Esprit critique > Hiver 2006






















 

Cet ouvrage [1] est remarquable, non pas seulement
parce qu’il se trouve placé au cœur de l’actualité la
plus brûlante mais surtout en cela que, fondé sur un véritable travail de
terrain, il met à bas bien des idées reçues. Sa lecture devrait être une
des références de base de toute formation au Travail social, à
l’Education, à l’Animation, etc.

 

Organisé autour d’une idée majeure: les
Français n’ont pas de concept de pluralisme et l’action
publique se trouve établie sur la discrimination ethnique, il attire
notre attention, – ce dont bien des politiques devraient s’inspirer
– sur le fait que travailler l’ethnicité, c’est considérer
qu’elle nous parle autant et plus de Nous, les «gaulois
», les «established
» (Elias), les «normaux »
(Goffman), que d’Eux, les
« étrangers », les
« immigrés », dans
les différentes stigmatisations ou stéréotypes qui s’exercent
à leur sujet. Nous en proposons ci dessous une lecture transversale, plus
préoccupée du sens de l’action que déterminera nécessairement cette
recherche que d’une présentation strictement académique.

 

Pour les auteurs, l’ethnicité est en effet un concept clé de la
sociologie de la domination. Il explique notamment la discrimination
ethnique, laquelle active un rapport de forces pratique, symbolique,
expliquant les conduites des minoritaires face à la domination, par
exemple: l’assimilation, le repli ou l’affirmation
identitaire, le sentiment d’injustice ou l’agressivité.

 

L’ Ethnicité » nous parle aussi de la
nation et de légitimation politique, nous prévient Françoise Lorcerie, pas de «culture » mais de «statut », pas de
la culture des autres », mais du statut associé au fait d’être
collectivement vus comme « différents » ou de se regarder
collectivement comme «différents ». L’unité de base, dans
cette approche, est la croyance ethnique, c’est-à-dire le sentiment
subjectif qu’ont les individus, qu’ils appartiennent – ou que
d’autres appartiennent – à une communauté d’origine, et,
citant Weber: peu importe qu’une communauté de sang existe ou non
objectivement, la vitalité des croyances ethniques, dans la société, n’est
pas indépendante des dynamiques sociales globales, ce qu’elle nomme
les « dynamiques
d’identification ethnique
 ». Le rapport Eux / Nous ne se
déploie en effet jamais dans un espace neutre, il s’inscrit dans
une structure sociale globale par rapport à laquelle les individus et les
groupes sont identifiés et s’identifient eux-mêmes comme « normaux » ou « à problèmes ». C’est
bien pourquoi, loin d’être l’apanage des groupes «minoritaires », les croyances
ethniques ne se donnent donc pas pour ethniques: la proclamation
d’universalisme peut ainsi cacher une assurance de nature ethnique,
du fait qu’elle repose sur des considérations de différence. On
retrouve ici les analyses de Pierre André Taguieff (1992):
« l’égalité dans la
différence: voilà le slogan antiraciste nucléaire. Il comporte la
présupposition que la différence est première, … en réclamant
l’égalité dans la différence, on demande que soient
d’abord reconnues les différences
 » [2]. Cet auteur
est connu pour sa dénonciation des pensées différentialistes, lesquelles,
viennent, selon lui, activer « l’inégalitarisme
naturalisant » comme représentation sociale. Il dénonce, de ce fait,
une exigence égalitaire n’intervenant que « comme alibi
e t décor », ce qui interroge les stratégies des associations
antiracistes…

 

L’école est doublement concernée car, siège
habituel des tensions et des discriminations ethniques, elle a aussi pour
mission d’assurer les bases de la pérennité de la société
démocratique et elle est en charge de l’éducation civique. Le
concept d’ethnicité renvoie donc à des processus éminemment
complexes et pose les questions:

 

        
du Eux et du Nous, de la Nation et
de la légitimité du politique,

        
des espaces où s’inscrit
cette problématique,

        
de la lutte contre les
discriminations, et de leur ambiguïté du type: la différence ethnique
est-elle un handicap socioculturel ?

        
de la dialectique de
l’unitaire et du pluriel.

 

L’ethnicité est ainsi définie comme « production et activation de certaines
formes d’identité communautaire au cœur des sociétés modernes,
celles qui découlent du fait que les individus croient qu’ils on en
commun avec certains une origine distinctive qui les rend différents et
supérieurs à d’autres
 » ; elle est donc d’abord
décrite comme un produit de la cognition sociale nous parlant de
l’altérité et de l’identité collective.

 

Ceci suppose bien évidemment une pluralité
d’approches et le mérite, parmi d’autres, de ce travail
collectif est de passer en revue la littérature psychosociologique et
sociologique permettant de trouver des repères interprétatifs des situations
rencontrées par tous ceux – et ils sont de plus en plus nombreux
– qui se trouvent confrontés à la pluralisation de notre société.

 

Avec Max Weber, dont les auteurs rappellent
l’apport à l’analyse des sociétés modernes et des relations
entretenues en leur sein, sont abordés les thèmes du sentiment
d’appartenance à une communauté et des liens de sociation
fondés sur la relation d’intérêt, liens déterminants qui ne sont
pas sans affecter, en interface, la relation interethnique.

 

Aujourd’hui, cette notion doit se trouver
analysée par quatre noyaux théoriques irréductibles et complémentaires:

 

        
la théorie de l’identité
sociale,

        
la théorie de la domination
symbolique,

        
les théories sociologiques de
l’historicité,

        
la théorie de la Nation et de
l’Etat Nation.

 

Et pour saisir le phénomène de l’ethnicité, on
ne peut faire l’impasse, sauf à le réduire, ni sur les unes ni sur
les autres. Ce que l’ouvrage entreprend dans une revue thématique
des plus minutieuses, même si l’on peut – c’est notre
seule réserve – regretter que les aspects liés à l’identification
des imaginaires à l’œuvre soient plus traités sur le mode
phénoménologique qu’herméneutique.

 

Les processus
sociocognitifs

 

L’ouvrage accorde une part non négligeable de
l’analyse à une lecture du concept d’ethnicité fondée sur les
travaux de la psychosociologie et à ceux de la science politique,
démontrant que le sujet est suffisamment vaste pour ne faire
l’impasse sur aucune de ces approches. Soit se garder de simplifier
car, même s’il existe un univers symbolique dominant, les sociétés
ne marchent pas au pas de l’oie – au rebours de la propension
de certains à tenter périodiquement de nous démontrer qu’ils
peuvent s’en charger – et les mêmes normes symboliques ne sont pas
valables en toutes circonstances.

 

Les auteurs
rappellent avec à propos à ce sujet les théories de la stigmatisation
d’Erwing Goffman et les processus
sociocognitifs accompagnant la discrimination effectuée par le dominant;
d’où: pour comprendre la différence, regardons – et la sociologie
est là pour nous y aider – les normes d’identité fabriquées par
chaque société dans le rapport stigmatisé / normal, lequel serait défini
comme n’ayant aucune particularité ! cas bien improbable.

 

La race est ainsi une particularité stigmatisante soit « un symbole d’altérité ethnique, elle a pour signifié
la croyance en une différence dont l’origine est biologique et
pratiquement immuable 
» et la racisation ne constitue-t-elle pas
la radicalisation de la différence ? On voit qu’à la lumière
de cette analyse, la fameuse affaire du foulard et ses amplifications
médiatiques prennent une autre signification que celle que l’on
s’apprête à leur donner. La discrimination est de fait un corrélat
pratique et cognitif de l’identité sociale. Elle varie selon le
statut majoritaire ou minoritaire et se manifeste par des réactions
opposées dans chaque cas.

 

L’historicité

 

La question de l’historicité des
discriminations ethniques est examinée au travers des concepts
d’assimilation et d’intégration, classiques, mais qui sont,
bien sûr, présents au cœur du débat. Et les auteurs de proposer un
modèle tablant sur la forme de l’organisation sociale de la société
d’accueil pour créer une dynamique d’assimilation tentant de
traiter en tension l’inégalité statutaire et la différence
culturelle face à l’égalité juridique et à la compétition sociale.
Et de passer en revue les processus des sociétés historiques qui
aboutissent à créer les solidarités intrasociétales
et contribuent à donner une identité collective aux groupes sociaux
concernés.

 

Trois logiques s’en dégagent clairement:

        
celle de la réussite individuelle,

        
celle de l’intégration sans
assimilation,

        
et celle de l’affirmation
collective.

 

L’on voit bien dans les procès verbaux de
l’actualité récente à quel point le politique hoquète
dans l’indifférenciation des processus à l’œuvre,
indifférenciation qui ne peut conduire qu’à la montée des
fanatismes et des rejets, en vertu de la loi bien connue du retour du
refoulé.

 

La famille

 

Considérée du côté de la famille, il apparaît
également que l’ethnicité n’est pas un héritage ancestral,
mais découle de la façon dont les individus vivent en société. Elle peut
ainsi être transgénérationnelle dans un
environnement marqué par la différence ethnique. « Si l’humanisation implique
l’ethnicisation, l’inculcation
familiale précoce confère à l’identité ethnique une charge
d’émotion archaïque ou ineffable
 ».

 

L’Etat
Nation

 

Passant en revue les racines de l’ethnicité du
côté de l’ethnonationalisme, les auteurs
rappellent les charges dues aux politiques coloniales et conduisant
à l’institutionnalisation de groupes minoritaires sur une base
ethnique. La cité démocratique elle-même, dans sa visée d’égalité
et d’homogénéité entre ses membres, a participé à cette
sacralisation de l’unité collective, à l’exaltation de son
territoire et de sa culture spécifique et créé, dans le même temps, avec
la Nation moderne, sa propre identité ethnique en ses composantes: race,
langue, esthétique, caractères nationaux. On examinera avec intérêt à ce
sujet, par exemple, les politiques culturelles du tandem De Gaulle /
Malraux dans l’exaltation de l’universalité culturelle
relayée par le génie français, en droite ligne avec l’héritage du
Génie du Christianisme d’un Chteaubriand.
On se souvient que Malraux, ministre de la Culture en 1959, au service de
l’idée de Nation exaltée par un de Gaulle s’y identifiant,
voyait la France « chantre du génie de l’humanité », pour
lui, particulièrement présent dans les œuvres monumentales du génie
français.

 

L’Etat Nation est fondé:

        
sur un habitus national soit,
l’ensemble des façons d’être et de faire partagées par la
collectivité et débouchant sur une culture nationale,

        
sur le sentiment national, comme
composante mentale de l’identité nationale.

 

Il ressortit d’un principe d’unification
alimentant la « fixité
collective des maîtres du territoire
 », leur charisme de groupe
dans une relation au temps et au territoire qui a pour effet
d’écarter les outsiders
ou horsains.

 

Ces catégories d’appartenance constituent le
moment fondateur de l ‘alchimie pratique et symbolique qui
établit l’Etat Nation. Or, aujourd’hui, les ethnonationalismes sont en crise dans les pays
européens d’où l’affrontement constaté avec les minorités. Il
s’ensuit une crise de l’intégration des individus, à la fois
crise d’inégalité structurelle statutaire de la différence
culturelle (ce qui fait que l’islam devient un démarcatif avec
l’identité occidentale et européenne, et on n’oublie pas que
les immigrés prolétaires sont d’anciens sujets coloniaux) et une
crise politico-institutionnelle, celle de la
régulation de la symbolisation collective (la Marseillaise sifflée au
Stade de France). Cette crise intervient à un moment où
l’imaginaire collectif d’identité est moins légitime
qu’il ne le fut et où l’ethnonationalisme
de l’Etat Nation est dénoncé.

 

Comment sortir de la crise ?

 

Françoise Lorcerie et les
membres de son équipe, ces constats posés, fournissent maints exemples de
prises en charge pédagogique de cette question – puisés, au fil de leur
enquête, dans diverses situations (une école primaire à Vaulx-en-Velin,
le développement des microsociétés de survie, le cas des plusieurs lycées
professionnels, la question des beurettes aujourd’hui, celle de
l’éducation des élèves maghrébins, certaines pratiques
pédagogiques, comme l’écriture sur les filiations, une opération de
busing [3] à Bergerac, …) et
qui contribuent à revisiter les pratiques de l’interculturalité.

 

Nous avons retenu qu’il s’agit de
travailler sur le changements des croyances sociales chez les immigrés,
quand se manifestent plus de tolérance, d’échanges sociaux, de
participation à l’exaltation du modèle français
d’intégration, notamment en n’hésitant pas à donner des
responsabilités aux populations issues de l’immigration, de telle
manière que soient solidarisées les présences, à faire mieux place à la
composante islamo-méditerranéenne dans notre
société ? Ceci concourant à réformer les comportements républicains
en mettant le pluralisme culturel en débat. Dans le même sens, sont
également à promouvoir de nouvelles normes de justice sociale. Le rôle
des enseignants est, là, déterminant dans la lutte contre le racisme,
contre le marquage systématique des frontières ethniques. Dans le cas
contraire, se trouveront confortés le repli sur la culture
d’origine, les revendications liées à la stigmatisation, et
l’appartenance au groupe d’origine renforcée.

 

On a bien vu dans ‘l’affaire du
foulard’ [4] à quel point la gestion maladroite de la crise a pu, sur
un lit de bonnes intentions, aboutir à une exacerbation des différences,
l’actualité récente vérifiant quasi expérimentalement à quel point
la non prise en compte de ce type de complexité aboutit aux effets
inverses de ceux qui sont recherchés quand la stigmatisation est au
rendez-vous.

 

Par ailleurs, quand la massification sociale, les
transformations structurelles de notre société, liées à la perméabilité
des enjeux sociaux externes à notre propre société (Guerre du Golfe,
terrorisme), aboutissent à l’exacerbation de ce que d’aucuns
ont nommé, en même temps qu’ils le créaient en tant que
significations, un choc des civilisations.

 

L’école pareillement crée, elle aussi, des
tensions et le racisme institutionnel tend à transformer le problème
institutionnel en problème ethnique recouvrant les problèmes sociaux de
la chape (ou du voile) de l’ethnicité. C’est le cas des
effets des répartitions différentielles des élèves en niveaux, de
l’inégalité de prestige des filières, quand, au stigmate de
l’affectation scolaire, s’ajoute de celui de
l’ethnicité, quand les clivages sociaux sont reflétés dans la
composition des classes. A ce sujet, les auteurs font observer que la
séparation sexuelle peut atténuer la discrimination ethnique. Est
également pointée l’absence de politique d’établissement dont
l’inexistence est, de ce fait, créatrice de discrimination car ne
proposant aucun modèle pour s’y identifier ou s’y opposer,
donc faire, à ce niveau, acte citoyen.

 

Face à cette absence de prise en charge du problème par
l’institution scolaire, la bande de jeunes figure souvent le lieu
de repli, à la fois de dépendance et de protection des jeunes, elle
débouche sur la violence de façon assez invariable face aux représentants
des institutions, elle s’exprime en agressivité et constitue un
nouveau mode de régulation de l’exclusion sociale.

 

Le cas des beurettes n’est pas moins
intéressant de ce point de vue: elles sont ballottées dans le temps et
l’espace, dans des sociétés d’accueil; leur crime est de ne
pas se conformer aux valeurs culturelles portées par le milieu tout en
étant socialement dominées. Pour elles, s’éclater ce sera dès lors
à la fois sécher les cours ou dépasser les heures de sortie autorisées
par les parents en même temps que, paradoxalement, leur attachement à la
famille apparaît comme une forme de lucidité face à des horizons aux
possibles limités. Faire écrire sur leur histoire, sur leur famille, en
proposer le débat, l’expression publique, est souvent un moment et
un temps de mise à distance, de repositionnement face aux impératifs de
l’ethnicité.

 

Une pédagogie de l’interculturel

 

A l’école, en effet, il est possible
d’organiser des discussions aboutissant à des décisions sur des
problèmes qui concernent les élèves, dans un cadre régulé selon
l’éthique de la discussion, avec le maître comme garant en dernier
ressort. La pédagogie institutionnelle, certaines pédagogies
coopératives ont montré les intérêts multiples de cette forme
pédagogique. La prise en compte de l’ethnicité renforce de fait
l’approche critique du principe d’égalité devant
l’éducation scolaire. Elle alerte sur les illusions de
l’égalité de traitement, montre que l’égalité des individus,
loin de se suffire d’une garantie juridico-administrative,
implique une tension psychosociale et une vigilance organisationnelle.

 

L’ouvrage s’interroge donc, également,
sur les cultures portées par les groupes minoritaires soumis, dès leur
arrivée, à un changement rapide du fait de la position minoritaire de
leurs membres dans la société nationale. Cette configuration suscite en
effet une érosion de la culture minoritaire en même temps que son repli
sur le réseau domestique et les fonctions sociales accessibles à partir
de là. Cependant, même la pratique religieuse se réforme. En réalité, et
sauf exception à examiner de près, il ne reste guère des cultures
minoritaires, au bout d’une ou deux décennies, que des « bribes »,
comme le notait Michel de Certeau [5]: quelques
fêtes à résonance communautaire, la cuisine familiale…

 

Dans ces conditions à l’inverse de processus
unifiant, l’école saura-t-elle s’ouvrir à des mémoires de
filiation ? articuler deux logiques elles mêmes vectrices
de conflits, se confronter à des forces antagonistes quand les
savoirs rationnels, à vocation universelle, sont confrontés à une demande
d’expression des identités singulières.

 

Une des caractéristiques de ce qu’a été le
modèle français d’assimilation est la construction par
l’école d’une mémoire nationale commune à travers
l’identification à des figures et à des récits transmis par
l’histoire, de la géographie et de la littérature. L’enjeu
était, pour les historiens républicains, de forger une mémoire qui
donnerait à la République le caractère d’une synthèse entre la
citoyenneté, l’enracinement dans sa propre genèse et la longue
durée de la construction de la France. Ce modèle standard interroge
aujourd’hui les politiques, dans leur impuissance à gérer les
mutations socioculturelles et symboliques, sauf à se replier dans un
univers dogmatique.

 

Après trois décennies d’embarras, la politique
française de scolarisation des enfants d’immigrés est désormais
clairement à deux branches. L’une, spécifique, est l’accueil
et l’insertion scolaire dans des conditions correctes
d’enfants et d’adolescents qui arrivent sur le territoire
français avec des compétences scolaires très inégales et sans connaître
la langue française. Elle pose la question de l’actualisation du
modèle laïque de la socialisation à l’école. Cette ligne
d’action pose des problèmes organisationnels, elle aussi, interroge
la politique d’accueil quand elle fait des enfants d’immigrés
des intrus.

 

Lutter contre les discriminations, c’est aussi
s’appuyer sur de nouveaux instrument: rendre effectif notamment le
relais des associations spécialisées antiracistes et des confédérations
syndicales. En revanche, les services de l’Etat, pourtant placés
sur la sellette, ne font toujours pas l’objet de mesures
particulières et se retrouvent dans des logiques de pratiques non voulues
mais qui produisent de la discrimination au nom de l’observance des
standards de l’école « républicaine ». Une disjonction s’est
établie à grande échelle entre le plan des principes publics, auquel les
agents souscrivent le plus largement, et le plan des routines
institutionnelles. Sur le terrain, il n’est pas un acteur qui ne
soit producteur d’ ethnicité positive ou négative: l’école,
la politique de la ville, les affaires sociales, la culture, les
municipalités, de quelque bord qu’elles soient, les élèves, les
familles. L’ethnicisation des relations
scolaires apparaît comme la modalité scolaire d’une ethnicisation unilatérale des relations sociales.
Relever, à l’école, le défi de la lutte contre les discriminations,
n’est donc pas ôter l’ethnicité. Il y faudrait une
recomposition du NOUS national qui fasse perdre à l’ethnicité sa
pertinence sociale; mais procéder à celle-ci consiste d’abord
à estimer que l’élève, en tant qu’élève, est sujet de
droit et sujet de son identité , – l’identité religieuse peut en
être une dimension le cas échéant. L’école ne méconnaît pas ce
domaine dans le cadre de sa mission, elle peut y intervenir.
L’ouvrage prend alors partie vigoureusement pour un modèle éducatif
ouvert et respectueux, la répression étant réservée aux comportements
excessifs des élèves (comme l’ostentation), gênants pour les
fonctionnements scolaires, ou dangereux.

 

A l’inverse, le mutisme sur les processus
ethniques et l’absence d’autorisation de la parole des élèves
à ce propos laissent la voie libre aux dérives induisant dégradation du
climat, discrimination indirecte, gâchis scolaire.

 

 

 

Pour une société décente

 

Les auteurs rappellent que si le NOUS s’inscrit
dans une opposition à la société civilisée, dont les membres
s’humilient les uns les autres, on aboutit à l’inverse de ce
que Margalit [6] nomme une société décente, soit « celle dont les institutions n’humilient pas les gens ».
Les pratiques de discrimination, d’infériorisation et de
stigmatisation répondent aux conditions de la définition selon laquelle:
« Il y a humiliation chaque
fois qu’un comportement ou une situation donne à quelqu’un,
homme ou femme, une raison valable de penser qu’il a été atteint
dans le respect qu’il a de lui-même. Non seulement des
comportements et des conditions de vie, mais des situations, ne sont
humiliants que s’ils sont le résultat d’actes ou
d’omissions imputables à des êtres humains
[…] Ce n’est pas en effet
l’intention qui fait l’humiliation, mais la raison de se
sentir humilié
 ».

 

Une société pluraliste ?

 

Les chercheurs et les experts québécois ont proposé
un modèle fondé sur cinq dispositions que les auteurs proposent de
considérer comme éléments du code de vie du citoyen d’une société
pluraliste:

        
afficher son identité sociale avec
modération (sans pratiquer de discrimination),

        
respecter l’identité d’autrui
de sorte à ce que s’instaure un respect mutuel,

        
avoir un sens politique des
rapports sociaux dans les institutions: les adversaires ne sont pas des
ennemis, ceci valant en particulier à l’échelon local, dans les
établissements scolaires, les quartiers, etc.;

        
accepter l’interdépendance
des intérêts collectifs et individuels (donc s’engager dans
l’action d’intérêt commun, manière de lutter contre le repli
communautaire) et avoir compétence à participer aux affaires politiques
par la pratique de la coopération entre les membres de la communauté
politique;

        
accepter la tension entre unité et
diversité de l’identité collective nationale.

 

On le voit, ces dispositions s’inscrivent en
tension avec l’héritage d’une société jacobine sacralisant
l’unité; elles mettent en lumière l’incapacité de la
Révolution à « exprimer sous une
forme positive le caractère conflictuel de la société
». Un trait de
la culture normative française entre autres, est sa difficulté à prendre
en charge l’évolution du droit positif de la laïcité, lequel
reconnaît aux élèves, dans l’espace scolaire, le droit à la
religion en l’assortissant de limites.

 

Accepter le pluralisme comme une réalité de société,
c’est reconnaître la pluralité des apports humains qui ont
constitué la société nationale et continuent de la renouveler. Notre
enseignement ne donne que peu de repères cognitifs sur la construction de
la communauté nationale et sa pluralité. Ainsi, les activités
d’enseignement ne peuvent manquer de se prêter au rappel des valeurs
fondatrices de la démocratie, et on ne peut oublier que l’école, en
tant que cadre social, est elle-même le siège de logiques d’ethnicisation parfois virulentes. Mais contribuer à
l’établissement de « relations interethniques harmonieuses»,
c’est mettre l’accent sur des re1ations interpersonnelles
dans 1esquelles l’ethnicité intervient ou peut intervenir à un
titre ou à un autre comme déterminant de l’interaction. Ces
relations seront dites harmonieuses si elles sont confiantes et dégagées
du dénigrement, du soupçon ou de la violence qui les caractérisent dans
une faculté d’englober des gens très différents de nous.

 

L’éducation démocratique, dans un contexte
ethnicisé, est donc un chantier ouvert, un chantier nécessaire: le
courant de réflexion sur l’éducation interculturelle prend en
charge spécialement la contradiction, patente dans la vie politique peu
pensée en éducation, entre, d’un côté les pratiques, et de
l’autre, les tensions identitaires, les discriminations de l’ethnonationalisme. C’est à ce prix que, au-delà
de l’éducation, la perspective s’élargit au social et
contribuera à ce qu’advienne un « régime de tolérance » quand les
différences sont moins marquées par le soupçon à l’égard des
minoritaires, quand la société devient plus inclusive.

 

Le concept d’ethnicité est apparu au fil de ces
pages comme un concept multidimensionnel, tout à fait central et
déterminant à l’analyse des sociétés nationales comme la nôtre.
Aujourd’hui plus encore qu’hier, dans le contexte de la
fragmentation de la condition ouvrière, de la mondialisation et de la
construction de l’Europe, l’école est l’un des grands
espaces civils où se déploient les processus relevant du paradigme de
l’ethnicité vis-à-vis de l’institution, ces processus sont à
fois exogènes et endogènes. Avec une balance entre les deux variables
selon les lieux, ils jouent ou peuvent jouer à toutes les échelles; ils
ont, ou peuvent, avoir différents acteurs tous impliqués dans 1es
fonctionnements de 1’institution et l’on voit bien que les
politiques scolaire pertinentes en regard des défis de l’ethnicité
auront besoin que dans la représentation du « NOUS » français soit
incluse la «dialectique de
l’unitaire et du plural
».

 

Georges Bertin

 

Notes

 

[1] Françoise Lorcerie
est directeur de recherches au CNRS, affectée à l’Institut de
recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM),
Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence.

 

[2] Taguieff Pierre
André, La force du préjugé, essai
sur le racisme et ses doubles,
Tel Gallimard, 1992, p. 42.

 

[3] Transfert des élèves d’une école
d’un quartier défavorisé dans d’autres établissements pour
lutter contre la discrimination et la stigmatisation attachées au lieu de
vie… initiative s’inspirant de modèles américains et
critiquée dans le livre.

 

[4] La société française est agitée depuis une
quinzaine d’années par la question de la place qu’elle doit
tolérer, au nom de laïcité, aux manifestations de l’identité
religieuse dans les lieux publics (tel le foulard islamique porté par les
jeunes filles de cette religion). De ce débat national est sorti une loi,
adoptée par l’Assemblée nationale le 15 mars 2004, prohibant, dans
les établissements publics d’enseignement, le port de signes ou
tenues par lesquelles se manifeste ostensiblement une appartenance
religieuse.

 

[5] Certeau de, M. La culture au
pluriel
, Paris, Le Seuil, Points, 1993.

 

[6] Margalit
Avishai, La
société décente
, Paris, Climats, 1999.

 

Notice bibliographique

 

Bertin, Georges.
« Note de lecture – Lorcerie Françoise
(directrice), L’école et le défi ethnique, Education et
intégration », Esprit critique, Hiver 2006 – Vol.08, No.01,
ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr

 

 

 

 

 

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Revue internationale de sociologie et de sciences
sociales Esprit
critique

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