpital Saint Louis. La menace de destruction (partielle) du quartier a fortement contribué à l’émergence et au renforcement d’une identité collective fondée sur le quartier de résidence et/ou de travail. Au cours de l’avancement du projet immobilier, la communauté de quartier évolue et se subdivise selon l’évolution du projet et du contexte politique, économique et social. La politique locale, nationale et/ou mondiale font partie du cadre référentiel des groupes émergeants. Nous nous sommes interrogées sur l’instrumentalisation de cet événement et par les instances locales du pouvoir politique et par les forces de la société civile. L’analyse de cet événement témoigne du caractère dynamique de cette communauté sur un niveau diachronique mais aussi synchronique. Ce dernier se traduit par une haute capacité d’adaptation des discours à la situation d’interaction et aux interlocuteurs. La catégorie de liminalité (de V. Turner, 1982) nous permet de comprendre la création temporaire d’un sentiment de communitas au cours de l’action sociale. Nous poursuivons par notre analyse les débats actuels sur les communautés imaginaires (B. Anderson, 1983), la gentrification (A. Rogers, S. Vertovec, 1995) et la société monde
(N. Luhmann, 1971, R. Stichweh, 2004).

L’événement festif, organisé à Sainte Marthe en réaction aux mesures politiques, possède un potentiel transformateur de la société engendré par les habitants. C’est un lieu de production d’identités locales et globales. La manifestation festive est enchâssée dans un contexte local et translocal. Elle le structure et elle est en retour structurée par le contexte. Nous adoptons une perspective relevant de la théorie de l’action telle qu’elle est appliquée par Ulf Hannerz (1990). Ce dernier cherche à comprendre les liens transnationaux comme des expériences vécues du point de vue des acteurs. Ces liens transnationaux, qui s’expriment localement au cours de la fête, sont le résultat d’interpénétrations et d’hybridations de pratiques sociales, économiques, politiques, religieuses, des différents espaces de circulation des habitants. Dans le cas des fêtes du quartier Sainte Marthe de Paris, les habitants se sont rassemblés autour de l’organisation d’événements culturels afin de valoriser le patrimoine urbain. Ce mouvement fut déclenché par un projet immobilier qui avait pour but une profonde mutation architecturale du quartier. Les fêtes ont contribué à l’émergence d’une identité territoriale dont le but de sauvegarde du quartier semble avoir été atteint.

Les fêtes du quartier Sainte Marthe à Paris

Contrairement à d’autres fêtes parisiennes comme la „Promenade du bœuf gras », le carnaval du quartier Sainte Marthe1 ne se réfère pas directement aux racines historiques. Par contre, l’histoire du quartier est mis en avant afin de légitimer certaines revendications politiques, comme nous le montrerons ci-dessous. Un point commun aux deux fêtes réside dans la motivation de célébrer la diversité culturelle locale en faisant en sorte qu’un maximum d’habitants y participe. A Sainte Marthe, l’association locale „Les Quatre Horizons », présidée par une Française d’origine algérienne, organise les fêtes de quartier. Ses motivations s’inscrivent surtout dans la politique locale. Dans les années 1990, la mairie (de droite) avait le projet de détruire entièrement le quartier historique, construit au XIXe siècle pour les ouvriers par un industriel utopiste. La réaction des habitants consistait alors en une résistance active qui revalorisait par des manifestations culturelles ce quartier


 1 Sainte Marthe est la partie sud-ouest du quartier parisien de Belleville. Cf. Pierre Simon (2000) et Sylvaine Conord (1998) a propos de la culture juive tunisienne de Belleville. Sur la culture festive en entreprise, cf. Anne Monjaret (1997).


qui avait mauvaise réputation à cause de son taux de criminalité. Le carnaval estival développé à cette époque de luttes politiques locales est un de ces événements réunissant majoritairement des habitants de diverses origines (maghrébine, française, brésilienne, sénégalaise etc.) qui mettent en scène des éléments de différentes cultures (musique, danse, spécialités culinaires, etc.). A côté de ces manifestations identitaires (construites en partie par des personnes non-originaires de ces régions), la mise en scène d’une altérité est également partie intégrante de cette fête : déguisements et maquillages permettent de modifier de façon ludique sa propre identité. Depuis, le quartier est connu bien au-delà de sa délimitation géographique et la stratégie semble avoir réussi : le projet de destruction a été transformé en projet de réhabilitation par la nouvelle mairie de gauche. L’inauguration administrative de la place Sainte Marthe, jadis inexistante, par la mise en place par la ville d’une plaque de rue „Place Sainte Marthe » en 2001 représentait un point culminant dans la ré-appropriation de l’espace public local par les habitants. Cette identité définie géographiquement et les combats politiques locaux sont des éléments fédérateurs qui se situent audelà de l’héritage religieux ou culturel des migrants. Le sentiment d’une appartenance commune rapproche les habitants de Sainte Marthe également à l’occasion d’événements politiques nationaux : Une grande partie des habitants du quartier ont participé en tant que groupe au cortège de la manifestation contre Jean-Marie Le Pen avant le deuxième tour des élections présidentielles de l’an 2002. Dans ce cas empirique, le choix conceptuel d’observer les événements mène à des résultats qui diffèrent des études qui se concentrent sur une partie des habitants sous un angle „ethnique » ou religieux, sans tenir compte des réseaux locaux supra-ethniques. Ce quartier représente une source particulièrement riche pour l’analyse des constructions d’identité et d’altérité dans le contexte des fêtes locales grâce à sa composition multireligieuse et multiculturelle. Il s’est avéré nécessaire d’entreprendre l’observation participante avant, pendant et après la fête. A cela s’est ajoutée la lecture de documents produits par les acteurs dans le cadre de la fête. Nous cherchons ainsi à éviter de nous situer dans l’optique du nationalisme méthodologique dont le point de départ est un groupe défini a priori par l’ethnie, la religion ou la nationalité, et qui observe comment ce groupe exporte et transforme une fête.

Le concept de Communitas, de l’ethnologie à la sociologie de l’événement

Nos réflexions théoriques ont été inspirées par trois débats différents que nous résumerons cidessous : Les études sur les rituels dans les sociétés proches (C. Caduff/J. Pfaff-Czarnecka, 1999) et éloignées (K.-P. Köpping, 2002, K.-P. Köpping/U. Rao, 2000) ainsi que sur le carnaval (D.-C. Martin, 2001) ; les débats généraux sur la globalisation ou glocalisation (R. Robertson, 1995), sur les cosmopolites (U. Hannerz, 1990) et sur la ville globale (S. Sassen, 1991) ; les recherches sur les transmigrants (T. Faist, 2000, Pries, 1998, N. Glick Schiller, 2001). Nous nous situons dans la lignée d’études empiriques approfondies sur les fêtes et les rites dans la migration (M. Agier, 2000; Revue Européenne des Migrations internationales, 16, 2, 2000). En liant des approches théoriques traitant des rituels, des espaces sociaux transnationaux et des phénomènes de globalisation, nous analysons des processus de communautarisation au sein d‘une population hétérogène, qui sont centrés autour d’un événement festif2 dans l’environnement urbain. Sur le plan méthodologique3, nous avons alterné des phases d’enquêtes de terrain et des phases d’écriture en dehors du terrain (S. Hirschauer/K. Amman, 1997) pendant trois ans.

La différenciation durkheimienne entre le sacré et le profane4 influence toujours les recherches sur les rituels. Dans les sociétés modernes5, la question se pose de savoir quelles formes (mêmes paradoxales) le besoin croissant de rituels prend aujourd’hui (C. Caduff/J. Pfaff-Czarnecka, 1999) et comment il se transforme grâce à la participation de nouveaux acteurs. Notre question de recherche est davantage concernée par les formes et significations des rituels en mutation révélateurs des processus de communautarisation. La distinction entre le sacré et le profane a une moindre importance pour nous, car elle dépend dans notre cas plutôt du point de vue de l’observateur que de la définition des participants. Nous nous intéressons aussi aux travaux existants sur le potentiel transformateur des rituels. Pour cette raison, nous détaillons par la suite cet aspect de l’histoire sémantique du rituel. Les rites et les fêtes ont fait l’objet de travaux de recherche importants dès l’émergence des


2 Une grande partie des recherches sur les fêtes et les rituels ont été conduites en ethnologie, et ceci sous différentes prémisses: K.-P. Köpping (2002) traite des contradictions latentes (et constituantes) entre la cérémonie et la parodie, le sacré et le profane, le jeûne et la fête. Ces paradoxes font partie d’un ordre temporaire, situé entre la périodicité et la liminalité. La fête se situe en dehors de cet ordre normé, mais sert en même temps à le renforcer pendant le restant de l’année. Köpping (2002) et Köpping/Rao (2000) soulignent cependant le potentiel transformateur des rites. Ce point de vue trouve ses racines pendant la Réforme: Luther avait jadis condamné les fêtes catholiques, avançant l’argument que leurs pratiques débordantes avaient un effet néfaste sur la morale de la société.
3 La question du lien entre l’auto-description des acteurs et la description de ces derniers par les chercheurs fait partie de la réflexion fondamentale sur l’émergence de l’objet de recherche. L’implication (biographique et présente) de l’observateur dans les processus observés, est partie intégrante du processus de recherche, auquel il convient de réfléchir au cours d’une distanciation. Ces réflexions sur le processus de recherche se nourrissent des thèses développées par J. Clifford et G. E. Marcus (1986) à propos de la „Writing Culture », ainsi que de la déconstruction par C. Geertz (1988) de l’anthropologue comme auteur. F. Affergan (1999) s’est également interrogé sur l’émergence d’objets de recherche en tant que produits d’interpénétrations complexes. Pendant tout le processus de recherche, nous tenons à prendre conscience de ces interpénétrations, afin de comprendre et de situer dans chaque contexte le processus d’élaboration des catégories par les différents acteurs et observateurs. Dans le cadre de l’élaboration d’une théorie à partir de l’empirie, nous cherchons à revoir les définitions de la fête, du rituel et de la transmigration qui sont en vigueur dans le contexte de la migration, en trouvant des catégories de comparaison généralisables qui vont au-delà du niveau de description et qui fournissent des outils à la compréhension de processus de communautarisation. Les critères d’authenticité, que différents acteurs s’approprient, sont visibles lors des processus de négociation précédant l’organisation de la fête, et peuvent servir de source pour l’élaboration de définitions locales du carnaval.
4 Chez Durkheim, le sacré est défini par son « opposition avec le profane » ; les transitions entre les deux sphères ne sont toutefois pas exclues. « Cette hétérogénéité radicale se traduit par des signes spéciaux ». Toute une série d’interdictions règlent le contact entre les deux sphères (cf. Durkheim 1907: 8).
5 Les membres du Centre d’anthropologie des mondes contemporains à Paris, en particulier Marc Augé mais aussi Emmanuel Terray, consacrent leur travaux actuels aux rituels dans les sociétés industrialisées modernes (par exemple à la plage, dans le métro ou au stade de foot), après avoir concentré leur recherche sur des sociétés africaines.


disciplines que sont l’ethnologie et la sociologie. Dans l’espace francophone, les travaux menés par Arnold van Gennep (1909) sur les rituels comme Rites de passage ont marqué un certain nombre d’études ultérieures. Selon v. Gennep, le caractère symbolique caractérise également les rites. Les trois phases sont souvent accompagnées de métaphores de « la mort », de « la liminalité » et de « la renaissance ». Tandis que van Gennep a considéré la liminalité comme phase intermédiaire, Victor Turner (1969) a inséré la liminalité comme une catégorie propre dans son modèle développé ultérieurement. D’après le modèle de Turner, une phase préliminaire est suivie par une exclusion des participants. La phase liminale qui s’en suit est décisive pour le rituel. Pendant cette dernière, un changement symbolique du statut des participants a lieu, c’est-à-dire une transformation de ces derniers qui se termine par leur réintégration6. Au sein d’une hiérarchie normée, une rupture mène par exemple à une crise qui, si elle est traitée avec succès, peut se terminer par une réintégration. Le traitement discursif des conflits politiques à l’intérieur d’une anti-structure peut particulièrement être mis en scène par des acteurs qui n’ont point de possibilité d’expression à l’intérieur de la structure sociale formalisée. Dans un grand nombre d’Etats, les migrants n’ont qu’un droit limité de se réunir, de s’associer et de voter, de sorte qu’ils sont dépendants de structures alternatives. Le terme « anti-structure » ne doit pas être compris comme étant dirigé contre la structure existante7.

Nous supposons que certaines structures méta sociétales comme le système politique doivent être prises en considération pour que le potentiel transformateur des rites puisse se déployer avec succès. Max Gluckmann (1955: 118-119) a déjà souligné l’existence de contradictions et de tensions au sein d’un rituel. Selon lui (ib.), malgré les éléments subversifs, un rituel se termine par une confirmation d’unité sociétale. Si le rituel parvient à détruire les structures au sein desquelles il peut être compris, il s’autodétruit par là même. Par ailleurs, la pratique du rituel doit offrir un cadre d’interprétation assez large, qui ouvre aux différents acteurs des possibilités de produire des significations. Notre choix de focaliser sur une partie de la réalité sociale trouve ses racines dans l’école de Manchester. Max Gluckmann (1955) a vu un avantage méthodologique dans l’observation d’événements choisis, puisqu’il est possible d’y lire la complexité des rapports sociaux.


6 Turner a analysé le rite de circoncision des jeunes hommes Ndembu, pendant lequel les garçons deviennent des hommes. Dans l’état liminal, les garçons font l’expérience d’un sentiment d’appartenance commune, c’est-à-dire ils créent une communitas en pratiquant ensemble ce changement de statut, bien qu’ils doivent rester en dehors de leur société pour ce faire. Ce qui nous intéresse ici est la conviction de Turner que le rituel comprend une force transformative. Les conflits politiques peuvent être négociés au sein des espaces liminaires qui existent dans la société qui nous intéresse. Ces conflits sont appelés Social Drama par Turner et divisés en quatre phases : 1. rupture, 2. crise, 3. traitement, 4. réintégration.
7 V. Turner lui-même a indiqué ce malentendu possible: „I have used the term ‚anti-structure’…to describe both liminality and what I have called ‚communitas’. I meant by it not a structural reversal…but the liberation of human capacities of cognition, affect, volition, creativity, etc., from the normative constraints upon occupying a sequence of social statuses » (1982: 44). Giddens (in Beck/Giddens/Lash 1996: 332) souligne également que l’articulation entre le local et les structures globales déterminent le succès de cultures politiques alternatives.


Selon Richard Baumann (1986), le récit ayant pour objet l’événement est constituant de l’événement lui-même. L’évolution du discours émergeant détermine la suite de l’événement et montre des possibilités alternatives à la pratique sociale. Ursula Rao et Klaus-Peter Köpping (2000: 2) élargissent encore le terme de l’événement : non seulement la structure est générée par l’événement, mais elle est créée et transformée par l’événement. En évoquant la question du cadre grâce auquel un rituel fonctionne en tant que tel, on considère que l’acte rituel est noué inséparablement avec la réalité sociale qu’il produit. Dans notre question de recherche, nous traitons des effets réciproques entre le contexte sociétal dans lequel un événement a lieu, et les effets sur la pratique sociale, c’est à dire les transformations qui en résultent. Des études sociologiques récentes considèrent des événements (au sens anglais de l’event d’usage en allemand) des formes de communautarisation (au sens allemand de Gemeinschaft) sans limites des sociétés qui s’individualisent et se pluralisent de plus en plus (W. Gebhardt, R. Hitzler, M. Pfadenhauer (Eds.), 2000: 12). Ici nous pourrions établir un lien avec l’état de Communitas tel qu’il a été défini par V. Turner (1982). Cependant, il reste à déterminer si les « events » examinés ont pour conséquence un changement à long terme (tel une transformation de statut comme dans l’exemple de Turner), ou s’il s’agit plutôt d’expériences individuelles superficielles dont l’effet ne dépasse pas la durée de l’événement, ou dont l’effet ne joue un rôle qu’au sein du milieu au sein duquel elles se déroulent.

Nous partageons, en retenant l’événement comme objet de recherche, le point de vue des auteurs cités ci-dessus, selon lequel les groupes peuvent se constituer seulement à l’occasion d’un événement. Néanmoins, la fête est implantée dans un contexte local et translocal, elle le structure et elle est aussi structurée par ce contexte. Le groupe8 qui s’est constitué autour de cette fête est lié à long terme par les objectifs politiques qu’il poursuit avec l’organisation de l’événement : donner un nouveau sens à l’identité locale (en mettant par exemple en scène des éléments présents de la culture kabyle, antillaise et brésilienne), préserver la substance architecturale du quartier au moyen d’un programme de réhabilitation de la ville, lutter contre la délinquance juvénile en créant des occupations, etc.. Pendant la fête, quand plusieurs habitants du quartier agissent en même temps comme acteurs sur la scène, les structures globales de la société (locale) sont mobilisées pour arriver à ces fins politiques. Ici, la créativité des participants peut se déployer librement et se détacher de certaines contraintes sociétales au sens de la définition de V. Turner, sans pour autant renverser la structure intégrale de la société.


8 Le noyau dur de ce groupe est composé de membres de l’association « Les Quatre Horizons » mentionnée ci-dessus. S’y ajoutent divers groupes de musique (amateurs et professionnels) du quartier, les propriétaires des bars et restaurants limitrophes et des représentants d’autres associations.


La participation aux fêtes translocales dans le sens d’une global city (S. Sassen, 1991) concerne un contexte sémantique défini à la fois spatialement et mentalement, allant au-delà du contexte géographique. Cependant, tous les acteurs n’ont pas conscience de toute la complexité de ce contexte sémantique et il s’est alors avéré nécessaire de déceler le(s) sens que les signes envoyés peuvent prendre, en menant des observations participantes et des interviews semi-directifs auprès des personnes concernées. Notre approche peut ainsi contribuer au débat sur la globalisation en analysant les interpénétrations transnationales non pas du point de vue de communautés préalablement définies, mais en partant d’événements auxquels participent des groupes de personnes spécifiques (dont la composition est explicable en partie par l’événement lui-même). Nous cherchons ainsi à sortir du « nationalisme méthodologique », qui, lui, part de groupes culturellement distincts, en le remplaçant par une perspective innovatrice. En optant pour cette conception, nous voulons aussi contribuer à développer les recherches sur les interpénétrations et espaces sociaux transnationaux. Comme nous nous penchons particulièrement sur la participation des migrants aux fêtes locales et translocales, nous allons indiquer par la suite quelques liens théoriques entre les approches actuelles dans les recherches sur la migration. Les recherches fondées sur la théorie de l’agir ont montré qu’un certain nombre de cheminements migratoires prennent une forme circulaire. Une des conséquences qui en résultent pour la conception de telles recherches est la nécessité de dépasser la dichotomie entre le pays d’origine et le pays d’accueil afin de comprendre et d’expliquer dans le sens weberien les logiques inhérentes à ce processus migratoire. Grâce à leurs travaux sur les espaces sociaux transnationaux, Ludger Pries (1998) et Thomas Faist (2000) ont développé des outils conceptuels qui tiennent compte de la dynamique propre des transmigrants. L. Pries définit les espaces sociaux transnationaux ainsi (1996:472) : « Ce sont plutôt des nouvelles réalités sociales (normes d’action, milieux culturels, économies locales, réseaux sociaux etc.) qui prennent forme et qui transforment qualitativement les contextes sociaux d’interpénétration antérieurs de la région d’émigration et de la région d’arrivée, et qui se tendent comme nouveaux espaces sociaux entre et au-dessus de celles-ci. ». Notre définition de translocalité souligne l’influence des conditions locales spécifiques, au sein de ces contextes d’interpénétration, sur les espaces sociaux émergents. Les fêtes locales et translocales sont une forme d’expression de ces réalités sociales. Dans le cas où ces fêtes représentent des reproductions ou des inventions de symboles nationaux d’identité dans le sens d’ E. Hobsbawm et T. Ranger (1983), on peut considérer les acteurs, en suivant N. Glick Schiller et G. E. Fouron, comme « long-distance-nationalists ». Nous analysons les fêtes et les rites dans le contexte de la migration, car ces événements offrent la;rare occasion aux migrants d’articuler des opinions politiques au sein de l’espace public. Dans notre cas, il convient de se demander si les migrants se réfèrent dans leurs actions et déclarations politiques à leur pays d’origine, comme le font les « long-distance nationalists », ou s’ils ne développent pas plutôt une identité imprégnée par la localité actuelle, c’est-à-dire une identité dont le cadre de référence va au-delà de la somme des éléments de la région d’accueil et de la région d’origine, et qui trouve son expression symbolique dans la fête en question. S’agit-il d’une expression spécifique d’un phénomène que Rudolf Stichweh9, en suivant Niklas Luhmann10, appelle la Weltgesellschaft ?

Jusqu’à aujourd’hui, il n’existe que peu de travaux empiriques qui prennent en considération les liens entre les débats résumés ci-dessus. Parmi eux se trouve un numéro thématique de la « Revue Européenne des Migrations internationales » sur les fêtes et les rituels dans la migration11. Suite au constat d’une demande émergeante d’exotisme sous différentes formes, la question se pose de savoir si les migrants ne restent pas éternellement dans le rôle de l’Autre12, se voyant discriminés positivement13 au cours d’intérêts culturels politiquement corrects exprimés par les élus locaux. Malgré l’existence des études empiriques évoquées ci-dessus, une lacune reste à combler en ce qui concerne le développement d’outils conceptuels et méthodologiques partant de la théorie de l’agir, servant à analyser les fêtes dans la migration comme moyen


 9 Stichweh, Rudolf, 2004 : « Kulturelle Produktion in der Weltgesellschaft ». Working Paper. Universität Bielefeld: Institut für Weltgesellschaft, 14 p.
10 Luhmann, Niklas, 1971: « Die Weltgesellschaft », in: id., 1975: Soziologische Aufklärung. Ausgewählte Aufsätze zur Theorie der Gesellschaft. Opladen: Westdeutscher Verlag, pp. 51-71.
11 Au sein de ce numéro se trouve une étude signée par Albano Cordeiro et Marie-Antoinette Hily (2000: 69-71), traitant des fêtes de migrants portugais en France. Les auteurs montrent comment, au cours de l’évolution de la situation migratoire vers un accroissement des richesses financières et du succès, la créativité existante au départ a cédé la place à une reproduction de conventions chorégraphiques et stylistiques. Dans un premier temps, les organisateurs des fêtes ont composé leur propre musique et dessiné leurs propres costumes. Puis, le succès des fêtes portugaises à Paris a mené à une demande croissante au-delà de la communauté portugaise, venant par exemple de la part de communes qui voulaient organiser des fêtes multiculturelles. Suite à ces engagements et aux subventions qui en résultaient, les groupes de musique disposaient de moyens financiers plus importants. Les résultats de cette demande d’authenticité sont une fixation sur les signes du „vrai costume », une importation de textes de chansons du Portugal, et même l’imitation détaillée de chorégraphies enseignées par les professeurs de danse invités du Portugal. Cf. aussi Sophie Chevalier (1996) a propos des constructions identitaires et la tradition populaire des Portugais.
12 Dans son analyse de différentes cultures du carnaval à Nice, Christian Rinaudo (2000) a montré l’existence de différentes constructions d’identité et d’altérité, qui permettent de déceler différents éléments sémantiques véhiculés par le terme « carnaval ». D’un côté, la ville de Nice organise tous les ans un cortège officiel de carnaval, composé de chars décorés de fleurs et de fruits qui sillonnent les rues. Ce cortège, auquel assistent de nombreux touristes venus du monde entier, depuis les tribunes, est rejeté par un groupe d’habitants. Leur critique de cette « façade pittoresque » est fondée sur le fait que ce carnaval ne reflète pas du tout la composition multiethnique de la ville de Nice. De nombreux artistes, des habitants de toutes les générations, originaires de différentes régions du Maghreb, et des opposants à la mondialisation se sont alors rassemblés en réaction à cette manifestation imposée « d’en haut », afin de fêter un « carnaval indépendant ». Le premier Mai représente une des dates les plus importantes au cours de l’année pour les organisateurs de la fête. En optant pour ce choix symbolique que représente la fête du travail pour le défilé, un lien entre la création d’une identité locale et une référence aux enjeux globaux de la société, dépassant le cadre local du quartier, est dressé. Nous donnons une suite aux travaux de Rinaudo par nos enquêtes empiriques sur le fêtes du quartier parisien de Sainte Marthe, co-organisées par des migrants, et de développer davantage les outils méthodologiques qu’il convient d’appliquer.
13 Nous faisons référence à l’étude de Michel Agier (2000) sur l’africanisation du carnaval brésilien de Bahia, qui montre comment l’héritage africain imaginé est inventé et perpétué dans la situation de fête par un mouvement de culture noire. Cette évolution rejoint les tendances afrocentristes que l’on trouve parmi certains Européens originaires de pays d’Afrique, et dont l’identification avec la culture afro-brésilienne pratiquée pendant des fêtes à Paris ou à Cologne, en témoigne. Cette pratique de la « culture afro-brésilienne » s’exprime pendant des séances de Capoeira ou pendant des fêtes de quartier, auxquels participent des groupes de percussion portant des symboles et des instruments brésiliens. Ce processus d’identification et la valorisation de la « culture afro-brésilienne » présentent un lien, concernant certains acteurs, avec des revendications translocales de dédommagement pour la traite des esclaves.


d’expression politique transnationale.Tout en étant très riches, les études effectuées jusqu’alors restent relativement descriptives, ne reflétant que partiellement des concepts méthodologiques et théoriques. Dans notre approche, nous considérons les rituels comme formes d’expression périodique d’identités culturelles, réglementées socialement, et produites au cours de fêtes organisées collectivement. Au cours de ces pratiques rituelles, les systèmes de référence provenant de la région d’origine des migrants jouent un rôle tout aussi important que ceux provenant de la localité de résidence actuelle, l’ensemble menant à la création de nouvelles réalités d’agir qui se situent au-delà d’un simple lien entre les deux sphères. Il convient alors d’examiner la perpétuation d’idées rousseauistes du « bon sauvage », qui s’expriment par l’attention particulière portée envers certains migrants lors de manifestations de danses acrobatiques aux rythmes des tambours, au lieu de les ignorer, voire les considérer comme une part invisible et banalisée de la société. Cet exemple nous permet de nous pencher de façon plus détaillée sur les programmations algériennes pendant le carnaval Sainte Marthe. D’après la Présidente de l’Association, « L’intégration doit aller dans les deux sens ». Elle traduit cette conviction par une proposition variée de musiques, mets, costumes venant de différentes régions du monde. L’Algérie y prend une place importante : il y a des gâteaux algériens (et des crêpes) pendant toutes les fêtes auxquelles l’association participe, des chants kabyles (parmi des musiques brésiliennes, antillaises et françaises) pendant la nuit du conte et un couscous méchoui (avec une salade grecque et d’autres entrées et desserts) est servi tous les ans au banquet du quartier. Dans le même temps, la Présidente souligne toujours qu’elle a fondé une association de quartier et non pas une association algérienne : lorsque la première adjointe au Maire du Xe arrondissement lui a demandé de présenter des artisans algériens à l’exposition annuelle « Ensemble nous sommes le Xe », consacrée aux métiers en 2006, elle a répondu qu’elle connaissait mieux les métiers de France que d’Algérie puisqu’elle avait passé plus de temps à Paris qu’à Alger. Cette demande d’exotisme de la part de la mairie reflète la politique (de la gauche parisienne) de mettre en scène la diversité, mais comprend le risque d’essentialiser et figer les composantes de cette diversité.

Identités et alterités

Dans la vie quotidienne, les acteurs sociaux produisent constamment l’ordre social (H. Sacks, 1984). Les processus d’identification de soi et de l’autre, les constructions de l’identité et de l’altérité constituent le fondement de l’interaction symbolique (E. Goffman, 1959) et de la communication entre les individus. Dans ses travaux sur les Wir-Gruppen, G. Elwert a montré à quel point non seulement l’individu, mais aussi le groupe a besoin de l’Autre pour se constituer, pour se démarquer. Lors de ce processus de délimitation, des messages de politique identitaire sont transmis par des actes verbaux14 et non-verbaux au groupe de référence, mais aussi aux nonmembres de son propre groupe. Ces phénomènes sont davantage visibles dans des situations de fête, dans lesquelles chaque collectif véhicule un message d’identification destiné aux non-membres du collectif. Les signes d’appartenance locale et translocale sont particulièrement visibles pendant la fête, puisque cet événement représente (non pas exclusivement, mais en partie) un renversement temporaire des statuts sociaux, des rôles de genre et des appartenances « ethniques »15. Nous partons cependant du constat qu’une production d’identités est mise en scène dans les mouvements récents de carnaval16 tels le carnaval Sainte Marthe, qui présente les symboles d’une identité imaginée plutôt qu’une altérité imaginée.

Nos recherches ont abouti à la distinction de quatre dimensions du processus d’identification : 1. Une catégorie autoréférentielle d’identité „ethnique »17, 2. Une référence à la catégorie „genre » ou « identité sexuelle », 3. Une identification avec les frontières géographiques du territoire dans lequel la fête se déroule, c’est à dire une référence à l’identité définie localement ou par le territoire, 4. Une référence à la politique locale (autour de la gentrification) et/ou supranationale. La gestion de conditions variées de la vie quotidienne exige une capacité de « bricolage » dans le sens de Lévi-Strauss, c’est à dire une aptitude à gérer de façon créative différents éléments de la production identitaire. Les fêtes sont des expressions publiques de cette production identitaire dynamique. Des processus de transformation temporelle et spatiale de ces formes de production identitaire sont susceptibles d’apparaître, entre autres grâce aux interpénétrations translocales. Comment se distingue au cours de ce processus l’auto-perception des migrants de la perception de ces derniers par autrui, c’est à dire quels contenus sémantiques attribués individuellement ou collectivement aux signifiés « Paris » et « Sainte Marthe » peut-on trouver ? S’agit-il de „long-distance transnationalists » (N. Glick Schiller/G. E. Fouron 2001:17-36), d’une partie d’espaces sociaux transnationaux (Pries 1998, Faist 2000) ou d’acteurs ayant des références translocales, au sein desquelles les frontières nationales perdent de leur importance ?


 14 Il s’agit là d’actes illocutoires dans le sens de la théorie des actes de parole développée par Austin (1962) et Searle.
15 Ceci n’est valable que de manière restreinte pour les phénomènes néocarnavalesques comme les carnavals des cultures, puisque dans ce cas, les personnes appartenant elles-mêmes aux cultures concernées (inventées ou perpétuées) mettent en scène les signes d’appartenance en question. D’autres participants, qui s’identifient avec une certaine aire culturelle sans y avoir un lien biographique, se déguisent à l’occasion avec des signes attribués à cette aire culturelle (par exemple avec des drapeaux brésiliens en jouant de la samba).
16 Selon Abner Cohen (1982:24), le carnaval offre un terrain particulièrement fertile pour l’analyse des identités culturelles, voire des processus de production des identités, car ces dernières sont négociées dans des situations de limite entre l’ordre existant et le désordre toléré.
17 Nous mettons la catégorie « ethnique » entre guillemets puisque nous l’entendons comme une catégorie réellement employée par les acteurs sociaux. Toutefois, nous ne l’utilisons pas comme une catégorie analytique, puisque nous sommes conscientes de l’impossibilité d’en donner une définition absolue. Cf. Les travaux de J. Pfaff, de G. Schlee, de J.-L. Amselle et d’E. M’Bokolo à ce sujet.


Comme nous partons du constat d’effets interdépendants entre les formes d’expression de ces dimensions de la production identitaire véhiculées par les différents acteurs dans différentes localités, l’analyse de l’altérité imaginé dans le lieu de résidence des migrants représente un aspect important de la recherche. En ce qui concerne la catégorie autoréférentielle d’identité « ethnique », nous avons pu observer une instrumentalisation de celle-ci dans un contexte spécifique : lorsqu’il s’agit de demander des subventions auprès de la Politique de la ville ou auprès de la mairie, l’aspect intégrateur des fêtes par la célébration des identités culturelles présentes dans le quartier est mis en avant par la présidente des « Quatre horizons ». Déclarant que l’intégration doit aller dans les deux sens, elle propose du couscous et des gâteaux algériens pendant les banquets de quartier en été. En ce qui concerne le choix des musiques accompagnant les fêtes, la programmation comporte des variétés françaises, des chants arabes, de batucadas brésiliennes et des orchestres antillais. La diversité mise en scène fait partie du message diffusé au cours de ces fêtes, une unité dans la diversité, comme l’indique par ailleurs le nom de l’association « Les quatre horizons ». Cette dimension plurielle est systématiquement mis en avant par la présidente dans les nombreuses interviews qu’elle donne à la presse qui s’intéresse fortement aux fêtes de ce quartier18.

Les références au genre sont utilisées lorsqu’il s’agit de promouvoir l’importance de ces fêtes comme lieux de sociabilité pour une partie des femmes maghrébines résidant dans le quartier. A côté d’un grand nombre de femmes d’origine maghrébine actives et indépendantes, il y a un groupe de femmes âgées autour de 60 ans, peu lettrées, qui trouvent ici un lieu de rencontre et de retrouvailles autour des danses et musiques arabes. Parmi les organisateurs de ces fêtes se trouvent presque exclusivement des femmes, les hommes assistant seulement à la mise en place des tables et à la distribution des plats. Ce sont les femmes qui contrôlent la logistique, le budget et qui s’occupent du cadre juridique de l’organisation. Dans ses demandes de subventions, la présidente des « Quatre horizons » propose d’organiser des ateliers d’alphabétisation pour les femmes qui en ont besoin. Le niveau socio-culturel des femmes membres de cette association est hautement hétérogène : il va d’analphabètes jusqu’aux diplômées de l’enseignement supérieur, dont trois docteurs de l’université. Selon la situation, par exemple lors de danses spontanées pendant les fêtes, l’identité liée au genre permet de dépasser les clivages sociaux, mais quand il s’agit de l’intendance, les rapports hiérarchiques qui s’installent reflètent les différences sociales : l’association « donne du travail » à certaines femmes qui préparent les gâteaux pour les fêtes, et elle paie quelques jeunes gens qui assurent la sécurité pendant la fête de la musique, qui attire quelques milliers de personnes dans le quartier.


18 D’après la présidente des « Quatre horizons », une centaine d’articles ont déjà été rédigés sur les fêtes dans le quartier Sainte Marthe.


En ce qui concerne les références historiques sur l’espace urbain, le caractère populaire et festif de ce grand quartier de Belleville dont Sainte Marthe fait partie, mystifié par la littérature, est souvent cité. La description suivante résume bien les caractéristiques de cet espace urbain souvent mis en avant : « Belleville est certainement l’un des quartiers parisiens les plus mythiques, fait de gouaille, de familiarité généreuse, de simplicité et d’esprit frondeur, de générosité et de fraternité. Belleville évoque le parigot, le cabaret, le caboulot, la marchande des quatre saisons, l’orgue de barbarie, le titi, le gavroche, le coup de rouge, la jolie grisette et l’artisan industrieux. »19. Pendant une exposition organisée par la mairie du Xe arrondissement et intitulée « Ensemble nous sommes le Xe. Mémoires d’habitants d’ici et d’ailleurs », l’association organisatrice des fêtes, « Les quatre horizons », a contribué à maintenir cette image mythique et pittoresque de Belleville. Des personnes âgées d’origines variées, vivant ou ayant vécu à Sainte Marthe, ont été interrogées sur leurs souvenirs. La marchande des quatre saisons sur la place Sainte Marthe, la coopérative « L’égalitaire » rue Sambre et Meuse et les fêtes telles que les Bals du 14 juillet on été mis en avant par les intervieweurs qui ont retranscrit de manière sélective les énoncés des interviewés.

Parallèlement, la mairie a invité la photographe locale Marie Babey a exposer ses photos du quartier Sainte Marthe dans un grand espace au rez-de-chaussée de la mairie. Parmi ses photos se trouvent des images très joyeuses des fêtes de quartier à l’époque actuelle, par exemple un portrait de l’organisatrice et présidente souriante de l’association « Les quatre horizons », portant un grand plateau de gâteaux algériens sur sa tête. Dans son allocution de vernissage, le Maire socialiste du Xe arrondissement, a voulu contrebalancer cette image pittoresque et paisible du quartier, en faisant ouvertement allusion aux murs de l’exposition mis en place par « Les quatre horizons », déclarant que la vie de quartier n’était pas aussi harmonieuse que certains documents ou présidents d’association comme « Les quatre horizons » voulaient le laisser croire.

La quatrième dimension qui concerne explicitement la politique est la plus importante pour répondre à notre question de recherche, même si les trois premières peuvent aussi témoigner d’une connotation politique. L’événement déclencheur des fêtes du quartier de Sainte Marthe qui a contribué à créer cette communauté locale, était le projet de la mairie de détruire entièrement ce quartier. Les fêtes ont alors été inventées afin de valoriser le patrimoine architectural, mais aussi humain, de ce quartier. La vie commune dans toutes ses composantes a été mise en scène afin que la mairie prenne conscience de l’ampleur matérielle et immatérielle de la destruction visée. Encore aujourd’hui, après la victoire des habitants contre le projet de destruction, les projets d’aménagement du territoire sont minutieusement suivis par les habitants et créent un sentiment d’appartenance commune contre les technocrates de la ville. Cependant, cette communitas créé en réaction à sa destruction,


 19 Jean Audouze, Jean-Claude Walter in Morier 1994:6. Ce livre a été rédigé en collaboration avec une autre association Bellevilloise, « la Bellevilleuse ».


présente des fissures importantes en dehors de ces moments festifs : un nouveau fossé s’ouvre entre spéculateurs immobiliers et certains propriétaires d’appartements d’un côté et certains locataires très pauvres de l’autre. Le regain d’intérêt dont bénéficie le quartier a fait monter les prix et fragilise le sentiment d’appartenir à une communauté territoriale.

  

Faire communauté à Sainte Marthe

Nous pouvons résumer nos résultats par trois dimensions de ce « faire communautaire » par l’événement festif.

Le rejet de la politique urbaine comme événement créateur et fédérateur du groupe

L’identité politique locale, qui s’exprime symboliquement dans la fête, est un facteur constituant dugroupe (Wir-Gruppe), et non pas l’inverse. L’élément défini par le lieu de résidence est plus important que les éléments provenant du cadre de référence culturel ou religieux de la région de départ des migrants. Des références politiques translocales peuvent être exprimées de façon symbolique en complément aux références à la politique locale pendant la fête.

Nous nous sommes intéressées à l’observation des groupes qui se constituent seulement autour de l’événement qu’est la fête, afin de comprendre quelle est leur composition et quels sont leurs objectifs politiques ou ceux poursuivies par leurs membres. Le groupe en question s’est seulement créé en réaction à un événement marquant la politique locale. D’autres éléments identitaires des individus ont été instrumentalisés dans certaines situations au sens goffmanien, mais ne se trouvaient nullement en concurrence ou en contradiction avec l’élément fédérateur que fut le projet immobilier de la municipalité.

Par la suite, il convient de poser la question de savoir dans quelle mesure ces manifestations d’identité à l’intérieur du rituel ont réellement eu un potentiel de transformation des réalités sociales.

Transformation et potentiel transformateur de la fête

D’un côté, les enjeux translocaux sont saisis par différents acteurs dans différents endroits, d’un autre côté, l’expression de pratique sociale varie selon la localité. Nous avons cherché à comprendre le potentiel transformateur qu’ont les rituels à long terme sur la société, en prenant en considération une perspective historique comparative qui met l’accent sur les interpénétrations. Ce faisant, nous considérons le rituel comme une suite d’actions socialement réglementée et collectivement

pratiquée, en soulignant, à la différence de la définition que donne W. Fuchs-Heinritz (1994:566), son caractère dynamique et transformateur. K.-P. Köpping et U. Rao (2000:21) ont souligné les différents niveaux de transmission de sens au cours du rituel. Les acteurs qui pratiquent le rituel n’ont pas le contrôle exclusif sur le rituel; ce dernier doit être reconnu et authentifié par les spectateurs. Ceci peut avoir lieu au moyen de gestes symboliques, de déguisements et de formes de discours réglementées.

La participation des autorités politiques aux fêtes, voire leur acceptation de ces événements, varie en fonction du contexte local20. Il convient de se demander si l’acceptation de la diversité culturelle a touché à ses limites au moment où l’organisation des fêtes qui expriment cette diversité est soumise à un contrôle renforcé par les instances étatiques. Afin de pouvoir analyser la dimension politique au sein du processus de production identitaire, nous nous sommes penchées sur la manière dont les participants gèrent les limitations de leurs libertés par la politique locale, et comment ils arrivent, la cas échéant, à s’approprier l’espace public au-delà de la situation festive. Nous nous sommes alors demandées comment les migrants se servent de l’espace public, à travers la fête, pour leurs négociations politiques. Les fêtes sont-elles un moyen de légitimer la présence des migrants ? Comment les migrants gèrent-ils les contraintes et libertés juridiques et sociétales ? Quels groupes d’intérêt essaient de cimenter des rapports de pouvoir existants, et quel groupe opposé cherche éventuellement à éviter cela (cf. J. Pfaff-Czarnecka, 1998, pp. 580)? Les rapports de pouvoir se restructurent-ils par le rituel ? Afin de répondre à cette question, il convenait d’examiner de quelles façons les messages transmis sont interprétés et de quelle importance relèvent les différents acteurs (y compris le public) au cours de cet échange. Nous avons constaté qu’une „politique derrière le masque » (D.-C. Martin, 2001) a lieu en particulier pendant les fêtes de carnaval, comprenant deux processus en apparence contradictoires : d’un côté, l’état d’urgence organisé permet de consolider les règles de normalité pour le restant de l’année, d’un autre côté la situation de fête offre un espace pour exprimer une critique profonde de la situation existante, et cette critique est mise au centre de la conscience des personnes qui participent à la fête. Une nouvelle évolution, voire une transformation de la situation est favorisée par l’apparition de nouveaux acteurs (comme des migrants) participant aux événements. Ces réflexions ont conduit à notre second résultat.


20 Un exemple pour les processus de négociation dominés par le pouvoir administratif a été révélé par la réaction de la mairie du Xe arrondissement (dominé par le PS) au défilé festif des Indiens : Le Maire est intervenu avec succès pour cantonner le défilé des migrants indiens, devenu très populaire, dans les petites rues adjacentes à la mairie, avançant l’argument qu’il fallait maintenir l’équilibre entre les représentations symboliques de différents groupes au sein de la
« République ». La migration indienne est majoritairement implantée dans le quartier autour de la mairie du Xe arrondissement de Paris.


Les fêtes auxquelles les migrants participent disposent d’un potentiel transformateur qui ne peut s’exprimer qu’à condition que certaines règles du cadre politique local soient respectées. Dès que les règles du cadre d’interaction locale sont dynamitées, le rituel ne fonctionne plus. Le potentiel subversif des fêtes ne peut que s’exprimer (durablement), si le système entier au sein duquel elles se déroulent n’est pas renversé.

Nous devions déceler les conditions spécifiques de faisabilité d’une fête et distinguer les différents acteurs décisifs afin de tester cette hypothèse. Au lieu d’organiser une révolte urbaine, les habitants se sont servis du cadre légal d’organisation d’une fête en demandant une autorisation préfectorale et en inscrivant cet événement sur l’agenda des fêtes parisiennes. Ce respect du cadre juridique et administratif n’était pas en contradiction avec le potentiel transformateur de cette fête, qui a fortement contribué à l’abandon du projet de destruction du quartier.

Transformation des rituels et fêtes dans le cadre de la migration

Abner Cohen (1993) souligne, de même que Frederik Barth (1969), qu’une culture n’existe pas „en soi », mais seulement dans un contexte. Ce postulat implique une transformation de la pratique culturelle selon le contexte spatial et temporel. Peut-on constater que les fêtes sont inventées seulement dans le contexte de la société d’accueil, de sorte qu’une nouvelle identité, définie géographiquement, se forme par la communitas au cours de la fête ? De plus, il convenait de s’interroger sur la manière dont les références au pays d’origine d’une part et au lieu de résidence actuel d’autre part s’articulent dans la situation festive. De nombreuses études sur les transmigrants (Pries 1998, Faist 2000, Glick Schiller/Fouron 2002) ont montré que les relations au temps et à l’espace, à la culture et au territoire géographique ont changé, et que des espaces sociaux transnationaux se sont dressés entre et au-delà des systèmes de références (nationales) antérieures. Les réponses à ces questions nous ont conduit à notre troisième résultat.

Les rituels et les fêtes sont des lieux où des conflits micro- et macropolitiques sont gérés. Les relations des acteurs actifs et passifs entre eux ainsi que la position des instances relevant de la politique locale et de l’administration déterminent l’espace d’action des migrants et les formes d’expression du rituel au sein de l’espace public.

Le(s) contenu(s) politique(s) des fêtes observées ainsi que leur potentiel transformateur ont été situés dans un contexte historique et sociétal spécifique, pour que les catégories d’analysespécifiques correspondantes puissent être développées et que les processus de changement puissentéventuellement être relativisés. Il était nécessaire de déceler les symboles instrumentalisés par les acteurs et l’interprétation de ces symboles par les différents acteurs afin de pouvoir distinguer les différentes dimensions politiques des actes rituels. C’est ainsi que certains éléments macropolitiques comme les droits de l’homme ou la situation des réfugiés politiques étaient entremêlés avec les revendications politiques locales. Ces dernières ont également été accompagnées de références translocales, qui ont situé le cas local de Sainte Marthe dans un contexte allant au-delà de cette localité afin de souligner les conséquences de la gentrification pour l’évolution socio-économique du quartier. La pluralité des références politiques qui s’expriment pendant ces fêtes n’est pas non plus en contradiction avec les enjeux de politique locale négociés au sein de cette arène politique. Un sentiment situatif de communitas se produit pendant ces fêtes, ayant des conséquences durables pour la vie sociale de ce quartier, au sein duquel les origines géographiques diverses ou les appartenances religieuses de ses habitants sont valorisés afin de préserver ce territoire commun. Les processus d’inclusion ou d’exclusion sont marqués par l’invention de cette localité sur un plan synchronique et diachronique.

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