Quand certaines politiques

de gestion de la diversité en entreprise

nous enjoignent de vivre dans un monde

de victimes ou d’oppresseurs…   

Auteur :

Philippe PIERRE : Consultant, chercheur au sein du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE-CNRS).  

Résumé : 

Rien ne peut justifier qu’une personne soit mise au ban de la société ou reste aux portes d’une entreprise pour ce qu’elle est, et non pour ce qu’elle fait. 2007 aura été l’année européenne de l’égalité des chances pour tous. Plusieurs dizaines de millions d’euros ont été engagés pour faire connaître les droits (sensibiliser l’opinion publique au droit à l’égalité et à la non-discrimination), agir sur les représentations (stimuler un débat sur les moyens de renforcer la participation à la société des groupes sous-représentés), sur la reconnaissance et le respect. Face à l’actuel renforcement de politiques dites de gestion de la « diversité » dans les grandes organisations et au succès de ce simple mot dans les médias et les discours politiques, les colloques scientifiques comme les séminaires de formation des cadres, quels sont donc les enjeux en termes de reconnaissance pour ceux qui travaillent ou aimeraient travailler ? S’agit-il d’une nouvelle mode venue d’outre-Atlantique ou d’une tentative de réponse à l’évolution profonde des mentalités dans les entreprises et, plus largement, dans nos sociétés, qui seraient devenues « pluriculturelles » ? Telles sont les premières questions auxquelles nous voulons répondre dans cet article en nous bornant au contexte du monde du travail.

De la non-discrimination à la mise en place d’outils statistiques, d’enquêtes de terrain et de tableaux de bord pour le DRH, nous insistons, dans cet article, sur les enjeux d’un authentique management interculturel qui ne se borne pas à opposer « victimes » et « oppresseurs ». 

Mots clés : Diversité, management, différences, reconnaissance, entreprise, discrimination positive, action positive, culture.   

Quand certaines politiques

 de gestion de la diversité en entreprise

nous enjoignent de vivre dans un monde

de victimes ou d’oppresseurs…  

« L’égalité politique établie, les pauvres sentent bientôt qu’elle est affaiblie par l’inégalité des fortunes » (R. de Saint-Étienne, 1793, cité par Bénichou, 2006, p.39). 

Le temps d’attente des noirs pour avoir un taxi dans les rues de Washington dépasse de 27 % celui des blancs, en raison des anticipations négatives des chauffeurs sur les risques d’agression, la destination probable ou le montant du pourboire (Ridley, 1989).

La France est aussi le lieu d’une banalisation inquiétante du fait raciste et antisémite, selon de récentes études. Ainsi, un Français sur trois se déclare « raciste ». 63 % estiment, selon le CSA, que certains comportements peuvent justifier des réactions racistes. Ils sont 32 % à se dire prêts à signaler un comportement raciste à la police et il n’y a en France, chaque année, qu’une quarantaine de condamnations pour discrimination raciale [1]. 

La nature même du fait raciste est d’être souvent dissimulée, sournoise. Ainsi, un employeur qui choisit le candidat blanc de peau parmi deux candidats d’égale valeur, au motif non avoué qu’il passera mieux avec les clients, discrimine. Comme évidemment, ceux qui dérèglent les machines-outils des candidats d’origine maghrébine lors d’un test professionnel. Même diplômé à bac + 4 / + 5, un Français dont les parents sont d’origine maghrébine ou dont le noir est la couleur de peau, a quatre fois moins de chance de se faire recruter que la moyenne de ses camarades. Aujourd’hui, dans notre société, force est bien de constater que c’est surtout la discrimination dans le champ des droits économiques et sociaux, dans l’emploi notamment, qui alimente, chez ceux qui en sont victimes, une revendication pour des droits « culturels » et non l’inverse. Pour beaucoup de jeunes issus de l’immigration, la situation apparaît comme celle d’une forte assimilation culturelle et d’une faible intégration sociale. Comment résoudre la tension entre l’égalité du citoyen et les inégalités des individus concrets ? Ce que veulent entrevoir les défenseurs des politiques de diversité, c’est le passage de l’égalité des droits à l’égalité des conditions de vie. Certains Français, parce qu’ils sont perçus comme différents, seraient donc moins égaux que d’autres sur le marché du travail et sont donc victimes de nombreux préjudices réels [2].

Politiques d’aides et de soutiens aux minorités, de « rattrapage » d’un préjudice subi dans le passé, mesure statistique de la diversité sur une base « ethno-raciale », discrimination positive… toutes ces intentions ou expressions, souvent confusément, nourrissent les débats en entreprise. Elles questionnent l’égalité républicaine dans sa faculté à obtenir une égalité réelle, une égalité de « fait » pour tous quelle que soit son origine réelle ou supposée. Elles font aussi planer un risque de découper le monde des entreprises en deux camps : ceux qui oppriment et ceux qui sont les victimes et méritent, à ce titre, indemnisation.    

« Á quoi bon… » ou le poids des inégalités symboliques

pour les minorités en France  

La tolérance se définit généralement comme un ensemble de règles de conduite consistant à s’interdire toute intervention coercitive à l’égard de personnes ne partageant pas des convictions identiques aux nôtres. Nos compatriotes, de plus en plus, l’attendent aujourd’hui comme un attribut d’institutions protectrices. Ainsi, la tolérance apparaît de plus en plus comme faisant appel à une universalité normative qui doit être égale pour tous. Quand on admettait hier l’absence de différences de statut juridique entre les différentes catégories de citoyens, aujourd’hui, avec certaines dispositions liées à la discrimination positive, on aurait tendance à les réclamer pour « rétablir des injustices » ou tout au moins octroyer des privilèges à ceux qui ont moins au départ afin de rétablir un équilibre. 

Si, pour R. Sennett (2007, p.439),  

« avec une référence, quoi qu’il vous arrive au cours de votre vie, vous savez où vous vous placez par rapport aux autres »,  

certaines populations vivent donc, en France, une double défaite : déclassées par l’économie et discriminées du fait de leur couleur de peau, de leurs apparences ou de leurs quartiers d’habitation.

« Dans les cités », constate K. Amellal (2005, p.246) : 

« J’en suis convaincu, une grande partie de la délinquance est due de plus en plus, non pas aux inégalités socio-économiques, mais aux inégalités symboliques. C'est-à-dire l’écart qu’il y a entre d’une part la manière dont un « jeune des cités » est perçu par la société, et d’autre part la manière dont un jeune Français « de souche » est perçu par les jeunes des cités, surtout ceux issus de l’immigration ».  

L’existence de discriminations (ou la conviction qu’elles existent) rend rationnel, en quelque sorte, de la part des populations discriminées, un faible investissement dans l’acquisition du capital humain nécessaire à la réussite professionnelle. On peut penser aux diplômes, qualifications ou normes comportementales héritées de l’observation. Mais à quoi bon investir en temps ou en argent si cet effort n’a que peu de chance d’être récompensé dans le futur ? Les discriminations, en cela, rendent plus difficile l’acquisition d’un capital social. En somme, les jeunes issus des « minorités visibles » souffrent autant du racisme de leurs employeurs que de la faiblesse de leurs réseaux de connaissances (Petersen, Saporta et Seidel, 2000). Ceux qui étudient sont souvent moqués et l’exclusion renforce, en retour, le « besoin communautaire ». Costa-Lacroux (2006, p.106) s’étonne que « l’on demande à des étrangers de faire sans cesse leurs preuves » et, dans le même temps, qu’on ne « leur enseigne pas les codes sociaux et culturels ? ». Ils sont voués à rester étrangers. Et l’étranger est un homme que les autres tiennent pour étrangers. Songe-t-on d’ailleurs à qualifier d’immigré un Américain à Paris ? Il y a des étrangers identifiés par leur nationalité et leur « carte de visite » personnelle et ceux réduits à l’évocation du mouvement migratoire qui conduit les « pauvres vers les sociétés développées » (Costa-Lacroux, 2006, p.106). La différence naît aussi du regard que l’on porte sur soi en retour. Les faits ne cessent pas d’exister parce que nous les ignorons, rappelle A. Huxley. Attentifs à ne pas cautionner des catégories qui ne devraient pas être, les défenseurs de la République refusent de reconnaître et même de nommer des « différences raciales ». Seul un Français sur six réfute l’existence de la notion de race. Pour 14 % des Français, il y a des races humaines plus douées que d’autres et pour 68 % des Français toutes les races humaines se valent (Commission nationale consultative des Droits de l’Homme, 2004).Analysant les représentations réciproques de différents groupes sociaux et culturels en France, E. Ma Mung parle de présence paradoxale de l’étranger.  

« En désignant cet individu comme étranger, on définit le groupe dans lequel on le range pour l’identifier comme tel tout en souhaitant que ce groupe disparaisse mais que l’individu, quant à lui, demeure. Mais il doit demeurer en tant qu’épicier « arabe », restaurateur « chinois »… c'est-à-dire en tant que membre d’un collectif ethnique. Il doit exhiber des qualités (n’être pas n’importe quel épicier mais un épicier arabe, pas n’importe quel restaurateur mais un restaurateur chinois…) que par ailleurs il ne devrait pas manifester » (Ma Mung, 2006, p.85). 

Enfermer l’autre en faisant que les attributs de son identité en fassent, pour toujours, les signifiants, revient à définir le fait raciste.  

Pour les dirigeants d’entreprise, pour les responsables des ressources humaines et leurs partenaires sociaux, la mise en œuvre de politiques dite « de gestion de la diversité », politiques notamment en faveur des minorités visibles issues des quartiers défavorisés, des personnes discriminées en raison de leur âge, de leur genre, de leur absence de diplômes ou de leur orientation sexuelle, soulève un grand nombre de questions. Faut-il, « en vue de réparer un handicap injuste, non seulement donner plus à ceux qui en ont été victimes, mais leur réserver, grâce à une politique de quotas, des avantages compensatoires auxquels, seuls, ils auraient accès » ? (Ferry, 2005).   

Mesurer et reconnaître les différences, mais jusqu’où ?  

Constatant que la règle équitable est celle « qui ne reste pas rigide et peut épouser les formes de la pierre », Aristote (1990) écrivait que : 

« La plus grande des injustices est de traiter également des choses inégales ; la nature propre de l’équité consiste à corriger la loi dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante en raison de son caractère général ».  

Dans les entreprises comme au dehors. Alors, quelles sont précisément les conséquences pratiques de ces inégalités, pour les entreprises, et la mise en œuvre de « politiques de diversité » visant une égalité « réelle » dans les règles de promotion, les recrutements effectués comme les formations proposées ? Dispose-t-on actuellement des statistiques dont nous avons besoin pour mesurer les discriminations ?

Les politiques de diversité n’amènent-elles pas à diviser les entreprises ? Si chacun s’attache à dire qui il est pour avoir des droits, ne court-on pas le risque de politiques identitaires qui s’emploieraient à constituer des coalitions entre communautés hétérogènes ? Chacun combat alors pour la reconnaissance de sa propre culture et non pour le bien de tous ? Le remède, la construction conventionnelle de groupes potentiellement discriminés, encouragés par certains promoteurs de la diversité, est-il pire que le mal, à savoir, pour eux, une reconnaissance identitaire individuelle et individuelle seulement ? Faut-il passer des immigrés invisibles aux « minorités visibles » [3], rassemblées en groupes, pour avoir des droits en entreprise et comment ?

Et quand commencent et quand s’arrêtent les traitements de faveur consentis à telles ou telles minorités représentées dans les entreprises ? Et que veut dire une « minorité » dont on suivrait le nombre sur une base statistique ? Qu’en est-il de l’acceptation de certains interdits alimentaires (porc pour les musulmans par exemple…), de l’aménagement des horaires ou des moments pour la pratique religieuse selon les croyances ou les origines des salariés ? Faudrait-il intégrer dans les agendas en France, comme dans certaines entreprises aux États-Unis, des commémorations diverses (Martin Luther King Day, Ash Wednesday, Halloween, Thanksgiving Day, Rosh Hashanah, Yom Kippur…) ? Doivent-elles s’appliquer à tous ? Quelles décisions prendre concernant le port du voile islamique, de la kippa, d’autres signes religieux ou politiques dans un règlement intérieur ? La loi sur le voile a fait comprendre à certaines jeunes musulmanes que dans l'école de la République, elles ne pouvaient s'habiller comme leurs mères. L'espace de l'entreprise peut-il réhabiliter cela au nom d’une certaine « liberté d’expression » ?   

Français entièrement à part ou à part entière ?

L’exemple du port du voile  

Comment répondre à un membre du personnel qui prétendrait qu’en autorisant une salariée à venir travailler voilée, l’entreprise dans laquelle il travaille porte atteinte, en réalité, à la « liberté des femmes » ? Faut-il aller dans le sens de l’interdiction des signes « ostentatoires » religieux, sur le lieu de travail ?

Le droit nous dit qu’un salarié ne respecte pas ses obligations contractuelles s’il trouble de manière volontaire ou non la bonne marche de l’entreprise. Où se situe ici la nature du trouble lié au port du voile, par exemple ? Est-ce promouvoir la diversité que d’avoir des salariés voilés dans une entreprise ? Mais comment s’opposer, si on le souhaite, au port du voile ? Si le voile est toléré, c’est qu’il n’apparaît souvent pas comme le signe d’une revendication politique mais comme l’expression d’une foi intime.

En France, admettons que l’on utilise trop souvent le prisme religieux pour caractériser un groupe ethnique. « Désigner le Maghrébin par le terme de « Musulman » crée une nouvelle stigmatisation alors que l’écrasante majorité des Maghrébins en France ne pratique pas l’islam même si l’attachement à la culture musulmane peut se traduire par le respect de certains rites et symboles comme la consommation de viande halal ou le respect du ramadan » écrivent, avec raison, Y. Sabeg et L. Méhaignerie (2006, p.46).

Accepter un Maghrébin comme Français à part entière serait-il alors l’accepter sans sa religion ? Y. Sabeg et L. Méhaignerie (2006, p.22), encore, remarquent alors  

« que le judaïsme et l’islam sont des religions minoritaires importantes, les fêtes chrétiennes gardent l’exclusivité de la reconnaissance publique (jours fériés, mention aux calendriers, dans les agendas…). La conception française de la laïcité commanderait de reconnaître comme jour national (férié ou chômé) un jour comptant comme fête religieuse importante pour les religions minoritaires (Aïd, Kippour) ». 

Si l’adaptation des menus dans la restauration collective est admise, l’est moins la facilitation du jeûne du ramadan par l’aménagement des horaires ou les congés pour des jours de fêtes traditionnelles. Le port du « foulard islamique » par les femmes en contact avec le public suscite des positions divergentes. Ainsi peut-on lire les opinions suivantes dans un compte rendu de Comité d’entreprise d’une grande entreprise du secteur pharmaceutique :  

« Certaines salariées peuvent se sentir provoquées voire agressées, par le port du voile d’une de leurs collègues, mettant en exergue que les droits des femmes sont bafoués dans des pays et des régimes instaurant le voile ».  

La demande est ainsi faite qu’une « réflexion soit engagée pour l’interdiction des signes ostentatoires religieux sur le lieu de travail». La Direction de cette entreprise rappelle alors que le Code du travail précise que le règlement intérieur ne peut comporter de « dispositions lésant les salariés dans leur emploi ou leur travail en raison de leur sexe, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leur situation de famille, de leurs origines, de leurs opinions ou confessions, de leur apparence physique, de leur patronyme, ou de leur handicap, à capacité professionnelle égale » (article L. 122-35 alinéa 2.). La Direction ajoute que, dans un groupe mondial, des collaboratrices travaillant dans des pays où des femmes sont voilées peuvent porter le voile dans les bureaux du siège parisien. Pourquoi l’interdirait-on à d’autres collaboratrices dans d’autres pays ou filiales de cette même organisation ?   

Plusieurs politiques de « discrimination positive » ?  

En prenant au « pied de la lettre » certaines mesures de gestion de la diversité qui ne correspondent pas à nos traditions, il y a bien un risque de voir éclater, en France, les entreprises en groupes « communautaristes ou claniques », de renforcer une « judiciarisation » des rapports sociaux, et qui plus est, de partager le monde du travail entre agresseurs et agressés, entre discriminateurs et discriminés. Ainsi, tout dirigeant peut se demander si vouloir imposer l’équité dans son entreprise en se fondant sur les quotas ne tend-il pas à tuer l’intégration et l’émancipation des personnes plus ou moins discriminées (femmes, étrangers ou handicapés…), leur envie de prendre la parole, de valoriser leur apport spécifique, d’exprimer leur identité… et au final, de voir son action se solder par du « clientélisme » ?

Mais commençons par distinguer plusieurs politiques de lutte contre les discriminations.

La réduction des inégalités se rencontre dans le droit français. La plus ancienne est la progressivité de l’impôt. On peut orienter aussi une part accrue des prestations sociales et des dépenses publiques en direction des plus démunis, afin de compenser les handicaps qui font obstacle à l’égalité des chances. On peut accorder du soutien scolaire et des aides ciblées. C’est le niveau de l’équité.Sur une base territoriale, un type de discrimination pratiquée par la France pour rendre l’équité réellement efficace vise à suspendre la règle de libre concurrence.  

« Les ZEP, l’aide au logement, les bourses scolaires et universitaires, le statut fiscal octroyé à la Corse en vertu de son « insularité », les incitations à l’embauche… sont autant de mécanismes qui participent de ce que l’on appelle la « discrimination positive socio-économique », c'est-à-dire des mesures prises dans un but général visant à corriger des inégalités sociales et ou économiques objectives » (Amellal, 2005, p.353). 

Cette politique compense donc en affectant des moyens supplémentaires aux établissements scolaires, des handicaps de diverses natures et elle le fait sans que des privilèges soient accordés à une catégorie à l’exclusion des autres (les places offertes aux candidats privilégiés sont généralement en surnombre). Á un autre niveau, E. Deschavanne (2005, p.96) parle de : 

« Non-discrimination active (quel que soit le nom qu’on lui donne, action positive, égalité positive…) qui consiste, en France, afin de combattre plus efficacement les discriminations sans recourir à la discrimination positive, à mettre en place des dispositifs de contrôle qui reposent sur l’identification des groupes qui en sont victimes (le monitoring et le testing) ».  

Pensée comme telle, la discrimination est solidaire d'une nouvelle définition de la discrimination, qu'on ne traque plus seulement dans les textes (de jure) mais aussi dans les faits (de facto). 

Un autre niveau de discrimination positive, « anti-discriminatoire », repose sur l’idée que les situations individuelles doivent être rattachées à l’existence d’un rapport de domination d’un groupe sur un autre (handicapés, femmes, minorité ethnique ou raciale) et consiste à inverser le sens de la discrimination en dotant les membres du groupe victime d’un avantage spécifique dans les situations de concurrence [4]. 

La discrimination positive recouvre généralement une série de mesures préférentielles qui poursuivent un triple objectif : un objectif de rattrapage entre groupes inégaux, un objectif de lutte contre les discriminations et un objectif de promotion de la « diversité ». Leurs destinataires ne sont pas des regroupements ou des catégories d'individus, mais bien des groupes d'appartenance. La stratégie retenue consiste à faire surgir, au sein de ceux qu'on cherche à intégrer dans la société globale, des élites sociales, économiques ou politiques, dont on parie qu'elles joueront ensuite un rôle moteur dans le progrès général du groupe. 

L’assignation identitaire, insistons sur ce point, caractérise ces mesures préférentielles. « Aux États-Unis », écrit D. Sabbagh (2005, p.149),  

« on appelle affirmative action les politiques qui octroient aux membres de divers groupes définis à l’issue d’un processus d’assignation identitaire et ayant été soumis dans le passé à un régime juridique discriminatoire un traitement préférentiel dans la répartition de certaines ressources, génératrices de gratifications matérielles et symboliques ». 

Afin de clarifier les débats, il conviendrait sans doute de restreindre l’usage des politiques de discrimination positive aux politiques de réduction des inégalités qui recourent à l’assignation identitaire, « c'est-à-dire qui font de l’appartenance à un groupe social ou biologique une condition nécessaire pour bénéficier d’un traitement préférentiel » (Deschavanne, 2005, p.72). 

Aux États-Unis, les trois dispositifs des politiques d’affirmative action sont l’emploi, l’attribution des marchés publics et l’admission dans les universités.  

« Le choix de la discrimination positive comme méthode pertinente de lutte contre les discriminations repose sur le constat de la persistance d’une discrimination structurelle, enracinée dans les mœurs, longtemps après l’effacement de la discrimination dans les textes de loi » (Deschavanne, 2005, p.81). 

Les politiques de discrimination positive à caractère contre-discriminatoire admettent le plus souvent des quotas visant à tordre le cou à la sous-représentation des minorités « visibles » qui sont en fait invisibles dans les lieux de pouvoir. S’attachant au cas français, K. Amellal est favorable à un examen multi-critères volontariste des candidatures à un travail et à une politique de quotas supposée être un « instrument technique, réversible, ponctuel, pragmatique » admettant un critère social, un critère de compétence et un critère ethnique.  

« Si un Beur se présente, totalement dénué de diplôme, d’expérience et de motivation, ce n’est pas parce qu’il y a un quota à atteindre que la chaîne de télé sera obligée de le recruter : sa candidature sera refusée au motif qu’il est incompétent » (Amellal, 2005, p.187).

« Si l’on continue de pratiquer la politique de l’autruche, rien ne dissuadera un recruteur de ne pas employer de Noirs » (Amellal, 2005, p.339).

« Lorsque la sous-représentation est corrigée : stop, le quota disparaît aussitôt. Et on n’en parle plus » (Amellal, 2005, p.188). 

Ces quelques assertions nous montrent que politiques de « discrimination positive » et « politiques de gestion de la diversité » admettent des différences de nature et de portée. En ce sens, en France, on ne devrait peut-être appeler politiques de gestion de la diversité, en entreprise, que les politiques de « non-discrimination active » qui consistent, rappelons-le, à combattre les discriminations sans recourir au quota mais en mettant en place des dispositifs de contrôle qui reposent sur l’identification d’individus (non nécessairement des groupes) qui en sont victimes. 

Diversité des politiques de discrimination positive : 

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Á l’assaut du modèle d’intégration républicain ?  

Ces politiques de gestion de la diversité, exprimées notamment dans la charte de la diversité signée aujourd’hui par plus de 1500 organisations productives, défendent l’expression des différences, et en arrière-plan, renvoient à l'affirmation culturelle de groupes supposés discriminés à la fois dans leur héritage et dans leur projet de vie mais sans que l’on les définisse explicitement. Les politiques de gestion de la diversité, ensemble de pratiques non stabilisées, favorisent un nouveau « droit à la différence » face à un ou plusieurs adversaires qui s'identifieraient à un universel autoritaire et, au final, condamnable. C’est parfois la République que les zélateurs de ces politiques cherchent à viser comme adversaire. Á tort selon nous. Á tort car, précisément, si l’universalisme républicain français a l’ambition de libérer la personne de tout déterminisme (de race, de classe sociale, de lieu de naissance, d’appartenance à une religion…), c’est pour édifier la méritocratie. En France, on est d’abord soi, tel que l’on a décidé de l’être, compte tenu de son histoire et des ambitions de chacun, et non un représentant de telle ou telle communauté culturelle qui déterminerait en grande partie les choix individuels.

En France, on n’est pas intégré en tant que membres d’une communauté culturelle spécifique avec la possibilité d’exprimer des identités doubles (« afro-américains », « euro-américians »…). Les politiques de gestion de la diversité, telles qu’elles nous sont parfois inspirées d’autres entreprises dans d’autres pays, visent à renverser notre cadre habituel d’analyse et réfléchir non pas sur la place de l’homme « dans une société donnée » mais à celle de « la société dans l’homme ». Á instaurer, en quelque sorte, un dialogue où les références ne sont pas communes d’emblée entre les individus comme entre les groupes qui les surplombent. Si toutes les opinions se valent, c'est parce que, pensent tous les relativistes et les zélateurs systématiques de la différence, les individus adoptent telles ou telles normes et valeurs, non parce qu'elles seraient fondées dans leur esprit sur des raisons, mais parce qu'elles leur seraient inculquées par le milieu et donc à déconstruire, à débusquer (Boudon, 2006, p.27)… Avec l'idée fausse que la croyance en l'existence de valeurs universelles serait une particularité occidentale. Dès lors, les individus seraient profondément irrationnels puisque les notions de vérité et d'objectivité sont, dans ce système de pensée, des illusions.  

Nous pensons, pour notre part, que la tolérance est à distinguer de la laïcité qui est plus ambitieuse.

Vivre côté à côte ne suffit pas. Certes, la laïcité n'est pas, par elle-même, une politique. Seule, elle ne suffit pas à répondre aux crises du réel, aux nouvelles demandes d'égalité et plus encore de reconnaissance symbolique dans le premier chapitre de cette contribution. Ce n’est pas une raison pour affaiblir la République. La République ne consiste pas à fonder une égale reconnaissance des identités méprisées, des cultures dominées et des communautés opprimées. L’opposé de la « laïcité » n’est pas la religion mais le laisser-faire et la République s’appuie d’abord sur une volonté qui vient contester le principe du « tout se vaut ».   

Une discrimination positive « à la française » ?  

Certains dirigeants d’entreprise parlent, et cela est relativement récent, de « discrimination positive » à la française, sur une base individuelle affichée (mieux vaudrait parler de « non discrimination active »). Ils veulent favoriser, par exemple, le recrutement d’un candidat qui porte un prénom d’origine étrangère (candidat d’un groupe supposé sous-représenté) par préférence à celui qui porte un prénom « français de souche » (qui peut être plus qualifié mais appartiendrait à un groupe sur-représenté). Ces dirigeants veulent peut-être inscrire leur action dans la continuité de la pensée de N. Sarkozy pour qui « le fait qu’on ne puisse pas, en France, connaître la diversité de la population parce que l’origine ethnique est interdite, participe à la panne de notre système d’intégration » [5]. Ils considèrent que l'inégalité ne peut être altérée qu'à travers une intervention forte de l'État ou d’associations (par des quotas éventuellement à terme et la tentation de la proportionnalité par rapport à des bassins d’emplois types) et une régulation d'un marché naturellement producteur d'inégalités par reproduction sociale. Seule une « discrimination positive » à la française redonnerait une légitimité aux autorités républicaines plutôt qu’une mise en œuvre imparfaite de l’idéal de l’égalité des chances qu’il contribuerait, jour après jour, à décrédibiliser aux yeux d’une fraction importante de nos concitoyens (Ferry, 2005, p.18). 

Du côté des principes, arguent ces dirigeants français, ce sont les effets de la méconnaissance du fait raciste qui doivent être dénoncés. Ceux-ci regrettent que les victimes des discriminations soient niées jusque dans leur expérience même, par l’absence d’objectivation par les chiffres (De Rudder et Vourc’h, 2007). Les effets de la loi du 6 janvier 1978 qui « interdit de collecter des données à caractère personnel qui font apparaître directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques » doivent être réaménagés. L’enjeu est de faire sortir de l’invisibilité statistique celles et ceux qui subissent les discriminations : descendants d’immigrés, originaires des DOM [6]… La variable « ethno-raciale » peut être présente dans des tableaux de bord établis en sous-main, pour des raisons dites pratiques, et dissimulés ensuite dans l’argumentation. L’entrée de la « race » ou de « l’origine » dans les statistiques officielles ne viendrait pas consolider le caractère effectif des discriminations. On peut en douter. Et n’y a-t-il pas un paradoxe à demander à des personnes d’indiquer leur identité ethnique alors qu’en matière de discrimination, compte largement la façon dont elles sont perçues par les employeurs, les policiers, les logeurs, les collègues, les amis, les voisins… ? On prétend parfois que les inégalités ethniques, leurs conditions de construction et leurs conséquences seraient très mal connues. Cela, à nos yeux, n’est pas exact. Grâce notamment aux enquêtes publiques à large échantillon menées par l’INSEE, l’INED ou le CEREQ, nous disposons de données précises sur les parcours d’intégration des populations immigrées et sur les obstacles rencontrés. Ces enquêtes s’appuient sur l’examen de la nationalité de naissance, de l’origine géographique, des trajectoires familiales, de la langue pratiquée… toutes données autorisées par la CNIL. 

En fin de compte, on pourrait écrire que la « discrimination positive » à la française cherche à associer octroi de privilèges réservés à une catégorie ou un groupe ou un individu ou une identité en particulier et refus des quotas. Elle se donne pour finalité la promotion de la diversité avec, en arrière-fond, l’idée d’une représentation qui fasse droit à la diversité des différences (genres, races, cultures, origines sociales…). On n’est parfois pas loin d’entendre que la race peut être considérée comme un « plus » dans la défense d’une bonne candidature ! 

La mise en œuvre d’une « discrimination positive » à la française vient se heurter à au moins deux difficultés. D’abord celle de définir des indicateurs car les phénomènes sociaux et sociétaux ne peuvent être objectivés de la même manière que des phénomènes économiques. Selon un rapport de la Commission européenne (2003, p.14),  

« La mesure de la « diversité » au niveau de l’entreprise est plus malaisée que celle des autres types d’actifs incorporels. La diversité est le résultat d’un processus de changement de culture et non pas un intrant dans d’autres processus ».  

C’est pourquoi, comme l’exprime la responsable de la communication de l’IMS : « on est dans un champ sur lequel il y a très peu d’indicateurs ».

Nous avons aussi vu que la loi française protège les données à caractère « sensible ». Il n’est pas possible d’effectuer, comme c’est le cas aux États-Unis, un référencement de la population nationale en fonction des origines ethniques qui servirait d’étalon à des politiques de recrutement, évaluées alors à l’aune de leur écart plus ou moins grand avec ces pourcentages.

La seconde difficulté à mettre en œuvre une « discrimination positive » à la française renvoie certainement au caractère non permanent des dimensions de la diversité. Nous voyons un grand danger à fixer les dimensions de la diversité dans du marbre. Ainsi, si l’on en croit certains promoteurs de ce type de gestion de la diversité, l’orientation sexuelle serait une dimension « héritée » et « ascriptive » tandis que le caractère (au sens voisin du tempérament) serait, lui aussi « hérité » mais « réversible ». Les diplômes tiendraient de dimensions « composées » comme les convictions religieuses ou la transformation de son état physique et esthétique. L’aspect physique, le poids serait une dimension « héritée » et « réversible » tandis que la santé serait « composée ».

La discrimination positive renvoie les individus à un statut qu’ils n’ont pas forcément choisi : leur sexe, leur handicap, leur couleur de peau… et les rattache, qu’on le veuille ou non, à une communauté, un groupe supposé minoritaire ou désavantagé. Là est, pour nous, le problème principal. Mais il y a plus préoccupant.   

Tous victimes ou oppresseurs ?  

La discrimination, à la différence des luttes contre les inégalités, suppose toujours un rapport entre un coupable et une victime.

On voit, d’ailleurs, que le terme même de « diversité » cache en fait deux autres termes : la « différence » et « l’inégalité ».

Les inégalités sont toujours le résultat d’une action sociale qui a favorisé certains au détriment des autres. Il existe un type de diversité qui est inacceptable, celui des inégalités, et un autre qui fait référence aux différences qui est indispensable. Les inégalités ne sont pas nécessairement inéquitables !

Par sa nature, le droit ne peut consister que dans l'emploi d'une mesure égale pour tous. Les individus peuvent-ils être distincts sans être inégaux ? Mesurer les salariés d'un même point de vue, c'est prendre le risque de valoriser le droit à l'inégalité perpétuelle. Les salariés sentent bien, par exemple, et cela est vrai dans tous les pays où nous sommes intervenus comme consultant, que les plus doués en entreprise ne méritent pas un revenu plus important, et ne devraient être mieux rétribués que si cela améliore la situation des plus défavorisés dans l'organisation.

Le principe fondateur des politiques de diversité devrait, selon nous, consister à reconnaître que tout système social devrait être organisé de telle façon que personne ne soit avantagé ou désavantagé par la position arbitraire qu'il occupe dans la distribution des atouts naturels et qui ne lui incombe pas (fruit du hasard social) sans devoir donner en échange de compensation. Ceci nous conduit à écrire que l’on parlera d’inégalités quand les différences ont la triple propriété d’être mesurables, systématiques et collectives.

On dénonce une discrimination quand ces inégalités sont comme « mises en examen », suspectées d’être le fruit d’une inégalité de traitement illégitime. Il convient alors de trouver un responsable ! 

Les succès actuels du thème de la diversité amènent-t-ils à opposer un peu trop vite « victimes » et « oppresseurs » ? C’est bien sûr un risque ! La discrimination dont on est victime est-elle plus grave qu’une autre ? La mesure de l’égalité des chances de tous les citoyens français n’a, par exemple, rien à voir avec la seule mesure de la couleur de peau et il faut se méfier d’une « dérive comptable » ou « faciale » des faits de discrimination. 

Certains nous disent que la crainte des procès peut apparaître comme un levier d’action utile. AT&T, en 1973, déjà, a payé plusieurs millions de dollars à 2 000 employés noirs discriminés. Les obligations de publicité après une condamnation, ce que les Britanniques nomment « shaming », participent de plus en plus de la désignation à la vindicte publique. Prenons garde aux coups d’éclats liés à un procès pour faire changer les pratiques et de l’injustice qu’il y aurait à faire un « exemple ». Les discriminations sont aussi systémiques, celles par exemple, sourdes, liées aux réticences à l’embauche et ancrées dans les mœurs.

Affirmons d’abord que souvent, sans l’effet d’arrêt que donne la loi, et qui est souhaitable, la « course à la différence » peut être sans fin ! La loi du 15 mars 2004 sur le port du voile à l’école a confirmé ce constat autour du principe de laïcité. 1 600 élèves arboraient des signes d’une appartenance religieuse ostensible en 2003-2004 ; ils étaient 640 en 2004. Á la fin juillet 2005, tous les recours juridiques déposés et jugés, ont été rejetés. Au total, sur l’année 2004-2005, seuls 143 élèves ont quitté leur établissement, volontairement ou après une décision d’exclusion et parmi eux, 96 se sont dirigés vers l’enseignement à distance, le privé ou des établissements à l’étranger. On voit bien là tout l’intérêt de la loi, déclaration sans équivoque qui est un soutien pour ceux qui ne désirent pas discriminer mais pourraient se sentir obligés de le faire à cause de la pression sociale et de préjugés non combattus.

Nous pensons néanmoins qu’il faut se méfier particulièrement d’une dérive des institutions qui ont une approche morale des problèmes de discrimination ; ainsi que de certaines associations qui cherchent à piéger les auteurs de discrimination. De tous ceux qui se contentent de « compter les points » afin notamment d’encaisser des sommes de plus en plus importantes, offertes pour la défense juridique de vraies ou fausses victimes [7], sans pour autant conférer aux personnes concernées le moyen d’une réelle et durable reconnaissance !

Le thème de la gestion de la diversité peut amener à considérer systématiquement comme « suspectes » les différences de talents qui naissent avant l'entrée dans l'entreprise. « Un droit égal est en réalité un droit inégal pour un travail inégal » entend-on parfois en entreprise.   

Á la suite de la victimisation, l’indemnisation systématique ?  

Au lieu de tarir les causes des discriminations, l’application de politiques de « discrimination positive », hors sol, tendrait, selon nous, à généraliser les ressentiments.

Remarquons qu’il y a cent ans, le traumatisme, son expression, n’avaient pas droit de cité, en dehors des cercles de la psychiatrie. Pas en entreprise en tout état de cause. De même que l’on s’interrogeait peu sur la névrose du soldat ne voulant pas retourner au front, ni sur les symptômes des blessés et des rescapés, ni sur la sinistrose du travailleur (Fassin et Rechtman, 2007, p.15). Constatons que certaines politiques de gestion de la diversité font place à une nouvelle condition du travailleur comme victime instituée par le traumatisme. D. Fassin et R. Rechtman (2007, p.16) parlent d’un régime de véridiction où la souffrance devenue incontestée vient attester une expérience qui suscite la sympathie et appelle une indemnisation.

La mémoire individuelle est appelée à la guérison et ensuite à l’indemnisation collective. L’état de stress post-traumatique devient une souffrance que l’on reconnaît, que l’on soigne, une ressource grâce à laquelle on obtient un droit [8]. La mémoire collective se vit de plus en plus en termes de blessure et consiste à mettre davantage la souffrance au cœur de la politique. Cela fait désormais partie du sens commun. Le politique commande d’agir et de réparer, comme dans un enchaînement devenu mécanique. Remarquons, à cet égard, les évolutions du capitalisme et la transformation de l’importance accordée aux émotions, à leur expression, comme devenues le centre de l’identité personnelle au travail.

Dans les années soixante-dix, dans l’idéologie managériale dominante, le bon manager est un bon psychologue qui privilégie l’écoute. Le conflit ne peut être qu’un malentendu et nos émotions ont une valeur du seul fait d’être exprimées.

Dans les années quatre-vingt, en plus d’un bon psychologue, le bon manager est un innovateur. Puisque chacun est désormais sommé de travailler sur soi et d’utiliser des technologies avec efficacité.

Dans les années qui sont les nôtres, le bon manager est apte à évoluer dans un contexte international et multiculturel. Chacun son moi, sa différence mais l’important est de travailler ensemble ! La normalité de l’équipe est perçue comme capacité à s’épanouir et à respecter les différentes identités portées par ses membres. Avec l’arrivée de cadres en provenance des filiales, l’intégration souhaitée, mais pas toujours réalisée, de personnes discriminées ou minoritaires, la manifestation de l’ethnicité et de la bi-culturalité sont des faits qui sont censés apporter quelque chose en plus, une addition à chaque culture originelle d’équipe. 

Victimes et oppresseurs, nous direz-vous ? Oui. Certains discours autour de la diversité, et notamment dans le champ politique, entretiennent la mise en concurrence victimaire dans notre société et conduisent à des injustices. Empressons-nous d’abord de dire que les façons de créer une inégalité pour promouvoir, dans les faits, l’égalité, vont différer selon les techniques du « poste réservé » aux minorités, celles du « quota » qui fixent simplement un volume global ou encore celles du « concours distinct » qui aménagent une voie d’accès, puis de sortie spéciale… et que les dangers sont donc différents. G. Calves (2004, p.32) a raison d’observer que toute politique de favoritisme appelle deux figures qui se confortent l’une l’autre : celle de la « victime innocente » d’une discrimination à rebours et celle de « l’incompétent » qui, sans la discrimination positive, n’occuperait jamais le poste qu’il occupe ! 

L’enjeu réel des politiques de lutte contre les discriminations réside dans l’évolution des mœurs de la société toute entière. Il sera toujours affaire de jugement et de patiente éducation. Une femme de 1,55 mètre pesant 75 kilos, par exemple, ne peut s’estimer victime de discrimination lorsqu’elle est refusée comme mannequin. C’est seulement lorsque la différence de traitement devient arbitraire qu’il y a discrimination, lorsque l’on traite de manière différente des individus considérés comme identiques. 

Victimes et oppresseurs, dites-vous ? Ce n’est pas la même chose de parler de l’égalité hommes-femmes, des personnes handicapées ou du racisme. Par exemple, parler de « xénophobie » au cœur des discriminations, c’est souvent oublier que les victimes de ces discriminations sont le plus souvent françaises comme le sont les Antillais, par exemple, depuis de nombreuses générations (D. Fassin, 2006, p.20) alors même que l’accès à l’emploi des étrangers non communautaires est rendu plus difficile par la fermeture d’environ un quart du marché du travail pour des conditions de nationalité (y compris un grand nombre de professions privées réglementées…). On mesure la complexité du problème et qu’avant de défendre l’efficacité de « l’affirmative action », on pourrait, par exemple, assouplir ces conditions de nationalité. Á ce titre, un discours dangereux émerge dans notre pays, renvoyant à la posture de « colonisés » de l’intérieur, dans leurs propres pays, populations faisant, par exemple, un lien direct avec la représentation de soi du peuple palestinien. Remarquons aussi que ce qu’il y a malheureusement de récurrent, c’est que les discriminations concernent aussi des diplômés, élevés dans les classes moyennes, dont les parents peuvent être eux-mêmes français. La plupart des dirigeants français l’a longtemps nié. En cela, la notion de diversité aura certainement permis, en France, de constater l’interdit de nomination de groupes ethnicisés ou « racisés » sans toujours suffisamment s’attarder sur les processus de catégorisation qui ordonnent les discriminations. 

La non-discrimination a partie liée, avons-nous dit, avec une vision d'opposition entre oppresseurs et opprimés. Un jeu à « somme nulle » en quelque sorte où il s'agit de traquer l'imposteur, d'en appeler rapidement à la règle pour trouver le compromis, où l'important est de combattre les discriminations en oubliant de penser au mieux vivre ensemble. Trop souvent, « il ne s'agit plus de comprendre les différences culturelles, mais simplement de les enregistrer » (Boudon, 2006, p.35). On peut même se demander, si au final, sous l'effet de ce relativisme, on ne croit plus à « la possibilité d'une connaissance objective dans le domaine de l'humain » (Boudon, 2006, p.35). Mais avant le « vivre ensemble », contentons-nous de respecter et de ne pas discriminer, nous direz-vous !   

Laissons à la République le droit d’agir et croyons en nos valeurs !  

Certes, mais une fois reconnue « la positivité de la différence », comment alors imaginer une forme de communauté politique ou professionnelle qui ne récuse pas le droit à la ressemblance ? C’est, pour nous, une des questions posées par les politiques de gestion de la diversité en entreprise. Or, selon nous, les principes même de la République nous permettent de nous attaquer à ce problème. Les meilleurs esprits en France ont toujours eu conscience que l’unité nationale n’était pas contradictoire avec le respect de la diversité et pu considérer les risques de toute assimilation forcée.

Les moyens existent. La statistique est certes indispensable pour lutter contre les discriminations mais elle ne résout pas tout. Il y a déjà des moyens d’enquêtes qualitatives comme le testing sur cv anonyme qui permettent de mesurer la discrimination. L’anonymat doit être garanti. L’entreprise Casino, par exemple, a reçu l’autorisation de la CNIL pour procéder à une enquête patronymique limitée dans le cadre d’un projet « Equal » novateur. Des procédures de testing sont efficaces. On ne les utilise pas suffisamment en France tout en n’oubliant pas que les statistiques ne sont pas de simples connaissances sur la société mais aussi des moteurs de mobilisation collective (« nous les femmes », « nous les ouvriers… »). En entreprise, il y a le temps de l’étude qualitative, de l’enquête statistique, de la levée des préjudices invisibles mais réels de la discrimination indirecte, des indicateurs sur les frontières de l’ethnicité, sur celles des discriminations, et cela est nécessaire, et il y a le temps de l’action, de la pratique et du suivi des effets des actions produites. Celui qui compte pour changer le cours des choses.

Sur ce point, G. Calves (2006), au cours d’un colloque baptisé « Statistiques ethniques », émet une série de réserves tout à fait intéressante : « tout ce qui fait progresser n’est pas nécessairement bon à prendre pour résoudre un problème » et celui de la discrimination est intrinsèquement politique. « Ce n’est pas parce qu’on peut, qu’on doit » instaurer des « statistiques ethniques ». « Tout ce que font les autres ne demande pas nécessairement à être imité » et il est des cultures juridico-politiques propres aux États concernés qui font que « le fait ne dicte pas le droit ». 

Le modèle républicain vise à constamment rassembler ce qui est fragmenté et il n’interdit pas qu’à des situations différentes, on applique des règles différentes pourvu que la différence de traitement soit proportionnée à la différence de situation. La finalité de l’égalité des chances de la République apparaît clairement être l’égalité des chances entre les individus tandis que nombre de politiques de discrimination positive font la promotion de l’égalité de résultats entre des groupes avant celle des individus. Les catégories utilisées par la République en vue de désigner des situations socialement défavorables (niveau de ressources, territoire, handicap) ne constituent pas des facteurs d’identité personnelle et collective comme peuvent l’être le sexe biologique, la religion, la langue ou l’appartenance ethnique réelle ou supposée. Cessons de rabattre les individus sur leurs identités et de prendre paradoxalement appui sur les stéréotypes ou les stigmates, tout ce par quoi des individus différents se ressemblent, pour tenter ensuite de les dissoudre !

Á en juger par le volume de demandes d’acquisition de la nationalité, la participation aux scrutins nationaux et locaux, la mesure de la volonté de rentrer au « pays », la mobilité sociale et professionnelle, le nombre de mariages mixtes (plus de la moitié des couples composés d’au moins un immigré sont des couples « mixtes »), l’évolution de la vie familiale (augmentation de la proportion de personnes seules et de familles monoparentales)… (Erba, 2007, p.43), l’intégration est un processus qui se poursuit.

Mais ce mouvement d’intégration subit l’affaiblissement des vecteurs traditionnels qu’ont été l’État, la Nation, l’École, l’Armée, le travail, les Églises, les partis politiques ou les syndicats. De plus, les diplômes et le niveau d’études protègent peu les immigrés du chômage, provoquant des ravages en cascade dans les familles (22 % de la population active immigrée est au chômage). Ce chômage frappe plus durement les immigrés nés en Asie du sud-Est, au Maroc ou en Algérie (Erba, 2007, p.53). Et surtout les immigrés actifs nés en Afrique noire ou en Turquie, dont près du tiers sont sans-emploi et font les frais de la ségrégation urbaine. 50 % des habitants de Montreuil, de Bobigny et d’Aubervilliers sont étrangers. Aux Mureaux, au Val-Fourré, à Trappes ou aux Minguettes, les trois quarts des résidents sont d’origine maghrébine ou africaine noire (Erba, 2007, p.61).

Nous avons la conviction toute simple que les discriminations qui affectent, pour l’essentiel, une fraction de la population peuvent être identifiés par d’autres caractéristiques que les critères ethno-raciaux utilisés dans d’autres pays : la situation économique et l’espace urbain sur lequel le chômage est concentré. Veillons à ne pas briser le tabou de la neutralité ethnique de l’État et des institutions. Méfions-nous des communautés d’intérêts, unies par de supposés intérêts communs, qui ferait qu’un individu ne pourrait se reconnaître dans un individu qui ne partagerait pas les mêmes « caractéristiques identitaires ». Toujours, au regard de l’idéal républicain qui est le nôtre, le danger d’un mauvais traitement des autres sera de construire « une communauté réduite aux affects » (Rey, 2006).

« Liberté, égalité, fraternité », les trois termes de notre république nous amèneront toujours, mais nous l’oublions parfois, à penser ensemble la non-discrimination, l’indifférenciation du corps politique et le principe méritocratique sans lequel il n’y a pas d’égalité des chances. L’histoire de l’égalité des chances est quelque chose que nous décidons de faire et non pas qui se fait à travers nous.

Défenseur des politiques de diversité, G. Felouzis pointe le fait que les catégories ethniques pourraient être des outils de démocratie et d’égalité, utilisés de manière positive et non pour discriminer des individus (voir Felouzis, Liot, Perroton, 2005). Á nos yeux, un inquiétant paradoxe existera toujours à distinguer des groupes catégoriels pour mieux les oublier plus tard, pour que se réalise pleinement « l’idéal d’indifférence à la différence ». En France, le renforcement continu de la conscience ethnique ne fait pas partie du champ de nos valeurs communes. Il y a quelque chose au dessus de la pleine reconnaissance du droit de s’identifier positivement à une origine ethnique, qu’elle soit réelle ou reconstruite par les individus. Cela s’appelle le vivre ensemble et le plaisir d’aimer quelles que soient les origines et la naissance.    

Références bibliographiques  

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– Aristote, 1990, Éthique à Nicomaque, « De la justice », Chapitre III, Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche ». 

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– Boudon R., 2006, Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun. 

– Calves G., 2004, La discrimination positive, PUF. 

– Calves G., 2006, Introduction, « Pourquoi des statistiques « ethniques » ? », 19 octobre, Centre d’analyse stratégique. 

– Commission européenne, Direction générale de l’emploi, des relations industrielles et des affaires sociales, Unité D3, 2003, Coûts et avantages de la diversité, octobre. 

– Commission nationale consultative des Droits de l’Homme, 2004, La lutte contre le racisme et la xénophobie, Rapport d’activité 2003, La Documentation française. 

– Costa-Lacroux J., 2006, « L’intégration « à la française » : une philosophie à l’épreuve des réalités », Revue européenne des migrations internationales, n° 22. 

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– Erba S., 2007, Une France pluriculturelle, EJL.  

– Fassin D. et Rechtman R., 2007, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Flammarion. 

– Fassin D., 2006, « Nommer. Interpréter. Le sens commun de la question sociale », dans D. Fassin et E. Fassin, De la question sociale à la question raciale ?, La Découverte. 

– Felouzis G., F. Liot et J. Perroton, 2005, L’apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Le Seuil. 

– Ferry L., 2005, Discrimination positive ou intégration républicaine ? Pour une société de la nouvelle chance, La documentation française 

– Laplantine F., 2007, « La question du sujet dans le social et dans les sciences sociales aujourd’hui », dans M. Wieviorka, Les sciences sociales en mutation, éditions Sciences Humaines. 

– Ma Mung E., 2006, « Négociations identitaires marchandes », Revue européenne des migrations internationales, n° 22. 

– Petersen T., Saporta I., Seidel M. D., 2000, « Offering a job: meritocracy and social networks », American Journal of Sociology, n°3. 

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– Ridley S., 1989, « Taxi service in the District of Columbia: how is it influenced by Patrons race and destination? », Washington Lawyers Committee for Civil Rights under the law. 

– Sabbagh D., 2005, « Facteur racial et facteur territorial dans les politiques d’intégration », dans R. Kastoryano (dir), Les codes de la différence, Presses de la FNSP. 

– Sabeg Y., Méhaignerie L., 2006, Les oubliés de l’égalité des chances, Hachette, coll. « Pluriel ». 

– Sennett R., 2007, « Récits au temps de la précarité » dans M. Wieviorka, Les sciences sociales en mutation, éditions Sciences Humaines.


[1] Tandis que 56 % des Français estiment que les immigrés sont trop nombreux en France, l’origine ethnique est le critère de discrimination le plus évoqué dans les plaintes portées à la HALDE (40 %), suivi par la santé et le handicap (14 %). Viennent ensuite les discriminations liées au genre (6 %), à l’âge (5,5 %) et à la situation de famille (5 %). Le fait d’avoir une origine « minoritaire » est considéré comme un désavantage par trois-quarts des Français, contre 62 % en moyenne en Europe.
[2] L’une des premières mission confiées au Conseil d’analyse de la Société, créé par J.-P. Raffarin, a été de « définir les orientations qui permettraient d’offrir, à ceux de nos concitoyens qui ont connu l’épreuve de l’exclusion sous quelque forme que ce soit, une nouvelle chance, de nouvelles occasions de reprendre pied et de repartir sur des bases mieux assurées » (Ferry, 2005, p.7).
[3] La notion de « minorités visibles » est empruntée au modèle canadien qui le définit ainsi : « font partie des minorités visibles les personnes autres que les autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou n’ont pas la peau blanche ».
[4] « Idéalement, l’action publique efficace du point de vue de l’équité est celle qui parvient à cibler l’individu, en tant qu’il est porteur des projets par rapport auxquels les notions de handicap et de besoins prennent leur sens » (Deschavanne, 2005, p.79).
[5] Sarkozy, Interview dans Le Progrès, 23 février 2006.
[6] Les États-Unis ont défini 6 catégories « ethno-raciales », la Grande-Bretagne 5 et le Canada 13.
[7] Remarquons qu’au niveau national, le délai de traitement d’une affaire portée à la connaissance de la HALDE est de 113 jours, soit 22 jours de plus qu’en 2006 quand ont été enregistré 4 058 réclamations pour discrimination. Soit trois fois plus qu’en 2005. En cas de discrimination à l’embauche, par exemple, la HALDE peut exiger une copie de tous les cv et pratiquer des appels aléatoires de candidats afin de vérifier qu’à compétences égales, ceux-ci ont reçu le même traitement. Si l’entreprise refuse, la HALDE peut saisir le juge des référés pour obtenir les éléments. Sa trentaine d’agents assermentés peut aussi procéder à des auditions et des vérifications sur place. En cas de faits constitutifs d’un crime ou d’un délit, la HALDE en informe directement le procureur de la République.
[8] La clinique de la migration, de l’exil, les situations de précarité (chômage, handicap…) et de vulnérabilité se joue moins dans le drame de la culpabilité par rapport à une autorité paternelle franche que dans la mélancolie qui est une pathologie de la défaillance quand on se sent tiraillé par cette identification et puis par celle-là et puis encore par celle-ci (Laplantine, 2007, p.45).