Introduction

Cette communication vise à explorer une des dimensions de l’implication : le fait de s’impliquer. Elle a pour ambition, à partir de l’expérience syndicale de contribuer à la réflexion sur les spécificités de cet engagement confronté à ce qu’on désigne communément par la crise du syndicalisme (Ion, 1997).
Selon Labbé (Labbé, 1996), au cours de ces quinze dernières années, la France a connu une « sorte de révolution silencieuse et mal comprise : la quasi-disparition du syndicalisme sur les lieux de travail » sur fond de dissension syndicale et de remise en cause de la légitimité de l’action syndicale. En effet on assiste de plus en plus au passage du « formel » vers « l’informel », et l’interlocuteur « privilégié lors des négociations n’est pas exclusivement le délégué syndical (1). On constate donc un glissement des accords vers des quasi-accords » (Linhart, 1998).
La crise syndicale n’est pas spécifique à la France, les autres pays européens connaissent eux aussi une remise en cause du lien syndical qui se distend de plus en plus (Dufour, 1998). Elle est plutôt le révélateur d’une redéfinition des appartenances et des identités sociales dans une configuration post-moderne d’éclatement, de « pluralisme désordonné » (Vakaloulis, 2003), et prend appui sur l’individualisme désormais largement analysé par la littérature sociologique (Elias, 1987), (Giddens 1993). Ainsi les identités sociales deviennent plus fluides, plus mobiles et protéiformes (2), avec un renforcement des contraintes et la privatisation des comportements et attitudes. D’où à la fois les difficultés des individus à rejoindre les formes traditionnelles de l’action collective et une sous-estimation de leurs capacités réelles à peser sur le cours des évènements.
Par ailleurs la dérégulation sociale, l’impuissance des institutions de contrôle (inspection du travail) tout comme la démission des instances régulatrices du lien salarial (Prud’Hommes, organes paritaires) rendent particulièrement tendues les relations de travail. L’exercice syndical s’est également complexifié, les militants syndicaux et spécialement le délégué syndical – véritable homme orchestre de la vie syndicale, se doivent de posséder une réelle compétence juridique et technique. Ils sont les animateurs de la négociation et de la vie des sections. Ils ont à trouver les moyens pour intervenir sur les évolutions économiques et techniques de l’entreprise, etc.…
Dans l’exemple que nous développerons, celui de l’implication des délégués syndicaux au sein de l’Université Catholique de l’Ouest (UCO) à Angers, il faut également noter que le fait syndical ne va pas de soi tant la culture de l’établissement regarde avec suspicion l’action syndicale. Celle-ci est considérée avec méfiance, toujours trop revendicative ou tatillonne (surtout lorsqu’elle rappelle la nécessité de la conformité à la règle) et se heurte à des dispositions multi-séculaires de respect de la hiérarchie « de droit divin » et de soumission.


(1) Ou alors, dans l’exemple que nous donnerons de l’implication syndicale à l’Université Catholique de l’Ouest, il est plutôt question de choisir le représentant syndical le plus conforme aux vœux de la direction

(2) Entretien avec Michel Vakaloulis, par Jean-Claude Oliva, février 2000, l’Humanité


La syndicalisation en France, une exception européenne ?

Il a 25 ans les syndiqués représentaient un quart des salariés en France soit 4 millions. En 1993, ils ne dépassent de peu la barre des deux millions (environ 10 % des salariés) aujourd’hui sans en connaître les chiffres exacts on parle de 5 % de syndiqués. Encore faut-il remarquer «qu’ il y a plus d’un retraité pour cinq syndiqués et que cette proportion n’a cessé d’augmenté depuis les années 60 » (Linhart, 1998).
Dans son ouvrage Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, D.Labbé dès l’introduction précise les contours de la syndicalisation en ces termes : « depuis maintenant une vingtaine d’année aucune organisation, aucun secteur du salariat n’a échappé à la désyndicalisation. « les syndiqués se trouvent essentiellement dans le secteur public ou dans une grande entreprise nationale ; dans la plupart des entreprises du secteur privé, la syndicalisation est très faible voire inexistante. « Au fond, dans la France contemporaine, le syndicalisme est devenu l’apanage d’une classe moyenne d’âge mûr et disposant d’un emploi stable ainsi que des garanties collectives ». (Labbé, 1996)
Le mouvement social de l’automne 1995 a révélé, sur fond de défection syndicale généralisée, qu’il existe une érosion du modèle traditionnel du militantisme, redoutable en termes de mobilisation collective au profit de formes d’engagement diversifiées dont les motivations sont plus personnelles. Ainsi, on passe de la figure du militant syndical fortement intégré à l’organisation dans un rapport étroit et hiérarchique à son organisation sur fond d’appartenances sociales stables et irréversibles à un rattachement distancié, volatile, ou encore à l’indifférence quand ce n’est pas à la dépréciation de l’action syndicale (laquelle d’ailleurs est très largement orchestrée par les médias qui en la matière s’imposent en « faiseurs d’opinion » insistant jusqu’à l’outrance sur les perturbations engendrées par les mouvements sociaux revendicatifs) . L’engagement collectif se redéfinit, il peut être intermittent. Il présuppose la redéfinition des rapports entre vie privée et vie militante, le rejet des dispositifs de délégation[…], la valorisation et l’utilisation des compétences individuelles comme élément central d’efficacité du groupe mobilisé » (Vakaloulis, 2003). Les mots d’ordre de l’appareil sont discutés, analysés parfois rejetés par des militants qui de ce fait échappent à son contrôle. La primauté du leader (ou du porte-parole) tend à disparaître. Par delà le jeu institutionnel entre partenaires sociaux (Etat, représentants patronaux et syndicaux), il s’agit de favoriser la participation directe pour définir le mode d’emploi des luttes. Le militant n’est plus « une entité vierge mais une singularité ayant le droit de s’auto-définir, de décider d’influer sur le cours des choses » (Vakaloulis, 2003). La CFDT, quoiqu’elle en dise, en fait cruellement l’expérience depuis un an et ses positions sur la question des retraites, sur le dossier des intermittents du spectacle, ont conduit bon nombre de ses adhérents, parmi les plus jeunes, à déserter ses rangs, non pas forcément pour abandonner l’action syndicale mais en direction d’organisations concurrentes qui leur ouvrent largement les bras. Par exemple dans l’enseignement privé, la syndicalisation au sein de la CGT est en plein essor. Le mouvement est massif à tel point que la structure se trouve dépassée en terme organisationnel (3).
Dès lors on réinvente le répertoire des actions militantes en privilégiant souvent les actions à fort contenu symbolique (comme c’est le cas pour les intermittents du spectacle), plutôt que de faire du nombre, par entre autre un usage des médias et un appel à l’opinion publique.
Pour autant sur le plan de la syndicalisation, la France même si elle arrive en queue de peloton (4) ne fait pas figure d’exception : partout en Europe, on constate ce recul de l’adhésion. La tentation de la comparaison entre les diverses situations est trompeuse et risquerait de penser le cas français comme singulier. Il faut donc se garder d’argumenter hâtivement : d’une certaine manière tous les pays européens ont leurs spécificités ! La syndicalisation des salariés varie en Europe de 91 % en Suède à 9 % en France… Ces deux chiffres sont très parlants. Ils tiennent à l’histoire. En Suède, pour bénéficier des prestations de chômage, il faut être syndiqué. On peut donc s’étonner de ce chiffre de 91 % “ seulement ”. En France, le fait d’être syndiqué n’ouvre pas de droits sociaux.
Il existe d’autres différences. Certains syndicats sont, par construction, unitaires, comme en Suède. L’interlocuteur du patron est donc unique. Ensuite, il existe des syndicats unifiés, comme en Allemagne ou au Royaume-Uni. Ces syndicats ont un passé et ont progressivement fusionné pour constituer des syndicats unifiés qui négocient en interne avant de négocier avec le patronat. Troisièmement, il existe des syndicats pluralistes qui se mettent d’accord avant une négociation, comme c’est le cas en Italie ou aux Pays-Bas. En cas de négociations, les syndicats forment alors une représentation syndicale unitaire. Enfin, il existe des syndicats pluralistes et divisés, comme en France et dans une moindre mesure en Espagne. En France, les 9 % de travailleurs syndiqués se répartissent entre 5 Confédérations dites représentatives, sans parler des autres comme la structure construite autour de SUD. On ne parle donc pas de la même chose lorsque l’on parle de syndicats en Europe.
Sur le plan des relations entre organisations patronales et syndicats. L’Allemagne, par exemple, applique le système de la co-détermination. La négociation sous la forme de participation effective des salariés est quotidienne. Dans d’autres pays, dans lesquels il n’existe pas de co-détermination, des pactes sont passés entre organisations patronales et syndicales pour s’accorder sur les revenus, l’emploi ou la durée du travail. Aux Pays-Bas ou en Irlande, un pacte social annuel est signé. Sous une forme moins explicite, l’Espagne a agi de cette manière. Dans ces pays, des règles du jeu sont donc claires et signées.
La troisième situation est celle de la France et de l’Italie, des pays habitués à la signature d’accords interprofessionnels. Enfin, en Grande-Bretagne, les relations sociales organisées sont rares. Il convient de rappeler que le gouvernement de M. Thatcher avait fait voter des lois réduisant les possibilités d’action des syndicats. Le taux de syndicalisation est passé en 15 ans de 40 à 30 %. Mais cette moyenne est trompeuse. Des entreprises ont plusieurs Unions, alors que d’autres n’en ont pas du tout. En outre, la législation du travail est réduite Outre-Manche.
Une autre différence entre les pays européens tient à la hiérarchie des normes. Dans ce domaine encore, la position de la France, marquée par le poids prépondérant de la loi, est unique. La négociation sociale a une grande importance dans les pays du Nord. Par ailleurs, la place de l’interprofessionnel peut varier ; elle est forte en Italie et en Suède mais pratiquement interdite en Allemagne.
Quoi qu’il en soit, dans tous les pays, le mouvement est le même et consiste à vider de leur contenu les accords signés “ en haut ”. Les accords de branche sont ponctuels et les accords de branche généraux n’existent plus. On descend progressivement dans la gestion de l’emploi et des salaires, au niveau local, ce qui correspond au besoin de flexibilité des entreprises et au besoin d’individualisation des rapports sociaux. La récente Loi Filllon de modernisation sociale affiche clairement cet objectif.


(3) A ce propos, sur le plan régional, en Pays de Loire, l’assemblée générale du SNPEFP-CGT (Syndicat National Pour l’enseignement et la Formation Privée) a révélé que la grande majorité des militants sont des anciens de la CFDT, ayant eu des responsabilités par le passé (délégué syndical, délégués du personnel, conseiller prud’homal…) dont le secrétaire académique

(4) Taux de syndicalisation dans certains pays d’Europe

Suède : 91,1% ; Danemark : 80,1% ; Italie : 44,1% ; Grande-Bretagne : 32,9% ; Allemagne : 28,9% ; Pays Bas : 25,6% ; Suisse : 22,5% ; Espagne : 18,6% ; France : 9,1%

Source: ILO. International Labor Office (B.I.T.) Genève. (1995)


Quelques caractéristiques de l’activité syndicale

L’individualisme

Au même titre que l’ensemble des activités sociales, l’activité syndicale est traversée par la tendance dominante à l’individualisme faite d’absence ou de perte de lien de solidarité, d’isolement et de solitude des individus, d’intrumentalisation des rapports inter-individuels et de privatisation des comportements et des attitudes. D’où un sentiment d’impuissance face à des changements réputés « inéluctables », un scepticisme vis à vis de la portée et de l’efficacité des actions collectives en même temps qu’une forte demande de type « clientéliste » vis à vis des représentants syndicaux. Il n’est pas rare que l’on fasse la tournée des délégués syndicaux, indépendamment de leur appartenance, afin de recouper les informations délivrées pour des besoins strictement individuels. Le choix se portera sur celui qui apparaît comme le « professionnel » le plus compétent en matière de législation sociale, le plus attentif et le mieux à même de défendre les intérêts du salarié. Cela débouchera ou non sur une adhésion syndicale (5). L’autre face de l’individualisme se traduit par le souci de soi, la volonté de l’auto-réalisation, la recherche d’une plus grande liberté de mouvement au sein de la vie en commun. Ainsi, on peut être prêt, syndiqué ou sympathisant, à assister aux réunions de sections ou à participer à l’organisation des consultations professionnelles, encore faut-il que le temps qu’on y consacre n’empiète sur le temps hors travail qui sera toujours privilégié. Il s’agit de construire librement son identité en se débarrassant des tutelles pesantes. D’où une tendance certaine au « zapping » syndical, à l’intermittence.

La dérégulation du travail

Celle-ci est particulièrement perceptible au niveau des instances de contrôle. Citons en exemple l’impuissance des inspecteurs du travail qui ont sous leur juridiction plusieurs centaines d’entreprise, qui sont soumis à la pression des entreprises mettant en balance la préservation des emplois et un respect jugé toujours trop tatillon du code du travail. Le plus souvent, l’inspecteur du travail bornera son action à une information ou un éclairage juridique sur tel ou tel aspect d’un accord d’entreprise. Il reçoit seulement les délégués syndicaux, sur rendez-vous, exceptionnellement les salariés encore faut-il qu’ils soient accompagnés par un représentant syndical ou du personnel. Lorsque celui-ci, interpellé par un délégué syndical, prend position par écrit et rappelle la norme juridique, il sait qu’il n’a pas les moyens de la faire respecter. Un peu comme si un agent de police se contentait de constater un délit sans pouvoir verbaliser.De même les organes paritaires saisis en cas de litige sur l’interprétation ou l’application des conventions collectives, rendent des avis qui ne sont pas suivis d’effet, certaines entreprises préférant prendre le risque du désaveu public puisqu’elles savent que les salariés se saisiront rarement de celui-ci pour ester en justice.Enfin, il arrive que le Conseil des Prud’hommes, autre instance de régulation du lien salarial, soit amené à constater des manquements aux droits du travail mais « omette » désormais de sanctionner l’entreprise contrevenante ; l’argument est toujours celui de la préservation des emplois. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que la crédibilité de ces différentes institutions soit entachée, que les salariés développent des appréciations fatalistes du pot de terre contre le pot de fer, constamment débouté de ses droits, en un combat perdu d’avance. Or le travail syndical qui peut conduire à proposer une action en justice pour résoudre un conflit ou contraindre l’employeur à ouvrir des négociations s’en trouve particulièrement affaibli.

Le rôle central du délégué syndical

Le Code du travail français enchevêtre fortement vie représentative et syndicale sur les lieux de travail. Les syndicats ont le droit d'être présents dans les établissements à côté des instances élues au suffrage universel ; ils y détiennent un quasi-monopole de négociation renforcé par l'obligation faite à l'employeur de négocier avec eux périodiquement, et ils ont une priorité dans la présentation des candidats à l'élection. En même temps, les rôles représentatifs se trouvent plus fortement compartimentés : les réclamations individuelles et le suivi des conventions collectives relèvent des compétences des délégués du personnel, les droits d'information et de consultation avec l'employeur sont la prérogative du comité d'entreprise ou d'établissement ; la négociation sur les salaires et l'aménagement des horaires est du ressort des délégués syndicaux ; l'intervention sur les questions de santé et de sécurité relève d'un comité spécialisé, le CHSCT (Comité d'hygiène et de sécurité, conditions de travail).Les instances de représentation quelque peu influentes se donnent un homme orchestre dans la figure du délégué syndical. A lui (rarement à elle) revient alors, outre la prise en charge des tâches explicitement définies (la négociation, l'animation de la vie syndicale), le rôle informel de l'impulsion de la vie représentative : arrêter les grands choix présidant à la politique du CE en matière d'activités sociales et culturelles, assurer la liberté d'intervention des délégués du personnel, trouver les moyens appropriés pour intervenir sur les évolutions économiques et technologiques de l'établissement, coordonner le travail d'une équipe d'élus éventuellement pluri-syndicale et souvent en situation de cumul de mandats. Le dualisme prescrit se trouve donc largement dépassé par ce trait commun : la prise en charge, de fait et non de droit, ­d'un double mandat, représentatif et syndical, exercé par des personnages clés des systèmes représentatifs. Le mandat représentatif et syndical interne se trouve souvent prolongé par l'engagement dans un ou plusieurs mandats syndicaux externes. On observe également que ce type de représentants, interlocuteurs incontournables des directions qui leur reconnaissent une technicité de haut niveau, tend à occuper tout l'échiquier des fonctions représentatives et récuse pour son propre compte la spécialisation en matière de représentation.


(5) Nous pouvons citer le cas d’une salariée qui ayant fait « travaillé » à de nombreuses reprises un délégué syndical sur son dossier y compris la veille des élections au sein de l’entreprise, a voté le lendemain pour un autre syndicat. Comme si le réflexe partisan s’était soudainement réveillé !


L’implication syndicale dans une Université Catholique

L’Université Catholique de l’Ouest, une structure juridique spécifique

L’UCO est gérée par une association, l’association Saint Yves, à ce titre elle relève du droit privé. Dans le même temps, elle est sous la tutelle canonique de l’Evêque d’Angers, Chancelier des Universités. Le recteur de l’Université doit à la fois rendre des comptes aux institutions laïque et religieuse. Sur proposition du Conseil des Evêques, il est nommé par Rome, cependant son employeur est l’association Saint Yves présidée par un laïc, mais qui réunit en son sein, des membres de la société civile et des dignitaires de l’Eglise. La gestion de l’Université est assumée par des bénévoles du réseau associatif qui n’ont pas forcément une compétence professionnelle de manager. Les ressources dont on s’entoure sont les ressources relationnelles du milieu associatif, alors que la logique du secteur privé réclamerait, pour une institution de cette taille (environ 9000 étudiants, deux cent salariés permanents, des centaines de vacataires, des partenariats multiples..) le recours à des cadres formés à la direction.L’UCO se veut concurrentielle avec le secteur public mais elle est soumise à des contraintes financières plus lourdes. Dans le rapport salarial, on importe les pratiques du public qui simplifient la tâche et on feint d’ignorer qu’elles ne peuvent pas s’appliquer à la Catho. Ainsi les vacataires sont employés aux conditions du secteur public (avec une rémunération moindre), les enseignants permanents sont conduits à assumer au-delà de leur temps plein des heures de cours dites « complémentaires » alors qu’elles sont en réalité des heures supplémentaires… Pour mettre en place des stratégies d’entreprise, on bricole très souvent en marge de la loi et on feint régulièrement d’oublier que l’on n’est pas assujetti à la même législation que le public.

Une méfiance « culturelle » à l’égard du fait syndical

Faut-il vraiment le rappeler la religion catholique est une religion d’obéissance à la hiérarchie qui a longtemps considéré l’engagement politique et syndical (Fourage,1990) comme un facteur de division et s’en mêler, c’était se salir. Pourtant, L’Eglise Catholique s’est impliquée dans le mouvement social en France au travers d’institutions qu’elle contrôlait de près ou de loin. En ce cas, elle a préféré la résolution des conflits de la société industrielle par le recours à l’association professionnelle dans l’organisation de la société. Dès lors, l’action syndicale qui s’écarte de cette ligne directrice à toutes les chances de se voir déprécier, surtout si elle se heurte frontalement aux représentants de la direction et met à mal des dispositions multi-séculaires de respect de la hiérarchie « de droit divin » et de soumission. Ceci est peu propice au dialogue social et ce d’autant plus que par tradition, l’institution n’a pas obligatoirement de compte à rendre au pouvoir civil. Développer une compétence à gérer les ressources humaines n’est pas une priorité et l’Université s’est structurée autour d’un service du personnel employant seulement trois personnes sans direction des ressources humaines.S’il est vrai que l’on a les dirigeants que l’on mérite alors il faut convenir que la tradition militante d’un syndicalisme revendicatif ou tout simplement critique est très marginale. Cette culture de la soumission est partagée par les salariés, traversés par l’indifférence et l’individualisme, qui en un réflexe corporatiste de préservation de leur emploi et de leur statut, ne sont pas loin de penser que pour vivre heureux, il faut vivre cachés. Ainsi l’action syndicale, surtout quand elle vise le respect des règles, est souvent perçue comme trop tatillonne, cherchant le mal partout, à la limite pathologique. Elle est dangereuse quand elle est soutenue par des organisations qu’on se représente comme incompatibles avec les valeurs de l’Université. Elle est surtout dangereuse lorsqu’elle s’offre aux regards de l’opinion publique par le biais de conférence de presse qui furtivement vont révéler des secrets qu’on veut garder même si on en pâtit.

L’implication syndicale des salariés

De longue date, deux organisations sont présentes à l’Université : la CFTC et la CFDT. Leurs représentants siègent en commission paritaire nationale. Depuis janvier 2004, une section syndicale CGT a été crée avec les réactions de stupeur que l’on peut supposer. Celles-ci relèvent de représentations dignes des années 60 et les commentaires peu amènes sur l’arrivée des Soviets à la Catho circulent. Cette section syndicale est l’émanation de transfuges de la CFDT en désaccord avec les positions de cette centrale. Il n’y a pas de remise en cause de l’action locale, c’est pourquoi une intersyndicale s’est rapidement mise en place. L’intersyndicale CFDT-CGT a présenté une liste commune pour les élections des délégués du personnel et au Comité d’entreprise en mai 2004. Traditionnellement, la CFDT était considérée au sein de l’UCO comme le syndicat le plus revendicatif. Avec l’arrivée de la CGT et la création de l’intersyndicale, il s’est crée un pôle que l’on peut qualifier de syndicats d’opposition.Globalement les salariés perçoivent qu’il y a un risque à fréquenter de près ou de loin les syndicats d’opposition. Etre sympathisants ou adhérents, c’est être « contre ». L’engagement qu’on le vive ainsi ou non, est impliquant de fait. Les salariés qui ont fait ce choix sont fréquemment amenés à l’expliquer auprès de leurs pairs. Sur un mode, certes humoristiques, on les appelle les Rouges ou les Révolutionnaires. Apparaître sur la liste de l’intersyndicale demande une réelle prise de distance et parfois un courage certain. Des sympathisants et adhérents CFDT et CGT expriment leurs craintes de répercussion sur le déroulement de leur carrière. A l’occasion d’une redéfinition de la classification du personnel administratif et de service, quelques uns ont fait le lien entre leur appartenance syndicale et la non prise en compte de leurs compétences réelles.

Les délégués syndicaux « d’opposition »

L’UCO est une société anomique sur le plan des relations sociales, du respect des droits des salariés et de la relation paritaire. On privilégie l’individualisation du rapport. C’est un système clientéliste favorisant les arrangements gagnant-gagnant au détriment de la légalité et du respect des accords d’entreprise. Les irrégularités sont nombreuses et portent notamment sur le non-paiement des heures supplémentaires, sur le statut des vacataires, l’illégalité de certains contrats de travail, la méconnaissance des dispositions de la convention collective et sa transgression. Le droit syndical y est également à conquérir. C’est dans ce cadre que se développe l’action des délégués syndicaux d’opposition. A minima celle-ci a pour objectifs de rationaliser les relations de travail et de mettre l’établissement en conformité avec la loi. Il s’agit le plus souvent de rappeler l’évidence : on ne peut pas appliquer une réglementation inspirée du secteur public quand elle n’est pas légale dans le secteur privé. Il y a tellement à faire que l’implication pourrait s’apparenter à une guerre de guérilla. Pour moraliser les rapports sociaux, autant que faire se peut, c’est une vigilance de tous les instants qui doit être déployée. Or dans une institution « endormie », cela en passe par un effort pédagogique sans cesse répété, difficilement compris surtout auprès du personnel enseignant que l’on pourrait qualifier de « travailleurs indépendants salariés » qui développe des réflexes individualistes propres à l’exercice de leur activité professionnelle.En première ligne de la négociation paritaire, les délégués syndicaux sont des personnages publics qui ici, comme ailleurs, cumulent les mandats, assistent aux réunions du comité d’entreprise et incarnent le contre-pouvoir. L’implication est sociale et relationnelle tout autant que syndicale. Avec près de trente ans d’ancienneté, le délégué syndical CFDT, est le réceptacle privilégié des informations dérangeantes. Les salariés font appel à lui en cas de problème et le consultent pour obtenir informations et soutien, mais par-delà ce rôle traditionnel, il est le « trou noir de ce qui se passe dans l’établissement. Les dysfonctionnements lui sont rapportés et l’on espère qu’il sera également la source blanche, que tout ressorte à un autre endroit au moment opportun. Sa participation de longue date aux rouages de l’Université l’érige en mémoire vivante des relations salariales. Alors que les dirigeants se sont succédés, il rappelle à l’institution les réponses qu’elle a précédemment apportées à des problèmes qui se posent à nouveau. Il retrace l’histoire et jette les bases d’une analyse trans-historique mais aussi transversale puisque les salariés l’impliquent dans ce qui se passe dans tous les instituts qui constituent l’Université. Ceci est un atout fort utile dans une société cloisonnée divisée en départements sur une base disciplinaire et qui ont peu l’habitude de la coopération. Interface au sein de l’établissement entre les salariés et la direction, il l’est également à l’extérieur au sein de l’UDESCA.
En un certain sens, les salariés impliquent les délégués syndicaux d’opposition dans la narration d’une succession de petits scandales, d’injustices, de spoliation, dans milles problèmes petits et grands. Cette accumulation sur de nombreuses années inspire la condamnation irrévocable de la structure parce que si les dirigeants changent les pratiques demeurent. Faute d’une rationalité identifiable, en vertu du manque de professionnalisme suscitée par une certaine conception de la gestion associative, l’approximation dans l’appréhension des questions sociales devient lassante alors que les représentants syndicaux par leur permanence ont acquis une réelle compétence sur le paritarisme et en droit du travail. Au fil du temps cela conduit à une dégradation de la relation. Dégradation qui s’est installée et qui nourrit une défiance réciproque.
La crispation des rapports sociaux débouche fréquemment sur un affrontement où l’employeur retrouve des réflexes anciens de patron de « droit divin » fondés sur l’infaillibilité. Des mécanismes archaïques pour discréditer l’action syndicale sont tour à tour utilisés : instrumentalisation de certains cadres dont on accepte qu’ils contestent la légitimité syndicale à négocier les accords d’entreprise, mépris du paritarisme, absence de transparence dans la gestion du personnel, mise en place d’exceptions et de passe-droit favorisant les salariés les plus dociles, propagation de rumeurs. Lors de son investiture, le recteur de l’UCO (proche de la CFTC pour avoir été membre de sa délégation lors de commissions paritaires par le passé) a mis en avant sa volonté de pacifier l’établissement durement secoué par le licenciement de son prédécesseur. La nouvelle déléguée syndicale CFTC a transformé cette intention louable en une arme redoutable pour l’unité syndicale. Par souci de pragmatisme et pour soutenir le recteur dans sa volonté affichée de pacification, elle a signé seule avec la direction un accord d’entreprise d’aménagement et de réduction du temps de travail ne respectant pas certaines dispositions de la convention collective. Il faut signaler qu’avant l’arrivée de cette représentante, l’intersyndicale CFDT-CFTC défendait une ligne commune dans les négociations portant sur le passage aux 35 heures des enseignants. Dans le droit français l’application d’un accord d’entreprise est subordonnée à la signature d’un seul syndicat, dès lors la CFTC s’oppose aux demandes des autres organisations. Pourtant, parfois l’employeur les reprend à son compte !
Le paritarisme se nourrit de rapport de confiance, lorsque celle-ci est mise à mal, la radicalisation des positions s’installe. Dans le passé, les organisations syndicales avaient accepté d’oublier certaines irrégularités pour permettre à l’employeur d’y remédier, aujourd’hui les syndicats d’opposition n’acceptent plus rien qui ne soit pas conforme au droit du travail. Les délégués syndicaux ne le pourraient d’ailleurs pas, quelques salariés exacerbés par l’iniquité de l’accord d’ARTT, se sont renseignés auprès d’eux, se sont syndiqués, ont demandé audience à l’inspection du travail, ont consulté les conseils juridiques syndicaux, se font assister par l’avocat de la CGT et attendent de la déléguée syndicale qu’elle les soutienne. Poussée par sa section, celle-ci se voit aujourd’hui amenée à leur emboîter le pas et à réclamer avec eux ce qu’elle « gardait dans ses cartons ». Elle est pressée au nom de la légitimité de son action à s’impliquer personnellement, alors qu’elle l’avait fait jusque là au nom du syndicat. On lui demande de prendre ses responsabilités et de tirer les conclusions d’un contournement de la loi aboutissant au non-paiement des heures supplémentaires.

Conclusion

L’implication du délégué syndical d’opposition à l’UCO est à lire à plusieurs niveaux : – Par le rôle qu’il joue dans l’établissement, il est impliqué dans un tissu relationnel complexe, au carrefour des problèmes individuels et collectifs des salariés. Sur le plan humain, cette implication est parfois lourde à porter. Les salariés, exerçant leur activité professionnelle dans une institution où la légitimité syndicale est toujours à conquérir, ne s’adressent au délégué syndical qu’à bout de souffle, parfois après plusieurs années de souffrance, souvent en état d’exaspération. Durant l’entretien, une parole se libère parce qu’on rencontre enfin un interlocuteur qui manifeste un intérêt, qui apporte une réponse à ce qu’on vivait confusément comme une injustice. Les salariés en conviennent eux-mêmes, ce n’est pas l’organisation syndicale qui les intéresse mais la compétence du délégué et la qualité de la relation humaine qui se noue. Sur le plan organisationnel, il est le partenaire obligé de la direction, qui par tradition, s’accommode mal du contre-pouvoir des syndicats. Un « bon » représentant syndical est celui qui signe sans broncher les textes qu’on lui propose, sans montrer de velléités sur le contrôle de la légalité, qui accepte le discours récurrent sur l’insuffisance des moyens financiers conduisant à des sacrifices pour tous. Il est également le relais des salariés auprès des instances nationales paritaires. De ce fait, il est en contact avec les autres organisations syndicales et les représentants de sa centrale dans les autres établissements catholiques d’enseignements supérieur. En retour, il informe en interne ses collègues du climat social au sein de l’UDESCA.
Par les échanges et les rencontres qu’il noue avec les différents niveaux de décision de son syndicat, il fait rentrer les mots d’ordre nationaux dans son établissement et transmet les préoccupations à portée générale portant sur des grands dossiers sociaux. Il renseigne sa centrale de l’état des relations sociales de sa structure et recherche son soutien pour la résolution des problèmes quotidiens dont il a la charge.
– Comme animateur de la vie syndicale dans l’établissement, il doit s’impliquer dans des activités qui sont parfois sans rapport avec son action syndicale : sa présence est nécessaire lors des temps forts institutionnels. Il se préoccupe des projets émanant des salariés (et on lui demande de les impulser). On peut citer en exemple la réflexion qui a porté sur la création d’une crèche à l’Université, la participation à l’organisation d’un pique-nique par le comité d’entreprise.
En lien direct avec ses attributions syndicales, il s’implique personnellement dans le refus de céder aux injonctions de la direction avec les conséquences que cela peut entraîner ou dans des actions devant les prud’hommes pour ne pas laisser partir « seuls » les salariés.
Le délégué syndical a une forte implication dans l’Université tant au niveau économique que des ressources humaines et de la communication. Il déploie des compétences associées aussi diversifiées que la compréhension des bilans financiers, que l’intuition des dysfonctionnements et des stratégies perdantes de l’entreprise (que lui procure un habitus aguerri). A travers, les différents conflits qui ont jalonnées son exercice, il a acquis une bonne maîtrise du droit du travail et des conventions collectives, et une capacité à expliciter aux salariés et à la direction les avantages et inconvénients de telle ou telle option dans la gestion des relations sociales.

 


 

BIBLIOGRAPHIE

(Elias, 1987) Elias Norbert La Société des individus, 1987 (trad. 1991, Paris, Gallimard).

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(Thuderoz, 1998) Thuderoz, Christian, L'individu, la forme syndicale et l'entreprise, sociologie et sociétés, Vol XXX n°2, automne 1998

(Vakaloulis, 1999)Vakaloulis, Michel, Travail salarié et conflit social, PUF, 1999.

(Vakaloulis, 2003) Vakaloulis, Michel, (direction avec Françoise Duchesne), Médias et Luttes sociales, Editions de l’Atelier, février 2003