Le communautarisme politique

Le phénomène de l’appartenance collective à Lutte Ouvrière

Dans cet article, nous tentons de revenir sur une expérience militante avec le regard distancié du sociologue1. Il s’agit d’une longue période de militantisme rythmée par des phases différentes : stagiaire, militant organisé, opposant exclu, co-fondateur d’un groupe (Istrati, entriste au Parti Communiste Français puis intégré à la Fraction de Lutte Ouvrière), membre dirigeant puis critique de la Fraction, exclu à nouveau. Et il s’agit également d’une longue période de regard objectivant, commencée avec divers mémoires universitaires en histoire, philosophie et science politique sur le militantisme et le marxisme (« La Section Française de l’Internationale Ouvrière et le marxisme dans les années 1920 » ; « La philosophie de l’histoire chez Marx d’après les marxistes » ; « Les jeunes militants communistes en entreprise dans les années 1980 », puis la thèse en sociologie politique : « La contestation pragmatique dans le syndicalisme autonome, 1945- 1997 »). Ces travaux universitaires résument mal néanmoins le souci d’objectiver l’expérience militante, comme dans toute expérience sociale où les hommes interagissent entre eux tout en étant observateurs de leurs interactions, d’après Simmel. Simplement, il semble que le degré de distanciation varie selon la conjoncture politique et les trajectoires individuelles.

C’est la contradiction entre l’aspiration universelle du communisme et le confinement communautaire partisan qui inspire cet article. Le dévouement et la fraternité des militants faisaient ainsi le charme du parti communiste, grâce à ceux-là même qui acceptaient les exclusions de leurs camarades sans broncher. L’extrême gauche n’échappe pas à cette contradiction, dans laquelle des trésors de courage, de dévouement et de culture côtoient la rouerie et les méthodes d’appareil. S’agissant de Lutte Ouvrière, ceux qui ont critiqué tel ou tel aspect du fonctionnement ou de l’orientation étaient accusés de d’individualisme et de menacer l’intégrité de l’organisation, d’en fissurer le bloc ; ils encourraient l’ostracisme et les sanctions et le payaient de nuits blanches, somatisation et autres joyeusetés. Il en a été de même à la Ligue Communiste Révolutionnaire à certaines périodes – la palme revenant à la branche lambertiste.


1 Une première version de cet article a été publiée dans la revue Contre Temps en 2005.


Qui fait l’ange, fait la bête : le vieil adage populaire trouve une application illustre dans Les Possédés de Dostoïevski, où des idéalistes tuent pour leurs idées. Après la révolution et Thermidor, après les omelettes et les œufs cassés, la discussion sur la fin et les moyens a rendu célèbre le dilemme. Nous avons cherché ici à présenter une typologie des contradictions, avant de nous interroger sur leurs causes. Ce qui nous y fait revenir, c’est le caractère toujours actuel des contradictions de l’engagement : des militants qui placent la conscience individuelle au plus haut mais sont hermétiques à l’argumentation, se dévouent mais sans pitié pour leurs opposants, parlent au nom du peuple ouvrier à une poignée et encensent la discipline d’appareil mais veulent faire vivre des collectifs autogérés. Chemin faisant, ces contradictions nous sont apparues largement constitutives d’un engagement radical et non sans lien avec les caractéristiques de la société actuelle.

 

Bonheur collectif et solitude de la conscience

Le meilleur et le pire : une évidence du communisme vécu. Le meilleur, c’est d’incarner une espèce d’idéal, avec des convictions débordant d’humanisme, de vivre le simple bonheur d’être humain parmi les humains, de se placer au-dessus des vicissitudes et des petitesses de la vie sociale, voire des pires difficultés de la vie politique, pour littéralement rayonner de bonheur, comme ce « pâtissier trotskiste » drôle et frappant de vérité d’un film de Nanni Moretti, dansant et chantant avec tous ses employés au plus fort du stalinisme des années 1950. On dit parfois des militants qu’ils ont la « grâce » et que si la société idéale n’arrivera jamais, leurs croyances font d’eux les meilleurs des hommes. En interne, on « sait » qu’on est du bon côté, non seulement celui de l’Histoire, qui nous donnera raison, mais encore de l’Humanité tout entière, une humanité égalitaire et libre exprimée par les artistes et les savants, qu’ils le veuillent ou non.

Par rapport aux staliniens, les trotskistes avaient un sentiment supplémentaire de cohérence intellectuelle. Mais ceux-là le leur rendaient bien, avec leur ancrage populaire et ouvrier qui les rapprochait du vécu réel des gens d’en bas, donc de la « vérité de la société ». Ce vis-à-vis exprime d’ailleurs bien la double composante du meilleur : le bonheur d’avoir raison, d’être lucide sur les défauts de la société, voire prophétique (façon Trotski), raison prophétique qui faisait dire à Michel Foucault qu’il était d’accord avec le communisme pour sa partie critique sur la société actuelle, dans l’une de ses dernières conférences au collège de France en 1978 (« Les quatre parler vrai de l’antiquité »). Et il y a la chaleur humaine émanant des milieux populaires, le réalisme populaire partagée au quotidien dans la culture ouvrière et véhiculée par les canaux politiques communistes, plus sensible chez les staliniens que dans « l’avant-garde de l’avant-garde » désincarnée, moins au fait des réalités quotidiennes.

Et le pire ? Le pire, dans une éthique de conviction, c’est de trahir sa conscience. Un communiste n’abandonne pas ses idées, sous peine de trahir, un trotskiste ne fait pas taire son jugement critique dans l’intérêt supérieur du parti, ne se comporte pas avec des militants comme un vulgaire bureaucrate. Le rudoiement peut se comprendre, d’autant que l’on est dans l’action : il ne faut pas traîner, ni regarder à la dépense d’énergie. Il faut de l’efficacité, ce n’est pas parce que l’on est bénévole que l’on doit être moins bon. Le discours au mérite, sans ménagements, se justifie par les nécessités de l’action organisée. Pourtant, les mêmes tolèrent une pression organisationnelle fort conformiste, un unanimisme rarement démenti, un sens de la hiérarchie au point qu’il faut toujours, même à deux, savoir qui est le plus gradé (le plus « compétent »). Le même militant pâtit d’une incapacité endémique à échanger des arguments sur un mode égalitaire, d’un souci constant de se légitimer en incarnant l’autorité de l’Organisation, d’un soupçon instrumental qui lui permet, face à la contradiction, de penser dans son for intérieur que « derrière tout cela », il y un manque de bonne foi de son interlocuteur, un manque de responsabilité, un manque de conviction, etc… Le pire se transforme en son contraire : au lieu de se trahir soi-même, le pire devient d’échapper à une morale commune dans laquelle le jugement personnel ne compte pas. Qui est-on, en effet, pour contredire le sentiment général ? On retrouve ici en filigranes le thème célèbre des repentis dans les procès staliniens, si bien illustré dans les romans de Koestler… qui figurent en bonne place dans les listes de lectures du militant néophyte.

Des trotskistes réussissent ainsi le tour de force de vivre dans le souvenir de leur maître à penser et de quelques autres martyrs de la cause, connus pour leur opposition au sein du parti, tout en créant une force collective du groupe capable de renverser la donne : au lieu que la raison puisse être individuelle, un individu guide, à l’instar du fondateur, incarne la raison de tous. Le « camarade compétent » est sensé avoir « fait ses preuves ». Mais celui qui fait ses preuves est celui qui est cru par les membres du groupe. Or la légitimité provient de la position hiérarchique : le raisonnement est circulaire.

Le doute, bien sûr, s’insinue malgré tout, à la longue. Mais l’on diffère. Nombreux sont les militants qui vivent avec, l’acceptent comme une composante de l’engagement, comme les croyants peuvent douter de l’existence de Dieu. Ils l’acceptent, mais ils ne lui laissent pas libre cours, surtout pas en interne – tandis que l’on peut se lâcher avec un confident extérieur. On s’interdit d’objectiver le groupe auquel on appartient en interne2. Cela introduit une mise à distance contraire avec l’engagement mutuel, le partage des convictions, le rejet du dilettantisme et du scepticisme… En plus, il faudrait pouvoir à l’occasion utiliser des concepts de provenance extérieure : comment parler par exemple de « charisme », de « bureaucratie rationnelle » ou de « légitimité légalrationnelle » ? Max Weber n’est pas marxiste, il était même conservateur (sur le plan politique). De même, la psychanalyse est rejetée bien souvent par les militants pour la prise extérieure qu’elle autorise sur le mouvement, voire sur tout volontarisme, politique et intellectuel.

Le drame du jeune militant, puis du vieux « fidèle à sa jeunesse », c’est que le mouvement d’adhésion ou de renforcement des convictions paraît opposé à celui de la distanciation critique. Cette impression semble invalidée par le travail critique effectué par les auteurs marxistes. Mais dans la pratique militante, qui tend à générer un fait social communautaire, cela suppose un affranchissement par rapport à autrui qui est comme une injure à la fraternité, à la cohésion, à la confiance, à la fidélité – et donc à soi-même, si l’on accepte que la reconnaissance par autrui est un moyen de se construire soi-même, de gagner la confiance en soi, puis le respect et l’estime de soi (Honneth, 2001). Autrement dit, il y a des dimensions subjectives et intersubjectives de la pratique politique qui sont impensées par le marxisme mais qui ont à voir avec sa mise en œuvre.

On peut se demander d’ailleurs si au lieu d’être un choix – n’en déplaise à Raymond Boudon, qui admet par ailleurs l’existence de « contextes » – l’indépendance d’esprit ne serait pas plutôt le fruit d’une expérience particulière, le produit de « forces » contraires : ceux qui ont navigué, qui ont côtoyé divers milieux auront plus de distance. Triste idée matérialiste d’un individu ballotté par les vents… Nous optons en définitive pour une solution médiane, entre liberté et déterminisme : la diversité des expériences produit ses effets sur l’individu, encore faut-il qu’il se lance à l’aventure (« on est ce qu’on devient »), sans trop d’inhibitions psychiques, avec un minimum de confiance en soi, de bagage socioculturel et d’opportunités. Disons pour couper court que la moyenne des militants a les dispositions et les occasions, mais il faut éviter de se leurrer soi-même et ne pas être trop manipulé par une pression à la cohésion savamment entretenue. Pour échapper à celle de LO, il faut plus d’une « force » extérieure, que l’organisation prend justement un soin tout particulier à neutraliser en décourageant les autres appartenances.


2 Comme au Parti communiste, les critiques « off » sont parfois acerbes dans un cadre informel montrent un capacité de dédoublement de la conscience. Le renoncement à la critique politique peut être compensé par l’entretien d’une critique personnelle privée à usage externe.


Conservatisme d’avant-garde

C’est ici à la sociologie des organisations qu’il nous faut recourir pour penser plus avant les unanimismes et les dissidences. Le paradoxe d’une organisation très militante, c’est qu’elle doit tout à son prosélytisme mais qu’elle prend son sens par elle-même, non par l’extérieur. D’où un conflit inégal des légitimités : celle du défrichage intense, du « boulot » de recrutement activiste, avec l’esprit pionnier qu’elle suppose ; celle du loyalisme, de l’esprit de parti, de l’allégeance au chef, dans un contexte socio-organisationnel fermé. Il y a un affrontement sourd entre les « marginal sécants » sur la frontière du groupe, pour reprendre les notions du sociologue Michel Crozier, et ceux qui ont le « contrôle de la règle », soit, en termes moins crozériens, le back et le front office, les acteurs extérieurs (assurant le « rayonnement »), les acteurs internes (le « secrétariat » et les mystères de la transmission). Tous revendiquent cette autre ressource d’acteur qu’est « l’expertise », la compétence professionnelle, cependant leurs compétences sont différentes et correspondent à des séquences temporelles : faire des contacts ne signifie pas les inféoder à l’organisation, il y a encore loin entre les idées et l’organisation. Ainsi une division du travail de l’inféodation s’opère entre un recruteur externe et un formateur interne. De même, diriger un mouvement social ou prendre la parole en public ne supposent pas les mêmes « qualités » que de « diriger l’organisation ». Tandis que les uns font l’expérience de l’autonomie et de l’improvisation, les autres font l’expérience au contraire de l’excellence des jugements de la direction, dont ils sont les traducteurs.

Souvent, dans la vie des partis communistes, la différence se traduit en tensions entre parlementaires ou syndicalistes d’un côté, et militants du noyau dur de l’organisation de l’autre, attachés à la doctrine, à l’organisation et à ses réseaux propres. Le combat est inégal entre les deux, dans la course au pouvoir. Tout dépend de la légitimité des différentes ressources en interne, mais il y a des chances qu’en interne on croit davantage à la fidélité au parti qu’à l’audience à l’extérieur, à moins d’y être contraint par les événements. Dans le cas de LO, le type extérieur ne peut percer que s’il est très internalisé, comme par exemple un militant ouvrier chevronné, à l’instar d’Arlette Laguiller, porte-parole de l’organisation inféodé à sa direction. Le danger du type extérieur est bien connu : ce sont de possibles scissionnistes, voire même de dangereux concurrents capables d’arriver à leurs fins plus vite que prévu. L’organisation a besoin paradoxalement de ces développeurs pour assurer un rayonnement minimal, ne serait-ce que pour compenser les démissions. Mais elle se sent fragilisée par eux. Car les exemples de chambardement organisationnel ne sont pas rares dans la jeunesse des organisations ouvrières, quelles qu’elles soient, d’une décennie à l’autre :

  • dans les années 1930, radicalisation de la jeunesse socialiste penchant vers le trotskisme ;
  • dans les années 1960, radicalisation de la jeunesse étudiante communiste penchant vers le trotskisme ;
  • 1968-1970, prise de la direction de la LCR par les Jeunesses Communistes Révolutionnaires ;
  • 1984-86 ralliement au PS de la jeunesse trotskiste « lambertiste » (AJR).

La jeunesse a représenté le secteur du mouvement social le plus mobilisé de ces dernières décennies, dans les pays développés. Au-delà des jeunes, tout militant faisant preuve de capacités d’intervention dans le mouvement social devient potentiellement dangereux, et cela moins en raison de son origine sociale que de sa capacité concurrentielle : ainsi, des figures du mouvement ouvrier ont pu se trouver en porte à faux avec leur organisation autant que des intellectuels, dès lors qu’ils montraient une tendance fâcheuse à contester le bien fondé du jugement du chef, quelle que soit leur position dans la dite organisation (pour LO, membre du CC, du bureau exécutif, dirigeant du journal, de l’organisation de la fête, élu local…). Ouvrier ou non, la fidélité au collectif est un critère plus légitime que le mérite personnel, et la fidélité au collectif se jauge, in fine, par l’obéissance au chef plutôt que par l’utilité au mouvement.

La continuité d’une organisation « d’avant-garde » suppose donc paradoxalement de limiter son rôle avant-gardiste, si l’on entend par là le fait d’innover en théorie et en pratique. Le conservatisme se présente alors comme la meilleure chance de durer d’une organisation dite révolutionnaire, et cette « chance » est intériorisée par ses propres militants.

 

Sectarisme et agitation sociale

Comment, dès lors, des militants si apparemment sectaires peuvent-ils vivre comme des poissons dans l’eau dans le mouvement social 3? La logique (binaire) voudrait que des militants d’appareils servent bien l’appareil et mal les mouvements. Pour reprendre les types idéaux de Max Weber, un bureaucrate n’est pas fait pour guider les masses, ni un leader charismatique pour diriger l’appareil dans l’ombre, ni un militant légal-rationnel pour incarner la tradition. Selon le précepte de Taylor (the right man at the right place), un sectaire ne pourra pas guider les masses, animer des AG et un mouvement démocratique, (mal) inspiré qu’il est par son autoritarisme « sui generis ». Et les détracteurs sont les premiers à prédire que les organisations trotskistes « fossilisées » ne sauraient jouer aucun rôle dans les mouvements sociaux.


3 Le terme a été utilisé pour décrire des réalités forts diverses. Par « mouvement social », nous entendons agitation sociale plus ou moins spontanée d’une partie de la population jeune ou salariée.


Dans le mouvement social, des militants sectaires peuvent avoir une grande influence, s’il s’agit de leur lieu d’implantation, notamment de socialisation professionnelle. Il ne s’agit pas de base sociale convoitée, mythique, mais de lieu d’existence sociale. Si LO a eu par exemple une influence dans le mouvement des professeurs en 2003, c’est du fait de la spécialisation professionnelle de ses militants dans l’Education Nationale , choisie stratégiquement par l’organisation de façon à avoir du temps libre pour « s’occuper des boîtes ». On connaît d’autres spécialisations, comme ceux du Parti des travailleurs à la Sécurité Sociale, ou ceux d’un plus petit groupe comme l’Organisation Politique dans des foyers africains. Si sectaires soient-ils, les courants politiques peuvent ne pas l’être avec le milieu dans lequel ils sont socialisés, l’implantation locale n’est pas contradictoire avec le sectarisme si elle se traduit par une forme de contrôle de l’organisation, une sorte d’implantation intégrée. Ainsi le parti communiste avait-il ses « bastions », où se reproduisait une forme de contrôle similaire à celui du fonctionnement interne. Dans le cas des militants professeurs de LO, l’ironie de l’histoire est qu’il ne s’agissait que d’un lieu d’implantation par défaut, l’essentiel étant les entreprises.

Cela dit, cette volonté de contrôle peut être contradictoire avec les mouvements de la base. Les appareils se méfient des mouvements spontanés, même si la vocation des révolutionnaires est de « surfer » sur la contestation. Plus des militants sont inféodés moins ils subissent l’attraction des mouvements spontanés. Ainsi, dans l’automobile, des militants ont pu rester l’arme au pied à l’occasion de débrayages. Idem dans bien d’autres endroits, à bien d’autres occasions – c’est un élément récurrent de la critique des détracteurs de LO. Inversement, il est difficile pour des militants d’animer un mouvement sans bénéficier au minimum de la neutralité bienveillante de leur organisation.

Comment l’organisation embraye-t-elle au contraire par rapport à une mobilisation non attendue, non stratégique pour elle ? Dans l’exemple du mouvement des professeurs de 20034, trois éléments permettent de rendre compte de cette agitation inaccoutumée :

– il s’agit d’un mouvement local, faisant corps avec l’organisation du fait de sa forte présence militante dans l’épicentre (le 93) ;

– l’organisation y trouve un intérêt particulier, changeant de braquet dans une situationconforme à ses intérêts ;

– néanmoins, des tensions apparaissent entre les militants intervenant et leur organisation. Les intérêts de l’organisation sont de deux ordres : sa politique en direction du parti communiste et sa politique électorale. La direction engage son image de marque en soutenant les mouvements de professeurs forts et pionniers en Seine Saint-Denis, département pauvre, populaire, lieu d’implantation communiste et de vote communiste (aussi bien PCF que LO), où LO est bien implantée à l’école. La recherche de LO d’une relation privilégiée avec les militants du PCF est traditionnelle, elle découle d’une stratégie partisane originelle (construire le parti en scindant en deux le parti communiste). On peut ajouter des motifs internes conjoncturels : ne pas désavouer ses militants professeurs, piliers du « travail de boîte », donner des gages ou répondre à son opposition (la « Fraction »), réputée plus « interventionniste », et participer à un mouvement sans danger puisqu’elle est en capacité de le contrôler.


4 Un mouvement fort a eu lieu dans la Seine Saint-Denis suite au mécontentement sur les conditions de travail. 


Ainsi, au final, des professeurs militants ont le feu vert, dans le cadre d’un suivi étroit par la direction. Mais dans la durée (mouvement long, à épisodes multiples), ces militants prennent goût à l’initiative, à l’élan des « masses », se fidélisent au mouvement. Et le jour où la direction s’en écarte, ils manifestent leur humeur, des tensions apparaissent : suite au refus de la direction de reprendre le slogan de la grève générale, on a eu, sans doute pour la première fois de l’histoire de cette organisation, une manifestation spontanée des militants profs devant le stand direction de la fête annuelle (2003). Six mois plus tard, c’est le compromis : le congrès entérine l’arrivée de nouveaux militants professeurs dans les instances dirigeantes de l’organisation.

 

Sectarisme et « popularité » : l’hybridation des révolutionnaires

On peut être encore plus surpris de l’audience de masse d’une organisation « secrète ». Cela n’est pas limité au seul exemple d’Arlette et de Lutte Ouvrière, dont la portée est d’ailleurs instable. Mais ce dernier peut nous faire toucher du doigt le problème.

Le succès électoral renvoie à l’implantation : si Arlette parle si bien aux « chaumières », c’est qu’elle bénéficie de la vieille habitude du groupe à faire passer ses idées au quotidien dans les milieux ouvriers (notamment avec la contrainte hebdomadaire ou bimensuelle des bulletins d’entreprise), d’en épouser les préoccupations pour s’en faire les porte-paroles, jusqu’à en diriger les mouvements. C’est ce que l’on nomme implantation, condition équivoque pour l’agitation, comme on l’a vu.

La coexistence d’une organisation « secrète » avec son électorat n’est pas non plus de tout repos : comment continuer à dire à un électorat croissant que les élections en général et les élus en particulier ne servent à rien ? Le mécanisme léniniste de la tribune et du relais des préoccupations des masses laborieuses suppose des préoccupations révolutionnaires larges : si les masses ne sont pas (pré) révolutionnaires, si elles croient dans les institutions, comment relayer leur point de vue ? L’adéquation entre révolution et intérêt de classe rencontre des limites en période non révolutionnaire et en régime démocratique. Un cas s’est même présenté de confiance des masses, dans des partis réformistes en période révolutionnaire – dans l’Allemagne de 1919 – situation qui avait inspiré la célèbre critique du « gauchisme » par Lénine et fait discuter les militants de gauche allemands jusqu’à aujourd’hui (les masses étaient-elles vraiment révolutionnaires en 1919 ?).

La résolution de ces tensions peut se faire dans le repli sur soi, au nom de la révolution à venir et du rôle d’agitation du groupe, ou bien dans l’adaptation à la société ambiante. L’engagement de longue haleine de LO dans le processus électoral, et son absence de pari sur les luttes en cours ou à venir, rendent a priori difficile la première hypothèse. Mais il faut compter aussi le facteur humain, celui du groupe dirigeant : après une traversée du désert de toute une vie, on voit mal comment, au soir de sa vie militante, retrouver l’énergie de repartir à zéro, sans l’idée que la révolution nous attend au coin de la rue. Cette espérance liée à un autre contexte historique – celui du « flamboyant Trotsky », isolé contre vents et marrées, mais branché sur l’époque des révolutions et contre révolutions – diffère de celle de LO, caractérisé par un profil bas : la patience, le goût de la construction lente et graduelle, méthodique, sérieuse et réaliste, des interactions entre soi avec un petit public, la fidélisation réciproque avec un petit « courant d’opinion ».

D’un autre côté, l’adaptation permet de comprendre bien des évolutions du discours et des inflexions de la pratique, voire motive les rapprochements et distances chroniques avec le voisin LCR (ne pas tomber en dessous des scores précédents, limiter la concurrence pour incarner le vote protestataire). Les rôles de l’Etat, du gouvernement et des lois, des syndicats et des élections ont ainsi été ré-évalués dans les nombreux discours électoraux. L’adaptation à la société a ses spécificités selon les groupes – par exemple celle des communistes « staliniens » différait à celle des socialistes – soit pour LO un attachement sincère aux ouvriers, de style plutôt sentimental, misérabiliste et nostalgique. Cet attachement est beaucoup moins ambigu que ne l’a été celui du PCF, arrimé plusieurs fois au pouvoir ; il est cependant moins offensif qu’aux débuts, moins raisonné et moins confiant. Les mouvements sociaux récents sont assez éloignés de la lutte de classe révolutionnaire au sens marxiste, ils sont plutôt «contestataires pragmatiques » (Sainsaulieu, 1999), voire plus ou moins républicains, dans un contexte social certes mouvementé, mais peu propice à la greffe des idées révolutionnaires. Paradoxalement, l’élection est devenue le haut lieu de la protestation, un espace ayant été conquis dans la durée par l’extrême gauche « révolutionnaire » au détriment du parti communiste « réformise ».

 

« Réforme » et « révolution » : hybridation ou dépassement de l’opposition ?

On peut s’interroger sur la signification de ces contradictions et sur leur devenir. Sont-elles propres aux communistes ? Les ingrédients des contradictions organisationnelles sont certes les mêmes partout, entre back et front office. Mais pour le parti de la révolution, les rapports avec la société sont plus tendus. Si les militants de droite peuvent se sentir mal représentés par leur direction, la frontière entre cette dernière et les élus est plus floue. Ils se disputent les places au pouvoir, pas les moyens d’y accéder. Au PCF par contre on voit encore les tensions entre élus et dirigeants du parti.

L’adaptation des communistes à la société est liée à une remise en cause de la classe de référence. Non seulement un affaiblissement structurel du nombre d’ouvriers, mais aussi un niveau de vie : la moyenne des ouvriers des grandes entreprises a des salaires plus élevés que la moyenne nationale des salaires, même si l’intensité du travail progresse plus vite que le pouvoir d’achat. La différenciation sociale agit au sein du salariat, la dégradation des conditions de vie frappant les sans travail plus que les travailleurs, les étrangers plus que les Français, les femmes plus que les hommes, une génération plus qu’une autre. Ces évolutions pèsent de façon contradictoire sur les organisations en France : si elles ne peuvent faire fleurir toutes leurs idées dans les luttes, elles ne peuvent pas non plus s’intégrer comme leurs aînées, au beau temps du réformisme. Car c’est à la fois la lutte de classe et la croissance économique qui ont nourri le réformisme, tandis que la révolution vient de la lutte de classe et de l’incapacité institutionnelle à gérer la condition ouvrière (comme la question nationale, démocratique, foncière…). En fait, ni réforme ni révolution ne sont vraiment d’actualité – ni totalement inactuelles. La société développée « occidentale » noie les enjeux de classe dans un enchevêtrement de progrès et d’archaïsmes. D’où un espace pour des formations hybrides5, où coexistent des contradictions atténuées. On ne peut que constater combien l’extrême gauche française a intériorisé les contradictions, tandis qu’elles scindaient auparavant le mouvement ouvrier en deux blocs réformistes et révolutionnaires. On peut certes vouloir tirer partie de cette impuissance des deux gauches, en puisant des forces des deux côtés pour qu’elles se renforcent mutuellement, dans une perspective sinon révolutionnaire du moins radicale (Corcuff, 2003), voire « transitoire », pour reprendre le terme dialecticien et trotskiste. En fait, la tendance est plutôt au syncrétisme, comme dans un programme électoral, où l’on tient compte d’un peu tout. Les « révolutionnaires » naviguent à vue. Or, le rayonnement du marxisme révolutionnaire était dû à une capacité analytique. Le caractère composite, hybride et contradictoire des formations d’extrême gauche n’est certes pas sans rapport avec la société actuelle, tellement différenciée que tout devient possible, où risques et opportunités prolifèrent (Beck, 2000). Pour autant, quelle qu’en soit l’opportunité, le mélange des genres ne signifie pas un dépassement théorique de l’opposition classique entre réforme et révolution.


5 L’hybridation correspond à un mélange ; selon le sociologue Bruno Latour les objets hybrides se sont multipliés dans la société actuelle (1991).


Communauté et communisme : la pratique découle-t-elle de l’idée ? C’est une autre question de s’interroger sur les rapports nécessaires entre doctrine communiste et fait social communautaire. Trop souvent, et c’est l’une des motivations de ce dossier, on comprend le fait communautaire comme la production d’une idéologie qui lui est propice. Ainsi la communauté nationale est-elle souvent déduite de l’existence d’un Etat national intégrateur, la communauté des croyants supposée du fait de la religion chrétienne ou islamique, la communauté ethnique de l’existence d’un bagage culturel commun. L’exemple de LO montre plutôt comment un groupe doit sa cohésion à l’intensité de ses interactions internes. L’idée ou l’idéologie sert de support voire d’accélérateur à cette intégration sociale communautaire, mais à la limite elle n’est pas indispensable : pour faire partie d’une communauté, il faut se conformer à ses mœurs, à l’usage commun des références et aux pratiques partagées, ses us et coutumes, ses rites. Les sociétés dites primitives sont les plus communautaires qui soient, sans idéologie préalable nécessaire. Pas plus qu’aucune culture, la culture communiste ne crée forcément de groupe communautaire. Certes les idées des groupes communautaires sont souvent égalitaires, à leur façon, car tous doivent faire et penser la même chose. Ils entretiennent un certain idéal de fraternité dont bénéficient d’abord les « camarades ». Mais c’est la pratique communautaire qui a un rapport avec le communisme plus que l’inverse. Si le communisme est une idée, il a ses auteurs individualisés, et l’on serait bien en mal, comme il arrive pour les prophètes religieux, d’établir un rapport entre leur vie ou leur pensée et la pratique des groupes qui s’en réclament. Toute enquête approfondie est d’ailleurs suspecte pour le groupe, non sans quelques fortes raisons communautaires, étant donné qu’elle génère plus sûrement le schisme que la fidélité au groupe. La pratique communautaire et son vecteur idéologique, le communautarisme, renvoient à des conditions historiques qui secrètent des replis collectifs se contentant éventuellement de bien peu sur le plan doctrinal.

 

Communisme et société

Après l’échec du socialisme réel, certains ont cru voir dans l’égalitarisme la source du mal. C’est oublier qu’il est aussi la conséquence du « mal » inégalitaire intrinsèque à nos sociétés. Cela dit, il est certain que les conditions « objectives » optimales d’avènement d’une société égalitaire ont été mises à mal par l’expérience historique, du simple fait que la société pleinement salariale (Castel, 1995) se différencie au lieu de se dépasser et que la geste révolutionnaire reste une caractéristique de la société pré-salariale, où rien n’est garanti pour la population qui travaille. C’est précisément l’absence de ces conditions « objectives » qui caractérisent les groupes révolutionnaires, moins portés par le « mouvement historique » dont il est question dans Le Manifeste que conduits à défendre leur identité contre vents et marées. D’où cette dialectique de l’interne et de l’externe si délicate, ces contradictions entre « avant-gardisme » et conservatisme, entre repli sur soi et adaptation inhérentes à chaque « orga ». Si l’avant-garde se nourrit de signes de ruptures, l’organisation permanente, stable et durable se nourrit moins de l’agitation que de la passivité des populations défavorisées, ou du « soupir de la créature opprimée », comme disait Marx à propos de la religion.

En même temps, le changement des « conditions objectives », s’il ruine l’idée même d’organisation révolutionnaire se nourrissant de situations hautement critiques, rehausse également l’importance de la geste militante. Si rien n’est donné par « l’histoire », ce sont donc d’autant plus les individus plein d’initiatives qui peuvent faire avancer les choses. Paradoxalement, le militantisme garde donc d’autant plus sa légitimité que la société est plus contrastée, plus fragmentée et que les logiques d’action collective sont moins évidentes. Vouloir l’inscrire dans une tradition est une gageure qui demanderait au moins autant de capacité herméneutique que dans le cas des Juifs avec la Bible.

 

BIBLIOGRAPHIE

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