Afin d'introduire le débat autour de la question de l'implication dans la recherche en sciences de l'éducation, je commencerai par préciser les trois termes que sont : épistémologie, ontologie, phénoménologie ; ensuite, j'interrogerai les notions de réalité et d'objectivité ; enfin, à la lumière des travaux de G. Durand j'envisagerai la recherche en éducation sous l'angle d'une herméneutique.

Epistémologie : Ontologie et phénoménologie

 

Au travers des représentations qui s'échangent dans ce séminaire, la notion d'épistémologie semble renvoyer à des acceptions variées. Partant des travaux de Piaget[1], on distingue au moins deux types d'épistémologie.

  • D'une part, une épistémologie qui s'intéresse à l'histoire et à l'évolution des savoirs disciplinaires, par exemple l'épistémologie des mathématiques ; c'est ce que Piaget appelle le domaine épistémologique interne (DEI).
  • D'autre part, une épistémologie qui s'intéresse aux courants de pensée qui traversent les disciplines scientifiques ; c'est ce que Piaget appelle le Domaine Epistémologique Externe Dérivé (DEED). En référence au travail de T. Khun, on peut dire que cette épistémologie concerne le repérage des différents paradigmes scientifiques.

On peut grossièrement distinguer deux tendances pour concevoir la recherche en sciences humaines et plus précisément en sciences de l'éducation : une tendance dite ontologique et une autre dite phénoménologique.

Du point de vue étymologie, l'ontologie se présente comme la science de l'être en soi. La tendance ontologique peut se caractériser par une posture de recherche marquée par l'idée que l'individu, objet de recherche, existe de lui même et constitue une réalité à étudier. Plus précisément, l'objet de recherche est séparé du sujet qui cherche. Dans cet esprit, confronté à un objet de recherche « déjà là », le travail de recherche peut espérer des résultats « objectifs », c'est à dire des résultats qui n'impliquent pas le chercheur.

La phénoménologie, dans le prolongement des travaux de E. Husserl[2], se présente comme la science qui s'intéresse à ce qui apparaît à notre esprit, à ce que nous imaginons comme représentation du monde. Du point de vue étymologique, phainomena signifie en grecque ce qui nous apparaît, ce qui advient en notre présence. En bref, tandis que l'ontologie se focalise sur le « noumène » kantien, la phénoménologie et plus particulièrement la phénoménologie husserlienne incline à faire l'hypothèse que l'objet de recherche n'est pas séparable de l'existence du sujet chercheur. Autrement dit, le sujet chercheur est impliqué dans « l'invention de la réalité » de son objet de recherche.

Pour illustrer la nuance entre une posture ontologique et une posture phénoménologique, on peut faire appel à l'expérience des premiers navigateurs attirés par la découverte de l'au-delà de l'horizon.
Qu'est-ce que l'horizon ?
C'est une ligne visible et qui pourtant n'existe pas en elle même. Par effet de vision, là ou l'on ne parvient plus à distinguer ce qui est en haut de ce qui est en bas, on croit percevoir une ligne de démarcation entre le ciel et la terre. Non seulement les premiers navigateurs se sont fait prendre à cet effet, mais en plus ils ont espéré voir de l'autre coté de cette ligne imaginaire. Plus ils ont tenté de s'approcher de cet ligne d'horizon et plus cette ligne leur a échappé.
Inutile de poursuivre pour comprendre que la ligne d'horizon donne une illustration de la nuance à faire entre une conception ontologique : l'horizon existe objectivement (et on peut l'atteindre) ; et une conception phénoménologique : l'horizon est une limite phénoménologique que l'on construit et à laquelle on aura jamais accès.

 

Réalité objectivante

Si l'on se place d'un point de vue ontologique, le travail de recherche en sciences de l'éducation va consister à produire des indicateurs significatifs de la réalité du « fait éducatif » observé, analysé, etc.. Avec une posture phénoménologique, le travail de recherche consiste à construire une réalité satisfaisante, pour dire comme H. Simon 4. Le fondement de cette réalité construite réside dans le principe de réfutabilité cher à K. Popper. Ainsi la validité scientifique tient au fait que la thèse développée est suffisamment élaborée pour que l'on puisse la discuter la contredire. En bref , la réfutabilité popperienne d'une réalité et l'évidence cartésienne de la réalité n'appartiennent pas au même paradigme scientifique.
L'objectif du paradigme ontologique, au sens où nous entendons l'ontologie, consiste à produire une recherche objective, c'est à dire indemne de la sensibilité du chercheur. Du point de vue phénoménologique, l'objectif consiste à produire une recherche objectivante. Ici s'opère le lien et la séparation entre la singularité du chercheur et l'universalité de la disciplinaire dans laquelle il opère.

 

L'herméneutique dans la recherche en sciences de l'éducation

On peut d'abord faire une distinction entre exégèse et herméneutique.

  • L'exégèse peut être définie comme la capacité à accéder au sens exact du texte, c'est-à-dire à ce qu'à voulu écrire l'auteur d'un livre, par exemple.
  • L'herméneutique peut être définie comme la capacité à interpréter, à donner un sens à un texte sans prétendre que c'est le seul plausible. Cette définition fait écho avec ce que G. Durand appelle l'Herméneutique « instaurative« , qu'il différencie de l'herméneutique « réductrice ».
    L'herméneutique « réductrice » fait appel aux compétences exégétiques, l'herméneutique « instaurative » s'enrichie de l'imaginaire pour générer des modélisations originales et innovantes du quotidien de l'éducation.

L'originalité du modèle produit par le chercheur se confronte évidemment aux universaux de la discipline. Cela pose le problème de l'origine comme point de départ à imiter et de l'origine comme point d'arrivée qui imite.

Entre herméneutique « réductive » ou exégèse et herméneutique « instaurative, se joue une dialogique analogue de l'ouverture et de la fermeture, du changement et de l'inertie (De Peretti [6]) , du lien et de la séparation, de soi et de l'autre (Ricoeur[7]), de l'imitation et de la non imitation (Girard), de l'origine qui commence et de l'origine qui termine un parcours de recherche. Selon que l'on adhère à un paradigme dit ontologique ou à un paradigme dit phénoménologique, il est probable que la place de l'implication imaginative du chercheur dans sa recherche n'aurait pas la même place.

 


[1] Cf. J. Piaget, 1971, Logique et connaissance scientifique, Paris, Pleiade.
[2] HUSSERL (Edmund), 1995, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard.
[3] Cf. P. Watzlawick, 1989, L'invention de la réalité, Paris, Seuil.
[4] Cf. H. Simon, 1991, sciences des systèmes, sciences de l'artificiel, Paris, Dunod
[5] POPPER (Karl), 1985, La connaissance objective, Bruxelles, Ed. Complexe, 174p
[6] PERETTI (André De), 1981, Du changement à l'inertie, Paris, Dunod, 247p.
[7] RICOEUR (Paul), 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil,