L’individu, hier agent, serait aujourd’hui devenu acteur selon Norbert Elias (1991). L’explosion de la notion de projet dans tous les secteurs semble confirmer son observation. Avoir un projet apparaît comme une nouvelle exigence sociale : chacun doit définir son action et en être responsable. Mais la notion de responsabilité engendre de plus en plus de procès, intentés à des professionnels et plus particulièrement à certains : aux obstétriciens ou aux anesthésistes (ceux qui ont entre leurs mains la vie et la mort, même si ce n’est qu’une petite mort), ou à ceux du secteur éducatif (ceux qui ont entre leurs mains notre avenir). Pascal Nicolas-Le Strat (1996) parle de « surimplication », pour dénoncer les dégâts de l’implication. Entre surimplication et démotivation, l’implication semble trouver ses limites.
L’implication est une frontière d’une épaisseur incertaine mais non négligeable, elle traite du passage entre le dedans et le dehors, entre le sociologique et le psychologique. S’impliquer, c’est se heurter à la complexité et être altéré, c’est être sensible. Il n’y a donc pas à séparer le corps et l’esprit, qui, rappelons le, ne sont que des représentations. L’étude de la sensibilité rompt avec la tradition dans les sciences humaines où les termes « sentiment », « émotion », « ressenti » …, sont des termes vagues que Valéry et bien d’autres répugnent à utiliser dans l’étude de la poésie et plus généralement dans tout sujet d’étude. Si en effet, les concepts ne peuvent résider comme l’affirme Platon, dans le sensible où tout est singulier et changeant, l’étude de l’implication ne peut pas prétendre être une science exacte, elle ne peut se détacher du sensible.
L’implication et la sensibilité sont étudiées dans cet article à partir de deux situations d’élaboration de projet personnel et/ou professionnel. Ces deux cas sont extraits de mon expérience professionnelle, pendant plus d’une dizaine d’années : dans le premier cas, il s’agit de mon expérience du conseil en orientation, dans le cadre de bilans de compétence, et dans l’autre, celle de tutorat et de jury de mémoire du Diplôme Universitaire de Formateurs d’Adultes de Paris 8. Dans les deux situations rapportées, je suis impliquée, certainement bien peu objective. Mais peut-on étudier l’implication, et plus précisément la sensibilité, à distance, sans y être acteur ou du moins agissant ?

Premier cas : Bilan de compétence

Le bilan de compétences a pour objectif d’évaluer ses compétences et de définir un projet professionnel. Sachant qu’on est le plus compétent dans ce qu’on aime, il s’agit de décider ce qui est bon pour soi dans le cadre du travail. Il n’est donc pas ici question de prendre en considération un être dichotomisé entre le privé et le public, mais d’accompagner une personne dans sa réflexion avec elle-même, pour trouver sa place et se donner les moyens d’y accéder.Si le bilan se traduit par une prise de confiance en soi, suffit-elle pour réaliser ses projets ? La remarque d’Eugène Enriquez, en 1983, est toujours d’actualité : d’un côté, on a « un appel à la spontanéité et à la créativité personnelles ou groupales » et de l’autre, un « appel à la rigueur, à l’enrégimentation, à la coordination volontaire et à l’application de directives générales — pour maintenir l’unité » (Enriquez, 1983). Chacun doit pouvoir affirmer sa singularité, tout en se pliant au marché de l’emploi et à la logique économique. Dans quelle mesure, le choix est vraiment libre ? Faire un bilan de compétences exige de faire le bilan de sa vie. Le projet se construit à partir du désir et engendre inévitablement des doutes, mais personne ne peut savoir ce qui est bon pour l’autre, c’est à chacun de le déterminer. Tout au long de mon expérience professionnelle, j’ai pu souvent constater combien chacun est riche d’une vie unique, d’une vie pleine d’ « intelligence » qui permet de dépasser les épreuves, parfois très douloureuses. Le consultant n’a pas à juger les solutions trouvées dans le passé, mais à encourager la recherche de nouvelles solutions. Il n’est qu’un appui ponctuel, pour aider à s’autoriser, à faire des choix et à prendre des engagements. A l’écoute des désirs, il reconnaît ce qui se dit dans le regard, dans la voix ou dans les mouvements du corps, quand l’émotion affleure plus ou moins discrètement selon chacun. Les modulations de la voix soudain plus rythmée, plus souriante, en disent plus long que les paroles émises. Aucun test d’orientation ne peut remplacer la rencontre, mais il faut aussi pouvoir en sentir toute la richesse, en s’y impliquant avec sensibilité.
L’accompagnement à l’élaboration de projet nécessite une intelligence émotionnelle, c’est-à-dire une aptitude à écouter les émotions et à les utiliser comme guides informationnels pour la pensée et l’action (Salovey & Mayer, 1990). Mais, tout comme les auteurs de ce concept, nous prenons garde aux programmes de formation qui, à partir de l’idée d’une éducabilité de cette intelligence, se sont constitués à la va-vite pour répondre à un « besoin ». En effet, le succès de ce concept vulgarisé par un journaliste américain, en 1995, montre à quel point la mise en valeur des sensations trouve écho. Le postulat hédoniste du maximum de satisfaction moyennant le minimum de peine est consubstantiel au libéralisme Nous savons tous que le minimum de privations des uns ne fait pas le maximum de satisfaction des autres. Les recherches de salut par le corps ne sont souvent que la passion désespérée d’un vouloir qui se veut pouvoir. De plus, la réhabilitation de la sensibilité s’appuie sur une valorisation du corps, sans se rendre compte que le mot ne repose que sur des représentations : le corps tel que nous nous le représentons n’est pas le corps tel que nous le vivons. Certes l’intelligence émotionnelle peut être définie comme la capacité à prendre des décisions en accord avec soi et son environnement, mais dans les situations exposées, nous constatons qu’il est aussi question de pouvoir (de rapports de force) et d’imaginaire (de représentations individuelles et collectives). Ainsi nous prendrons garde aux différents sens accordés à cette intelligence, que nous appelons « discernement », à partir d’expériences intérieures dans un contexte religieux ou en situation de création artistique (Lemonchois, 2003).
La recherche du bonheur semble une affaire beaucoup plus complexe que la recherche de plaisir ; il ne s’agit pas de jouir et faire jouir, mais d’aimer et d’être aimé. L’homme n’existe que parce qu’il a une mémoire, des attachements, des sentiments. Il ne cherche pas uniquement la satisfaction de ses besoins, ni l’optimisation de ses plaisirs. Il est question pour lui de quelque chose de plus grave : son identité. Il ne s’agit pas d’aider à exprimer des émotions pour favoriser une expression de soi, mais de permettre de trouver la meilleure adéquation entre ses émotions et ses actions.

Deuxième cas : Ecriture du mémoire de Dufa

Dans le cadre du DUFA (diplôme universitaire de formateurs d’adultes) de Paris 8, dont René Barbier est le responsable pédagogique, j’ai été tutrice de mémoire et membre de jury de soutenance. Ce mémoire est à la fois un mémoire professionnel et un mémoire universitaire. C’est un lieu d’appropriation de savoirs personnels et de savoirs issus de la formation, et c’est aussi le lieu d’une recherche sur son identité et son projet professionnels. La réflexion sur l’implication permet l’émergence du fil conducteur. Cette partie du mémoire répond à des questions telles que : comment me suis-je formé ?; pourquoi suivre cette formation de formateurs ?; à partir de quoi émerge mon fil rouge ? Le mémoire peut développer des thématiques existentielles, qui apparaissent, pour certains, éloignées de la formation de formateurs, mais qui, au contraire, ne sont pas à négliger quand il s’agit de faire un choix de vie. L’objet mémoire est le résultat de la marge de liberté laissée à chacun. Il fait se poser différentes questions : comment répondre à la commande d’écrire un mémoire?; comment organiser le travail par rapport au temps ? ; jusqu’où peut aller la critique ?; comment faire entrer le fil rouge dans la commande ?… Le parcours d’écriture est un chemin singulier selon des stratégies personnelles, qui consiste en une négociation permanente entre des attentes et des enjeux.L’écriture du mémoire confronte à une situation problème, qui crée une tension entre deux éléments apparemment contradictoires : d’un côté, répondre à une commande universitaire, « écrire un mémoire professionnel et universitaire », et de l’autre, répondre à des demandes personnelles, « trouver sa propre écriture », « s’écrire ». Certains mémoires, même s’ils présentent une écriture aisée à lire, font preuve de peu de fluidité entre les références et le texte. L’écriture narrative enchaîne les faits plus qu’elle ne les explique, elle est prescriptive : les conclusions finissent par des : « il faut », « on doit ». Quand les descriptions ne sont pas analysées : le stagiaire semble ne pas s’autoriser à interpréter et devient autoritaire.
Dans d’autres mémoires, l’analyse de l’implication vient à propos dans le cadre d’une réflexion sur le rôle du formateur, par exemple en remettant en cause les décalages entre les vœux pieux de partage du pouvoir et la réalité instituée. Presque tous les mémoires prouvent une volonté réelle d’implication, c’est-à-dire d’analyse de cette implication, mais dans la partie consacrée au stage, souvent l’autorisation à la critique ne semble plus de mise. Les enjeux liés à l’emploi apparaissent en fin de formation et mettent en danger l’autorisation à « s’écrire ». Le rapport au pouvoir (subi ou exercé) se pose de manière cruciale, dès que sont en jeu des prises de décisions liées à l’existence et en particulier aux moyens d’y subvenir tout en la préservant. S’autoriser à écrire (pour soi et pour les d’autres) exige de se libérer de l’emprise des organisations, subie jusqu’à l’intérieur de soi.
La production du mémoire confronte à un état anxiogène qui a souvent pour conséquence de reporter au plus tard les travaux d’écriture. L’émotion irrigue nos discours et alimente le vécu par son contenu, par l’appréciation qualitative qui la guide et par le mélange qui en résulte : en public ou seul devant la page blanche, elle peut surprendre. C’est pourquoi, nous rappelons l’importance de la confiance, dès l’appariement, où l’intuition d’une entente possible relève de la sensibilité (Lemonchois & Gouffé, 2002).
Aider à élaborer un projet personnel et/ou professionnel, c’est aussi aider à construire une identité. La nécessité de changer ses habitus pour permettre à chacun de trouver ce qui est bon pour lui, semble nécessiter une certaine confiance en soi pour pouvoir encore incarner une certaine autorité. Ce qui nous amène aussi à nous demander s’il est encore nécessaire d’incarner une autorité dans ce type de modèle pédagogique. Nous voyons donc se profiler la question de l’implication du tuteur, elle ne peut être anodine, car lui aussi à des attentes et des enjeux.

Penser un travail de l’implication

Dans les deux situations exposées, nous constatons que la question centrale de l’implication en situation de projet est non seulement d’agir, mais aussi de faire des choix et de prendre des décisions, pour avoir une place au sein du groupe et plus largement du groupe social, en fonction de ce qui est bon pour soi. Il s’agit pour reprendre un concept de Jacques Ardoino d’ « autorisation ». L’implication oscille entre lucidité et obscurité, son « travail » est essentiel pour comprendre comment on est « implié » dans le collectif (J.-L. Le Grand). Aussi à parti des trois dimensions apparues dans l’exposé des deux cas d’élaboration de projet, nous proposons de penser dans le courant des théories transversales, un travail de l’implication à partir de ses 3 aspects : le philosophique, le politique et le poétique.

Travail philosophique

Les valeurs, tel l’honneur, influence l’expérience émotionnelle. Les émotions énoncent des valeurs fondamentales : qu’est-ce qui est insupportable et met en colère ? qu’est-ce qui est source de plaisir ? Les valeurs passent souvent sans bruit, sans s’énoncer, et les fantasmes de toute-puissance ne sont jamais bien loin. Avec Bachelard, nous rappelons que « les véritables intérêts puissants sont les intérêts chimériques ». L’éducateur, dans notre cas le formateur d’adulte, a besoin de croyances, de « serments fidèles à une illusion » (Enriquez, 1983). Le travail de l’implication a donc une dimension philosophique, qui a pour but une élucidation anthropologique, c’est-à-dire un dévoilement des figures de l'imaginaire qui nous constitue. Le fait d’accepter de revisiter sa propre expérience et ses cadres de références interroge les mythes fondateurs. Le travail philosophique de l’implication est un travail de questionnements pour remettre en cause ses croyances. Le travail de l’implication engendre une réflexion sur l’homme ou la femme qu’on veut être, il invite à une philosophie humaniste qui cherche une définition du libre arbitre. Cette question du libre arbitre a hanté durant des siècles, la philosophie chrétienne : la polémique entre saint augustin et le moine Pélage, au Ve siècle, ensanglantera le XVIIe durant les guerres de religion. Le XVIIIe siècle reprendra cette question pour la politiser, c’est-à-dire la poser dans la cité des hommes et non plus au sein du paradis. Il n’est plus alors question de libre arbitre mais d’autonomie en fonction de ce qui s’y oppose, l’hétéronomie. Quant au XIXe siècle, entre les leçons de morale de Durkheim et les rappels incessants au nationalisme, l’autonomie que l’on veut accorder semble questionner les représentants de l’autorité. De nos jours, le débat se rejoue de plus belle avec l’abondante littérature qui pleure sur la « crise de l’autorité ». Mais la tradition comme valeur de référence est perdue depuis longtemps, avec Copernic et tous ceux qui désormais expérimentent avant de comprendre, quand les différentes sciences ont destitué l’autorité des textes antiques. Il y aurait, comme on peut le voir, beaucoup à dire sur ce travail philosophique soulevé par les notions de sujet, d’autorité, d’autonomie… Le monde occidental a hérité de la pensée platonicienne et de l’ironie socratique, qui consiste à contester toutes les certitudes. Mais il n’est pas le seul à philosopher. Ce travail philosophique tient compte de la complexité de l’homme et du monde, il peut se nourrir des recherches dans l’université, mais aussi ailleurs, loin parfois à l’étranger, dans une autre culture, là où le religieux (ce qui relie) se définit sur d’autres modes.
Pendant toute l'Antiquité, jamais le thème de la philosophie (comment avoir accès à la vérité ?) et la question de la spiritualité (quelles sont les transformations que je dois accomplir pour avoir accès à la vérité ?) n'avaient été séparés. L'epimeleia heautou était chez les Grecs, une certaine manière d'envisager les choses, de se tenir dans le monde, d'avoir des relations avec autrui ; une certaine forme d'attention. Philosopher consistait à la fois à élaborer des connaissances et à effectuer un certain nombre d'actions de soi sur soi, par lesquelles on se prend en charge, on se modifie, on se purifie, on se transfigure. Et de là toute une série de pratiques : autant d'exercices qui ont, dans l'histoire de la culture, de la philosophie, de la morale et de la spiritualité, une très longue destinée.
Avec Descartes, l’activité de penser se décline suivant un certain nombre de facultés : l’entendement, la volonté, l’imagination, la sensation. Il abandonne les deux dernières et centre le noyau de l’esprit dans l’entendement et la volonté. Michel Foucault (2001) voit dans le « moment cartésien », le commencement de l’oubli de soi, car Descartes requalifie philosophiquement la connaissance en disqualifiant l’aspect spirituel. Philosopher, ce n’est pas seulement produire des idées avec entendement et volonté, c’est surtout interroger le rapport à l’inéluctable. Le philosophe ne peut laisser de côté son imagination et sa sensibilité qui lui permettent aussi de donner du sens.

Travail politique

L’idée de compétence, « être capable de », introduit la notion de pouvoir : pouvoir en tant que potentiel d’action et d’autonomie. Quelle que soit la place occupée (dominé ou dominant), les mécanismes du pouvoir nous replongent dans nos premières expériences de dépendance et de recherche d’autonomie. Ne pas questionner le pouvoir, c’est une manière de le maintenir et d’entretenir son aura magique, intouchable. Etre autonome exige donc une conscience politique, c’est-à-dire une connaissance des rapports de force en jeu dans un contexte donné. Le travail de l’implication dans sa dimension politique a pour objectif de libérer les hommes de leur tendance à la servitude volontaire.
S’impliquer, c’est une question politique : il s’agit de savoir et d’agir (recherche et action) mais aussi de décider (négocier, prendre des engagements, participer au collectif). Le moment de prise de décision est essentiel : il ne doit conduire ni à la soumission ni à la domination. L’acteur ne semblerait donc pouvoir s’épanouir que sur une scène à dimension humaine, dans des micro-sociétés, qui permettent à tous l’exercice du pouvoir (savoir, décider, agir).
La démocratie est un idéal incertain, elle requiert l’égalité de tous, mais n’en élimine pas pour autant les rapports de force. Les frères de la horde, enfin réunis dans un esprit égalitaire ne se retrouvent pas pour autant dans une situation stable : comment négocier la nécessité d’une volonté commune où l’individu trouve sa place, à partir de projets en accord avec ce qu’on pourrait appeler une « volonté profonde », propre à chacun ? Le titre de l’ouvrage de Klossowski, Sade, mon prochain, semble symboliser nos relations individualistes. Si l’individu est la valeur centrale de la société, que deviennent les liens entre ses membres : non plus une horde soumise à un totem collectif, mais un ensemble d’individus qui brandissent chacun son totem, prêts à sacrifier l’autre, son prochain, avec les meilleures intentions, c’est-à-dire celles qui serviront à sa jouissance ? Reprenant Foucault, nous rappelons qu’être libre ne veut pas dire : libre de tout savoir et de tout pouvoir, mais libéré d’un savoir qui identifie et d’un pouvoir qui enferme. La notion de gouvernementalité, qu’il développe à la fin de sa vie et laisse inachevée, est à reprendre et à poursuivre dans le cadre d’un travail politique de l’implication. Il s’agit de penser une forme de gouvernement de soi pour résister aux pouvoirs qui entravent le libre arbitre, et plus particulièrement la sensibilité sous l’emprise de biopouvoirs.

Travail poétique

Travailler avec sensibilité son implication, c’est laisser incuber les émotions, donner du temps au temps, donner du sens à ses intuitions. Discernée, après avoir ondulé parfois longtemps, selon le régime du feu qui la tient animée, l’émotion prend toute son étoffe : le retour sur le passé, la qualification de l’expérience, la réanimation de l’émotion, l’écoute des sentiments… donnent sens et permettent de déterminer la poursuite de l’action.
Mon étude sur la formation de la sensibilité a relevé trois éléments nécessaires à l’apprentissage du discernement. Tout d’abord, la formation de la sensibilité grâce aux rencontres avec des œuvres, ensuite la création d’œuvres qui permet de trouver ce qui est bon pour soi en accord avec ce qui est bon pour l’autre. Le troisième élément vient renforcer les deux premiers, il s’agit de l’accès de tous à la scène publique, pour y exposer sa sensibilité et participer ainsi à la culture, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus biologique chez l’homme, selon Edgar Morin. La parole poétique a une fonction poétique, mais aussi une fonction phatique : elle sert à affirmer une relation, elle véhicule de la reliance. C’est l’aspect esthétique relevé par Michel Maffesoli (1990) : un moyen de se reconnaître et de se relier les uns aux autres dans une relation concrète, physique, presque de l’ordre de la relation amoureuse où l’on se comprend à mi-mots, où le plus important est de se dire le lien, de parler et de renforcer ce lien. Le travail poétique de l’implication n’a pas pour objectif la recherche du statut d’artiste, mais un mode de reliance au monde et à autrui avec sensibilité
La création poétique constitue l’occasion d’une renaissance. La joie éprouvée est telle qu’elle fait dire à Gauguin qu’elle vaut toutes les souffrances endurées, parce que pour « une minute où on touche le ciel qui fuit après », le rêve entrevu est quelque chose de plus puissant que tout. Bachelard (1988) considère que l’œuvre « nous exprime en nous faisant ce qu’elle exprime, autrement dit, elle est à la fois un devenir d’expression et un devenir de notre être. Ici, l’expression crée de l’être ». L’augmentation ontologique apportée par l’œuvre est ce que Michel Henry (1988) appelle un « accroissement de soi » car s’éprouver soi-même, « c’est venir en soi, entrer en possession de son être propre, s’accroître de soi en effet, être affecté d’un « plus » qui est le « plus de soi-même » . Le discernement permet d’évaluer le monde avec sensibilité et ainsi de faire des choix. Le discernement est donc source d’autonomie et d’engagement. Ce travail poétique prend soin de la sensibilité, pour permettre d’être acteur et créateur de ses projets, car nous pensons comme Gauguin que la vie n’a de sens que quand on la pratique volontairement.

Conclusion

Le travail pour devenir acteur exige à la fois un travail philosophique sur les valeurs et les représentations, un travail politique sur le pouvoir et ses effets, et un travail poétique, pour exercer la fluidité entre le dedans et le dehors, pour s’ouvrir au monde et percevoir intuitivement.
Un monde d’acteurs ne peut-être un monde où tous seraient égaux et libres : l’asymétrie et l’attachement sont inévitables. Mais cela ne signifie pas sans pour autant que l’acteur s’aliène sous le joug d’une autorité hiérarchique ou d’une dépendance affective, sinon il ne serait plus qu’agent. Si en effet l’homme peut se sentir libre de s’attacher ou non, il doit aussi prendre garde aux asymétries qui risquent de lui jouer des tours, faisant de lui un esclave ou un tyran. Etre acteur, c’est s’impliquer (s’attacher), mais aussi travailler son implication (décider de sa place dans l’asymétrie) : c’est-à-dire développer une sensibilité ajustée entre le dedans et le dehors.
Mais nous n’oublions pas que pour s’autoriser, il faut être autorisé. Ainsi quand nous parlons d’accord entre les attentes et les enjeux individuels et ceux de la société, nous pensons la réciprocité, la société devant être en accord avec les intérêts de tous. C’est un projet de société à construire, nous en sommes loin et nous en éloignons encore plus quand nous entendons les appels au retour à l’autorité sonner le glas de la diversité. Ce n’était pas ici l’objet de cet article, mais ceci rappelle que le travail de l’implication a une dimension politique, à côté de deux autres dimensions,. C’est un travail de l’implication à partir de raison et d’imaginaire, mais aussi avec « ses tripes », pour ne pas d’être cuirassé (Reich) et solitaire (seul devant le monde), mais solide et solidaire.

Myriam Lemonchois


Bibliographie

Bachelard Gaston. 1942. L’eau et les rêves. Paris : José Corti
Bachelard, G. 1988. Fragments d'une poétique du feu. Paris : PUF
Elias, Norbert. 1991. La société des individus, Paris : Fayard
Enriquez Eugène. 1983. De la horde à l’Etat. Essai de psychanalyse du lien social. Paris : Gallimard
Foucault, Michel. 2001. Cours au collège de France 1982, Paris : Gallimard
Foucault, Michel. 1976 et 19/84. Histoire de la sexualité, 3 tomes, Paris : Gallimard
Henry, M. 1988. Voir l’invisible — Sur Kandinsky. Paris : F. Bourin
Lemonchois, M. & Gouffé, I. 2002. « Suivre l’écriture en formation : être à la fois garant et accompagnateur », in Pratiques de formation. Analyses, n°44, Octobre 2002, en collaboration avec I. Gouffé. Saint-Denis : Université Paris 8, p. 91 à 100
Lemonchois, M. 2003. Pour une éducation esthétique. Discernement et formation de la sensibilité, Paris : L’Harmattan
Maffesoli Michel. 1990. Au creux des apparences – Pour une éthique de l’esthétique, Plon, Le Livre de Poche
Nicolas-Le Strat, Pascal. 1996. L'implication, une nouvelle base de l'intervention sociale, Paris : L'Harmattan
Salovey, Peter & Mayer, John D. 1990. « Emotional intelligence ». Imagination, Cognition and Personality, 9(3), 185-211