Esprit critique > Hiver 2006






















 

 

 

Résumé

 

L’article se propose de
présenter un parcours de formation à la psychosociologie d’intervention à
partir d’une recherche-action sur la dynamique de groupe. Il
s’agit de présenter une tentative originale, toujours en cours, de
formation par la recherche qui a pris et prend le risque de
s’inventer au fur et à mesure, sans attache institutionnelle
diplômante ni programme défini au départ. En partant du contexte propre
à  la psychosociologie et des questionnements qui ont présidé à la
mise en place de la recherche et du groupe, il s’agit ici de mieux
comprendre ce qu’il en est de la transmission et du rapport à
l’institution dans une formation à une pratique complexe et impliquant un
engagement personnel fort des praticiens. On essaie de montrer ensuite en
quoi le dispositif de recherche-action a permis de dépasser certains
clivages de la formation et ce qui permet de mobiliser le sujet dans
l’apprentissage.

 

Mots-clés

 

dynamique
de groupe – psychosociologie – transmission –
institution – réciprocité dissymétrique

 

Introduction

 

En janvier 2002, Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust proposent à quelques personnes [1], pour la
plupart de jeunes praticiens se reconnaissant dans la démarche de la
psychosociologie, d’une part d’interroger ensemble la place de la
dynamique de groupe dans la formation des psychosociologues, d’autre part
de voir ce que cette pratique fait émerger du contexte social
contemporain. Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust sont
membres du Centre international de recherche, de formation et
d’intervention psychosociologiques (CIRFIP), et prennent part avec ce
projet au débat interne sur la formation des psychosociologues.

 

Mais cette initiative se
fait surtout l’écho d’une demande sous-jacente, évoquée ici
ou là par les « apprentis psychosociologues » avec lesquels ils
sont en contact par différentes institutions (DESS d’université
essentiellement) ou par des interventions dans ces institutions de
formation. Cette demande comporte deux dimensions : d’une
part, celle d’un besoin ressenti de formation personnelle à
l’animation ou à l’intervention en groupe ;
d’autre part, celle d’un désir de transmission d’un pan
important de l’histoire et de l’identité de la psychosociologie
par la génération « héroïque » forcément, qui a « fait du
groupe », comme on dit, dans les années 60-70, années pendant
lesquelles se sont diffusées la pratique et l’expression de
dynamique de groupe et qui en constituent le référent incontournable.

 

La « dynamique de
groupe » désigne l’ensemble des processus à l’œuvre dans un
groupe de personnes en interaction directe, qui expliquent son évolution
affective et sa capacité à réaliser les tâches qu’il se donne. Dans notre
cas, il s’agit d’une pratique de formation visant à faire apparaître aux
participants d’un groupe les processus qui le parcourent en les invitant
à élucider leurs propres réactions. Cela prend la forme d’un séminaire de
plusieurs jours en résidentiel où des séances collectives de discussion
sont organisées sans objectif de production. Il s’agit très
concrètement de laisser la plus grande place possible à
l’expression des participants, le ou les animateurs
n’apportant pas de contenus pédagogiques, mais intervenant pour
favoriser les échanges et l’expression en indiquant notamment le
sens des échanges par rapport aux processus de groupe en cours. Cette
forme est issue de la pratique du « T-group »
mis au point par Kurt Lewin et ses collaborateurs ou du « groupe de
rencontre » de Carl Rogers. Pour le premier, le séminaire était
l’occasion pour les participants d’explorer les processus de
groupe en s’y plongeant directement. Pour le deuxième, la dimension
du développement personnel, dont il est l’un des concepteurs, prévaut
avec pour finalité de faire parvenir les participants à un degré
d’expression plus « authentique » et à une plus grande
acceptation de soi-même et des autres. La dynamique de groupe sous la
forme de séminaires a été fortement pratiquée dans les années 70 à des
fins de développement personnel et souvent prise dans une idéologie
communautaire. Elle a été aussi adaptée à la transformation des
organisations sous des formes « atténuées » du type des
formations à la conduite de réunion, à la gestion des conflits et au management
en général.

 

Il faut aussi préciser,
quitte à s’attarder un peu dans cette introduction, de quelle
psychosociologie il est question ici. Cette description rapide permettra
également de saisir le type de connaissance qui est visé dans le
dispositif et qui est l’objet et l’objectif du projet de
transmission. La psychosociologie dont il est question se distingue de la
psychosociologie ou psychologie sociale expérimentale en ce qu’elle
assume un rôle « d’intervention » qui sert de base à l’élaboration
d’un savoir spécifique, articulant constamment théorie et pratique.
L’intervention psychosociologique peut aussi partir d’une
problématique de recherche mais elle est le plus souvent issue
directement d’une demande singulière d’un « client ». Dans tous
les cas, elle se confronte à un problème d’interactions au sein d’un
collectif (quelle que soit sa nature institutionnelle), qu’elle tente
d’élucider en mobilisant une lecture de l’intrication des phénomènes
psychiques et sociaux qui sont à l’œuvre.

 

Il s’agit pour le
psychosociologue d’être en contact avec et de savoir mettre au jour
la façon dont les individus vivent et traitent collectivement leurs
propres enjeux dans un contexte social et institutionnel déterminé. Le
plus souvent les personnes impliquées dans ce collectif vivent mal une
situation ou la répétition de comportements qui empêchent
l’exercice de leur activité dans des conditions satisfaisantes. La
réalité à connaître est une réalité humaine, sociale et psychique, qui
met souvent à rude épreuve le psychisme de l’intervenant qui doit
résister pour ne pas être pris dans la « dépression » (au sens
atmosphérique) et ses forces centripètes ou centrifuges. Son rôle est de
construire une position à une distance juste qui permettra aux
protagonistes de s’appuyer sur un rivage sûr, leur offrant
d’échapper aux sables mouvants d’une situation à laquelle ils
ne trouvent pas d’issue positive, ou dans laquelle
l’apprentissage collectif est bloqué. La pratique de la
psychosociologie d’intervention se réclame donc d’une connaissance
où objet et sujet se confondent, sur le modèle d’une « science
impliquée ». L’objet de la dynamique de groupe est de tenter de
désemmêler suffisamment le tissu des relations dans lequel on est pris
soi-même dès qu’on se trouve dans un groupe, afin d’espérer pouvoir aider
d’autres groupes pris eux-mêmes dans leur réseau d’interactions.

 

Le champ de pratique et de
connaissance étant posé, je souhaite revenir à la spécificité de notre
projet et dégager ce qui peut alimenter une réflexion sur des dispositifs
de formation qui tentent de remettre en cause les dispositifs
traditionnels, en utilisant la recherche comme modalité de formation.

 

Le cadre posé dès le début
à cette initiative est celui d’une recherche-action [2]. C’est une
recherche à plusieurs niveaux: recherche pédagogique parce qu’il
s’agit de répondre à la question théorique et méthodologique de la
pertinence de la dynamique de groupe aujourd’hui et de son rôle
formateur pour des psychosociologues – la dynamique de groupe
permettrait-elle de transmettre ce qui semble si difficile à transmettre
et qui paraît essentiel à une pratique de psychosociologue ?-,
recherche personnelle parce qu’il s’agit d’expérimenter,
d’éprouver, de s’éprouver soi-même dans un dispositif de
dynamique de groupe, et enfin recherche sociale parce qu’il s’agit de
repérer les thèmes qui permettraient de mieux comprendre le contexte
psychique et social contemporain à partir de ce qui sera élaboré par le
groupe. C’est aussi une recherche-action dans la mesure où elle suppose
la construction et la mise en œuvre d’un dispositif dont il s’agit
d’évaluer les effets et qui implique les participants-chercheurs
directement dans une pratique. Mis à part la finalité de la recherche et
le cadre de sa réalisation, rien n’est défini au départ. La
recherche commence dans l’élaboration collective du dispositif
lui-même à partir de ce qui est mis en commun : une question et ses
échos pour chacun des participants-chercheurs,
qui suscite une convergence de désirs de partager cette expérience. En
écrivant ces lignes, j’ai la forte impression que l’essentiel
est dit, et que ce qui s’est passé depuis ce moment là est le
développement de ce qui se révélera avant tout être un état
d’esprit.

 

A ce propos, outre
l’originalité de la question initiale, ce qui rend ce projet particulier
est sans doute la modalité de coopération entre participants et
initiateurs du projet. Ces derniers, qui sont des praticiens reconnus par
les « moins expérimentés », souhaitent s’inclure eux-mêmes dans
la recherche au même niveau que les autres participants. Ce qui constitue
en un sens une transgression de l’ordre pédagogique classique se révèle
une contrainte à penser autrement la transmission autour d’une
dissymétrie apparente : ceux qui sont déjà passés par là, ceux qui
souhaitent s’engager sur le chemin. Il s’agit de faire le pari de
la possibilité d’une élaboration collective à partir de la mise à égalité
des participants au-delà de leurs différences d’expérience et de
savoir au service d’une recherche commune.

 

Un autre niveau de
spécificité est apporté par le contexte institutionnel du projet, puisque
le projet se développe dans le cadre du CIRFIP. La question de la
formation est toujours un enjeu pour une institution qui cherche à
« persévérer dans son être » selon l’expression de Spinoza qui
fait bien sentir l’effort sous-jacent que cela suppose. Or dans notre
cas, la situation est inversée: le projet de formation n’est pas
l’émanation d’une identité où le déroulement logique d’une stratégie
sociale, mais une sorte d’avancée exploratoire dans cette identité, sans
lien de dépendance institutionnelle ou politique. Je fais l’hypothèse que
cette situation a produit des effets sur le projet et permet surtout
d’interroger la dimension institutionnelle de toute formation: loin de
fournir une identité et une raison sociale, l’institution de
« rattachement » a plutôt provoqué un désir d’instituer.

 

Dans cet article, il ne
s’agit pas de proposer un modèle de formation, mais bien de réfléchir sur
ce qui peut être transmis dans ce qu’on peut rétroactivement
appeler un « dispositif formateur », à défaut d’avoir dès
le départ toutes les caractéristiques d’un dispositif de formation au
sens habituel. Après un peu plus de deux ans, et à travers les évolutions
du projet dont je donne ci-dessous les points d’évolution, ce qu’il
me paraît intéressant de communiquer c’est la manière dont la ressource
principale de tout apprentissage, le désir, s’est décliné ici sous la
forme du désir de transmission, d’institution et finalement d’un certain
désir d’engagement social auprès de nos contemporains. La notion de désir
m’a semblé la plus adéquate ici pour désigner un investissement du sujet
ouvert sur d’autres niveaux du psychisme que celui du seul projet
rationnel.

 

Plusieurs réunions
s’organisent au cours desquelles un noyau dur de participants se
dessine, ainsi que les modalités de l’expérience qui seront arrêtés
en mai 2002. Un séminaire de dynamique de groupe de 5 jours autour du
thème : qu’en est-il de mon être en groupe ici tel qu’il
s’expose ? – réunissant 11 participants dont Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust et animé par 2 personnes extérieures au projet
se déroule en novembre 2002. De janvier à septembre 2003, les
participants se réunissent pour travailler à partir de l’expérience
du séminaire. Ce travail aboutit à un séminaire proposé à un nouveau
groupe, animé cette fois par Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust,
impliquant quatre observateurs ayant participé à la (désormais) première
dynamique de groupe qui se déroule en novembre 2003. En janvier 2004 le
groupe des animateurs et des observateurs se forme autour du projet de
constituer une offre d’intervention visant à promouvoir la pratique
de l’étayage collectif dans des organisations ou des groupes de
professionnels désirant travailler sur leurs pratiques. En novembre 2004,
un séminaire de dynamique de groupe est proposé à un deuxième groupe et
animé par Alain Aymard et Annie-Charlotte
Giust.

 

Le désir de transmission

 

Le dispositif de
recherche-action mis en place s’écarte de « l’enveloppe sociale »
habituelle de la formation, c’est-à-dire un dispositif diplômant
proposé par une institution visant l’acquisition de compétences
définies à des participants en demande de garanties quant à la
valorisation socio-économique du temps investi. L’absence d’un
cadre posé par un contrat qui définit des positions par rapport au
savoir, enseignant ou enseigné, permet de faire apparaître ce que j’ai
appelé le « désir de transmission » qui devrait se retrouver au
cœur de toute formation, mais qui dans notre cas se manifeste avec
une intensité singulière. Cette formule « désir de transmission »
est heureusement ambiguë parce qu’elle invite à penser la transmission
dans un sens non univoque: ce désir peut se comprendre de quelqu’un
qui veut transmettre comme de quelqu’un qui attend la transmission.
Il fait même apparaître le sens d’une réciprocité qui est en fait le fil
conducteur de notre projet.

 

 

Pour comprendre mieux les
enjeux de cette transmission, on peut caractériser un peu plus
précisément le type de connaissance, savoir, savoir-faire, savoir être,
selon la terminologie en vigueur dans le monde de la formation. De quoi
s’agit-il ici ? Quelle connaissance s’agit-il de
transmettre ? D’un point de vue immédiat, il s’agit pour
de jeunes intervenants (psychologue, conseil, formateur) d’entreprendre
une démarche de développement personnel dans le sens d’un
approfondissement d’une connaissance des processus de groupe. Mais
au-delà ?

 

Dans l’intervention
psychosociologique on peut dire qu’il ne s’agit pas de
s’appliquer à reconnaître des schémas abstraits et préconstruits
trouvés « dans les livres ». Nous ne sommes pas confrontés à un
objet fixe, immobile qu’on aurait tout le loisir d’interroger
en laboratoire ou dans un texte, mais à un groupe de personnes vivantes
engagées dans une situation qui se trouve forcément singulière, même si
les processus qui s’y jouent ne le sont pas. La situation
d’acteur impliqué de l’intervenant fait qu’il y a
plutôt une multiplicité de signes, que l’intervenant est submergé par les
contenus explicites, les conceptions imaginaires implicites et les
modalités affectives. Face à cela, les connaissances théoriques sur le
fonctionnement des groupes, des institutions, le rôle du symbolique et de
l’imaginaire, les fonctions du leader, etc. sont non pas inutiles,
elles sont même nécessaires, mais restent insuffisantes. La connaissance
théorique fait courir le risque d’une utilisation défensive qui fait
écran à l’élaboration des enjeux affectifs présents. La compétence
requise est plutôt de réussir à maintenir sa capacité de penser au sein
du flux de perceptions affectives et inconscientes.

 

L’outil de travail
principal du psychosociologue est sans doute l’attention à – sinon
la conscience de – son positionnement, la capacité à introduire un écart
entre soi et la situation telle qu’elle est ressentie pour rappeler
chacun à l’autonomie. Ce métier présuppose sinon une certaine
connaissance de soi, du moins l’expérience d’une attention à
soi-même sur laquelle peut s’appuyer une attention aux processus en
jeu dans la situation. Ainsi, pour tous les participants, il est admis
qu’il y a un lien direct entre la connaissance de soi et de
l’objet de connaissance « processus de groupe » dans la
mesure où seule une meilleure connaissance de ce qui est en jeu de soi
dans la situation de groupe permet de comprendre de l’intérieur ce qui
peut ensuite être décrit comme processus de groupe. La particularité de
la connaissance, mêlant intimement connaissance subjective et objective,
implique un engagement de soi. Le terme de transmission reflète ce niveau
d’implication.

 

Si l’on peut décrire
un peu plus ce qui me semble faire partie de cette connaissance
recherchée dans notre démarche à travers celle du psychosociologue
« en acte », on peut aussi souligner que face à une situation
réelle impliquant des personnes le cadre final n’est pas
d’abord la « vérité » comme paradigme de la connaissance,
mais bien le « juste » dans un paradigme d’action et
d’interaction. La justesse du cadre et son « efficacité »,
c’est-à-dire sa capacité à soutenir le travail d’élucidation
s’appuie avant tout sur un positionnement « juste », où les
personnes elles-mêmes et le groupe sont considérés comme des fins (et non
comme moyens, pour reprendre l’opposition formulée par Kant  (1943, 150-151). La connaissance
qu’on peut avoir des figures et des modalités de fonctionnement de
groupe ne sert en réalité qu’à étayer la justesse (fondée sur la
justice) du positionnement adopté au service d’une finalité en définitive
éthique. Une telle compétence se porte aussitôt aux limites de
l’objectif que peut se donner une formation. Il s’agit en
effet d’apprendre quelque chose qui n’est pas du tout de
l’ordre de l’application, qui laisse donc toute demande de
« boîte à outils » à la porte; qui n’est pas de
l’ordre de la répétition, mais dont on doit convenir pourtant
qu’elle s’acquière, essentiellement par des détours, par un
parcours qu’aucun diplôme ne peut garantir.

 

Serait-on renvoyé
uniquement à l’expérience ? Pas tout à fait. Il y avait bien
dans notre cas un projet de transmission. L’acquis de
l’expérience est ce qui reste d’un parcours dont on comprend
après coup en quoi il a été formateur, au-delà de toute intention de
formation. Or l’objectif d’une démarche de formation est bien
d’encadrer, de maximiser le gain de l’expérience par un
dispositif. Une formation qui se confondrait avec l’expérience
serait de nature aussi paradoxale que ce qui est visé dans
l’expression « apprendre à vivre ». Néanmoins, cet
« apprendre à vivre » dit peut-être quelque chose
d’essentiel du besoin puis du désir de transmission qui nous occupe
ici, dans son caractère réciproque : désir de transmettre, désir
d’être destinataire de l’objet de cette transmission. Dans
notre cas, il y avait un « but pédagogique » : progresser sur
notre position de psychosociologues, un objet pédagogique : la
dynamique de groupe et une méthode : la recherche-action. Néanmoins
la complexité de son objet rend impossible la définition d’un
contenu au préalable. Le travail sur soi suppose une ouverture sur des
effets paradoxalement anticipés : attendus sans connaître
l’objet de l’attente, imprévus parce qu’imprévisibles,
mais désirés dans leur caractère même d’imprévisibilité. Qu’est-ce
qui va se révéler de moi, des autres au cours de ces échanges ? On se
rapproche tendanciellement, sur le spectre de la formation, de
l’expérience au sens le plus brut, identifiable uniquement dans
l’après-coup. On peut tenter d’approcher ce que je vise ici
en suivant les pas de Derrida.

 

Derrida ouvre son livre Spectres
de Marx
par un Exorde consacré à l’aporie contenue dans cette
expression « je voudrais apprendre à vivre, enfin » (Derrida,
1993, 13). Il note d’emblée l’asymétrie du rapport: seul
le maître, le père peut dire « je vais t’apprendre à
vivre » (et on s’attend quand même à quelque chose d’un
peu douloureux !), prolongée par l’impossibilité
d’apprendre seul : « Vivre, par définition cela ne
s’apprend pas. Pas de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de
l’autre et par la mort. En tous cas de l’autre bord de la
vie » (Derrida, 1993, 14). Mais Derrida souligne que pourtant le sens
de la vie est cet apprentissage par soi-même. « Et fait-on jamais
autre chose qu’apprendre à vivre, seul, de soi-même ? » et
dessine la figure d’un « engagement » (…)
« impossible et nécessaire ». Cette approche me paraît tout à
fait illustrer ce qui est visé sans pouvoir l’être dans un projet
de formation, qui excède en quelque sorte toujours son objet précis,
professionnel, lié à un rôle social, économique, à une place que
l’on veut acquérir. S’il n’est pas aussi toujours,
d’une certaine façon le projet d’apprendre à vivre, il manque
quelque chose, où il n’est pas pleinement formation, dans ce que ce
terme peut avoir de plus profond, en référence par exemple à la Bildung des Romantiques allemands. Il me
semble que le désir qui s’est trouvé aux origines (diverses) de
notre projet avait fortement à voir avec cela, et c’est sans doute
pour cela que nous nous sommes retrouvés là, à consacrer du temps, à
engager de nous-mêmes, à accepter des risques – donc de la destruction,
de la mort – et en même temps en désirant une rencontre, avec les
autres, par les autres, avec soi, avec la vie, le projet.

 

Or l’objet même du
projet de transmission nous ramène à cette dimension à la limite de la
formation et de l’expérience. Le cœur du projet, la dynamique
de groupe, répond elle aussi à cette double dimension de formation et
d’expérience sans contenu de connaissance définissable au
préalable. Elle a dans le dispositif le statut de moyen pédagogique. Mais
ce à quoi la dynamique de groupe donne accès est à la fois la
connaissance d’une forme de dispositif de travail de groupe, avec
ses éléments « objectifs » : le cadre, les types
d’interventions, les processus mobilisés ; d’un autre
côté, elle est aussi une expérience tout à fait singulière : la posture
d’animation, les rapports entre des individus singuliers qui ouvre
à des déroulements infiniment variés, l’apparition de thématiques
imaginaires, de contenus, de processus de groupes effectifs qui ne
peuvent en aucun cas être prédits, prévus. Etant donné le matériel
mobilisé qui met en rapport directement avec la consistance des
personnalités présentes, on est plongé dans l’expérience des
rapports humains et donc du côté de « l’apprendre à
vivre ». La différence vient de la façon dont est centrée
l’attention, et dont la réflexivité est appelée.

 

Pour aller plus loin, on
pourrait dire que l’objet du dispositif de dynamique de groupe
serait de donner à chacun l’occasion de voir, comprendre,
(déplacer ?) certaines choses que la vie lui a appris, ce
qu’il a appris de la vie jusque là. Et c’est cette
élucidation-là qui peut avoir l’occasion de se transformer en
compétence de compréhension et d’intervention sur les processus de
groupe. On touche là de nouveau à un objectif de formation qui se dégage
de la « simple (qui est tout sauf simple justement) expérience de la
vie » et qui a tout à voir avec elle. Ce n’est que sur les
bases de cette approche-là que les compétences
 » techniques  » d’animation, de compréhension,
de prise de parole dans un groupe peuvent être transmises et appropriées.
Pour revenir au risque évoqué plus haut, il est lié à cette possibilité
pour chacun d’exposer son expérience, qui reste une dimension
décrite comme nécessaire à un véritable apprentissage, mais qui
n’est que très rarement et/ou superficiellement proposée dans les
parcours de formation (en particulier en formation initiale). Or du
risque, il en a été question très tôt dans ce projet.

 

Si la dynamique de groupe a
été proposée pour thème d’une recherche-action, c’est sans
doute qu’elle revêt une certaine place dans l’histoire de la
psychosociologie. Au sein de l’ensemble des pratiques qui se sont
constituées au cours de ces années comme « la psychosociologie »,
la pratique de la « dynamique de groupe » représente bien
l’ambiguïté de l’héritage de la psychosociologie pour ceux
qui sont aujourd’hui interpellés par une pratique qu’ils ont
rencontrée à un moment de leur parcours de formation ou professionnel.
L’image qui est apparue alors était celle d’une pratique un peu
sulfureuse : on a parlé des « excès » de la dynamique de
groupe, d’animateurs incompétents qui ont fait courir des risques
psychiques aux participants, de décompensations violentes non
accompagnées et ayant provoqué des suicides… Sur un plan
idéologique, la dynamique de groupe comme la psychosociologie
d’intervention ont été critiquées parce qu’elles ne serviraient
qu’à étouffer la conscience critique et seraient un excellent outil
d’adaptation aux contraintes du système socio-économique
capitaliste. Sur un plan méthodologique, on a critiqué la méthode
elle-même comme un artefact, où il y aurait tromperie sur la marchandise,
arguant que les effets de « déconditionnement » étaient
entièrement induits par le cadre, et que la spontanéité qui
s’exprimait était artificielle… la pratique de la dynamique
de groupe aurait été « dépassée » par l’intervention dans les
institutions, qui seule permettrait de rencontrer à nouveau le réel, au
nom du fait que les phénomènes de groupes n’auraient de sens que remis
dans leur contexte plus général selon le découpage: individu-groupe-institution-société.

 

Face à ces critiques et au
constat de l’abandon actuel de la pratique de la dynamique de groupe dans
les dispositifs de formation, le projet porté par Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust de relancer la dynamique de groupe veut faire
apparaître l’autre partie de l’héritage de la dynamique de groupe, à
savoir son caractère essentiel dans la formation des psychosociologues.
Ils ont eux-mêmes fait l’expérience de la dynamique de groupe et animé
des séminaires par le passé. Leur désir de transmission porte sur l’idée
qu’il faut donner l’occasion de faire l’expérience de
la dynamique de groupe aux professionnels de la génération suivante
(voire un saut de deux générations !). La démarche envisagée
n’est pas celle d’une transmission directe appuyée sur un
positionnement marquant la différence de connaissance et d’expérience,
mais dans une mise en recherche commune avec les autres participants
destinataires de la transmission. Il est clair (mais loin d’être évident)
que pour eux, la reprise à nouveaux frais de la question passe par une
posture « exposée ». Elle l’est en ce sens qu’elle est une prise
de risque, sans doute moins au niveau professionnel qu’au niveau
relationnel et institutionnel. Comment vont s’agencer les relations avec
des participants qui sont souvent d’anciens étudiants ? Quels seront les
effets sur le projet de cette dissymétrie ? Quelle sera leur position au
sein du CIRFIP si le projet échoue ?

 

De l’autre côté, les
jeunes professionnels s’interrogent sur ce passé, d’autant
qu’il semble fortement mythifié, même s’il s’agit
d’une « légende noire ». Il y a, pour certains dont je
suis, une demande d’initiation au sens le plus fort du terme.
C’est, dans l’imaginaire, une possibilité de passer une
épreuve, et la part de risque, de méconnaissance entretenue contribue à
provoquer cette interprétation et le désir de s’y confronter.
Chacun ici pourra nuancer, quelle que soit la figure que ce projet de
participation et de recherche sur la dynamique de groupe a pu prendre
pour les uns et les autres, je pense que cet arrière-plan a dû jouer. Et
pour chacun, il était clair que le projet associait des personnes
expérimentées, connues et reconnues l’un et l’autre par les
jeunes pour leur compétence professionnelle de psychosociologues. Il y
avait donc dissymétrie sur les plans de l’expérience et du savoir,
mais des deux côtés un désir de transmission fort qui poussait à
s’aventurer à nouveau dans la dynamique de groupe. C’est sur
ce désir là que s’est bâtie la forme originale du projet.

 

L’originalité du
projet a été justement de travailler autour de cette dissymétrie, de ne
pas l’accepter comme telle, de se donner la possibilité de
l’interroger. C’est là qu’entre en jeu l’idée du dispositif
de recherche-action. Celui-ci permet de remettre tout le monde à égalité
devant un objet et une question, qu’il s’agit de poser
« à nouveaux frais ». C’est ce positionnement là qui sera
tenu comme une constante du projet et qui aboutit à la notion de
« réciprocité dissymétrique ». Prendre cette formule pour une
caractérisation d’une relation pédagogique utopique serait faire
abstraction de la part de risque qu’elle comporte: pour les moins
expérimentés, celui de perdre de vue le niveau où se situe la réciprocité
en la transformant en « égalité », pour les plus expérimentés,
s’exposer trop ou s’illusionner eux aussi sur le niveau de
cette réciprocité. C’est une manière aussi de questionner au plus
près ce qui justement fait la différence, l’asymétrie, ce qui est
apporté par l’expérience et qui est justement l’objet de la
transmission. Il est certain que ce positionnement a été une mise en jeu
permettant de crédibiliser l’enjeu. Je dirais même qu’il y a
une relation directe entre l’intensité de l’investissement
personnel de chacun dans cette aventure et l’ouverture qui lui a
été d’emblée donnée par ce point de départ commun. Cela a permis
rien moins que de transformer le cadre d’une relation pédagogique
traditionnelle entre offreur et demandeur de savoir.

On peut dire que tout le
caractère formateur a été acquis par l’intention soutenue de ne pas
rentrer dans une logique de contrat, mais de rester toujours attentif au
désir de chacun de mettre en commun. Pas de contrat de statut :
offreur / demandeur de connaissance, pas de contrat de contenu :
absence de programme défini et de fermeture du champ par
l’enseignant, le champ de savoir et de pratique était ouvert à
chacun par ce qu’il voulait y chercher, en fonction de son projet
professionnel et personnel. Le terme de recherche a donné l’esprit
du projet : dans la mesure même où elle était actuelle, où elle
posait une question qu’il nous appartenait en propre de creuser,
elle ouvrait le champ à la synergie par l’attribution d’une responsabilité
« historique » : nous allions devoir et pouvoir décider si
la dynamique de groupe était une modalité de formation des
psychosociologues aujourd’hui. En cela, ce projet rejoint
d’autres sources de dispositif de formation alternatif au modèle
dominant et refusant de rejouer les oppositions classiques. Il faut
ajouter cependant la spécificité de l’attention à la régulation des
interactions qui a joué un rôle très important dans l’exploration des
effets de dissymétrie, par l’analyse des jeux de transferts. C’est sans
doute grâce à ce niveau d’attention et d’analyse que la « mise à
égalité » devant le projet entre les deux générations de participants
a permis de mettre en mouvement la transmission et de convertir les
effets de dissymétrie en moments d’apprentissage.

 

Conformément à cet esprit
d’ouverture, le projet de recherche commençait par la définition en
commun du dispositif. La recherche commençait d’ailleurs par un
inventaire de ces formes. Les questions portaient sur les
modalités et se centrèrent sur l’animation : Qui devait animer ?
Pouvait-on animer des séquences à tour de rôle ? Comment
définirait-on les séquences de travail ? Sur quoi
travaillerait-on ? Après avoir envisagé diverses hypothèses sur
l’animation, il a été décidé que l’animation serait confiée à
des animateurs extérieurs, déchargeant complètement Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust de cette fonction, mais constituant surtout un
cadre garantissant les échanges. Un couple d’animateurs
expérimentés accepta finalement d’assurer cette fonction [3].

 

Dans un deuxième temps,
après la semaine de séminaire, le groupe décide de se revoir pour donner
une suite au dispositif de recherche. Le groupe se retrouve environ une
journée par mois jusqu’à juillet. Le dispositif s’invente
alors en fonction d’un effort réflexif sur ce qui s’est passé
dans le but d’en tirer des éléments de réponse à la question
initiale. En même temps, chacun s’étant mis en recherche, ces
journées sont aussi l’occasion d’approfondir la compréhension
de ce qui s’est passé. Toujours confronté à la nécessité
d’inventer le dispositif, le groupe décide de travailler selon deux
axes : d’une part reconstituer la chronologie des échanges à
partir des souvenirs de chacun (la prise de note ayant été quasiment
abandonnée dans les premiers jours) afin de rassembler un matériel
d’étude des processus de groupe ; d’autre part,
continuer à creuser un événement ou une séquence marquante pour les uns
ou les autres, afin de pouvoir en approfondir la compréhension sur la
base de la mise en commun des apports et des points de vue des uns et des
autres. Dans cette seconde modalité, les rôles d’Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust évoluent peu à peu vers un positionnement
didactique, apportant des connaissances par l’analyse des séquences
évoquées.

 

L’avancement du
projet aboutit finalement à la proposition d’un deuxième séminaire
qui sera animé cette fois par Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust. Ce
deuxième séminaire correspond à une évolution du groupe : sur les
neuf participants, 5 (4 en fait puisqu’une des « observatrices »
accouchera le premier jour du séminaire !) participent au dispositif
en tant qu’observateurs. Ce resserrement correspond à une évolution
du groupe. La moitié environ ne souhaite plus continuer parce
qu’ils n’envisagent pas directement d’investir professionnellement
cette pratique.

 

Les difficultés qui sont
apparues pour certains peuvent être interprétées comme des difficultés
liées à l’esprit du projet, et au positionnement d’Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust qui a déçu des attentes de fonctionnement
classique : rapport d’offre et de demande, demande de garantie
sur les « gains potentiels » de l’entreprise. Il semble que
ce soit bien la possibilité de sortir d’une logique de contrat qui
différencie les types de participation, et finalement la capacité à
s’investir dans le projet. C’est un des enseignements forts
que nous avons tiré collectivement du déroulement du projet :
logique d’association et élucidation des désirs s’appuyant
sur les autres contre logique comptable, même dans la recherche de rapports
« gagnant-gagnant » qui reste
foncièrement individualiste et empêche l’ouverture à l’autre.

 

Dans un quatrième temps, le
groupe des observateurs ressent le besoin de passer à une autre étape
afin de proposer une offre professionnelle d’intervention psychosociologique
centrée sur les acquis du travail et de l’expérience de la dynamique de
groupe. On sort alors du contexte proprement dit de la recherche-action
du premier dispositif, tout en continuant l’esprit de celui-ci. Du point
de vue qui nous occupe ici, on passe donc à une nouvelle phase de
collaboration autour de la réciprocité dissymétrique, qui prend le risque
cette fois-ci de rencontrer les difficultés de la pratique
professionnelle, y compris en introduisant des rapports d’argent. Il me
paraît important de présenter cette dernière phase, à priori hors
dispositif de formation, pour souligner justement la continuité du
travail de transmission, qui peut « travailler » dans différents
cadres institutionnels. C’est précisément la dimension institutionnelle
qui me paraît essentielle parce qu’elle soutient tout le travail de
transmission.

 

Le désir d’institution

 

Le rapport avec
l’institution constitue bien le deuxième aspect original du projet.
C’est même ce qui fait la possibilité même de son originalité. A partir
d’une expérience qui se construit quasiment hors institution, on
peut mettre en évidence le rôle fondamental que joue l’institution pour
la formation dans sa dimension constituée (type de connaissance et
compétences, lien avec la hiérarchie sociale, effet de construction
identitaire…) et dans sa dimension constituante [4]. Tout processus
de formation repose sur la capacité des sujets à construire leur
apprentissage, au sens où les connaissances mêmes les plus objectives
sont intégrées dans un ensemble qui s’auto-organise
au fur et à mesure que se construit la personnalité. Cet aspect essentiel
étant généralement considéré comme présupposé et donc finalement peu pris
en compte, alors qu’il est le support effectif de l’apprentissage et se
trouve susceptible de blocages particuliers. Au niveau non plus du sujet
de l’apprentissage mais de l’institution qui propose et organise la
formation, une dialectique parallèle s’instaure entre dispositif
existant, institué, et capacité de l’institution à évoluer pour
rencontrer les besoins et la demande des apprenants et de la société au
sein de laquelle ils souhaitent trouver un rôle et une place par la
médiation de leurs compétences. On voit le rôle majeur joué par
l’institution dans la formation. Par exemple, une école d’ingénieurs
prend en charge la finalité de la formation, son adéquation à l’appareil
productif, la conception et l’organisation des connaissances à acquérir,
le recrutement des enseignants et des étudiants, ainsi entre autres que
l’identité et la reconnaissance sociale.

 

Par rapport à ces
caractéristiques, notre projet se présente comme détaché de toute
institution, comme une entreprise « sauvage » de formation. Dans
cette situation, apparaît de manière particulièrement forte le désir
d’instituer, de créer de l’institution, c’est-à-dire un cadre, une
finalité et des modalités d’interactions qui aient une existence sociale
qui puisse être reconnue. Néanmoins, le hors institution complet n’étant
pas possible, je reviens sur le contexte institutionnel particulier du
projet. Le projet est développé officiellement au sein du CIRFIP, dont il
faut dire deux mots pour éclairer la manière dont se présente
institutionnellement la situation de la psychosociologie. Tout en étant
distant du CIRFIP comme institution, les questions soulevées par le
projet y trouvent une résonance, voire y ont leur origine dans la mesure
où il s’agit de l’identité des psychosociologues aujourd’hui, de la
transmission d’une pratique, et d’une réflexion sur la formation à cette
pratique. En effet, la marginalité relative de cette approche dans les
paysages respectifs de l’intervention et du savoir théorique fait
que plus qu’ailleurs sans doute, la question de l’identité de
la psychosociologie promue par l’association, de ce qui réunit les
membres et les associe est objet d’une mise en débat. Ceux qui
s’intéressent aujourd’hui à la psychosociologie sont
confrontés à la question de l’identité par rapport à un passé encore
récent et accessible de mémoire vive, parce que le sens d’une
pratique actuelle de la psychosociologie en dépend. On voit bien que la
question de l’identité est faussement derrière nous: elle est en
fait devant nous au moment où nous montons le projet. Et il y a sans
doute une relation directe entre le caractère relativement affaibli de
l’identité de la psychosociologie aujourd’hui et la liberté
institutionnelle dont a pu bénéficié le projet de recherche sur la
dynamique de groupe.

 

On peut préciser rapidement
ce qu’il en est de la position de la psychosociologie à travers le CIRFIP.
La psychosociologie comme « discipline » pratico-théorique,
se trouve au carrefour de plusieurs disciplines par son objet:
l’articulation du psychique et du social. Les productions
scientifiques trouvent leur place tantôt du côté de la psychologie sociale
ou d’une sociologie qui serait attentive au sujet psychique. Parmi
les psychosociologies, celle qui est promue par le CIRFIP trouve un
dénominateur commun, y compris dans sa diversité, dans la publication du Vocabulaire
de psychosociologie
. Les références de la psychosociologie sont
multiples et contiennent des divergences potentiellement importantes
selon la manière dont on intègre la psychanalyse aux outils conceptuels.
Les besoins de la différenciation et de l’identification de la
visée de la psychosociologie promue par le CIRFIP la font appeler
« clinique ». Ce qu’il me semble important de signifier ici, ce
sont les facteurs d’hétérogénéité qui parcourent à la fois le
domaine de la psychosociologie d’un point de vue théorique et
d’un point de vue pratique, professionnel. On retrouve une certaine
hétérogénéité dans l’appartenance socioprofessionnelle des membres
du CIRFIP qui sont praticiens ou universitaires, au sens où ils vivent
soit de leurs interventions soit de leur production scientifique ou de leur
charge d’enseignement, ce qui n’empêche nullement les
premiers d’écrire ni les seconds d’intervenir.

 

Si l’on considère le
facteur de la pyramide des âges, on constate que le CIRFIP réunit en gros
trois générations: celle des « fondateurs », ayant introduit des
courants sur lesquels s’est développée la psychosociologie en
France : Lewin, Moreno, Rogers, et développé une approche
 » française  » réintroduisant la référence à Freud et
à la psychanalyse[5]. De fait, au-delà de cette génération de pionniers,
la plupart des membres ont participé à l’époque
« glorieuse » (en tout cas pour les professionnels impliqués dans
ce champ !) où dans les années 70, la société et une partie du
système productif étaient réceptifs aux méthodes et analyses proposées
par la psychosociologie. C’est le moment qui correspond à la formation de
la « deuxième génération ». La plus grande partie du corpus de
cette discipline se constitue dans ces années et porte une dimension
d’institutionnalisation de la psychosociologie dans le champ des
savoirs. Les années 80 ont marqué un reflux de la demande de ces
pratiques, même si elles ont continué à être proposées et portées par des
acteurs reconnus dans les institutions du domaine médico-social. La
« troisième génération » est quasi inexistante au CIRFIP avant le
projet. Elle est constituée par les jeunes professionnels qui découvrent
la psychosociologie comme discipline quasi « alternative », et
qui y cherchent une autre voie/voix dans le paysage dominé par la vague
utilitariste et cognitiviste qui a marginalisé la psychosociologie dans
le cours des années 80, années de bien des virages… Cette
génération se trouve donc face à un héritage ambigu : un peu écrasée par
« l’âge d’or », consciente en même temps que beaucoup reste à
faire.

 

De fait, pour la plupart
des participants demandeur de la transmission, l’appartenance au CIRFIP
n’est pas du tout une priorité ou un objectif, le CIRFIP en tant
qu’institution n’est présent que par Alain Aymard
et Annie-Charlotte Giust,
mais ne constitue pas forcément en lui-même une référence et n’est en
aucun cas une contrainte. Ce qu’on en apprend c’est que beaucoup de
membres ont exprimé des craintes et des réticences face à l’initiative,
mais aucun n’a voulu ou pu s’opposer vraiment à un projet concret. Le
président du CIRFIP, André Lévy y était d’ailleurs plutôt favorable.
L’appartenance au CIRFIP n’avait pas forcément de sens en soi. Ainsi pour
les participants jeunes, le contexte institutionnel est présent beaucoup
plus comme un horizon de questions sous-jacentes que comme une référence
fermée et directive, mais dans la connaissance d’un horizon de travail
commun (en savoir plus sur l’identité du psychosociologue et développer
cette forme d’intervention). Le processus de co-construction se déroule
donc sans intervention du CIRFIP. A partir de là, le projet se déroule
autour de la conscience commune d’un espace ouvert à explorer et auquel
il faut donner l’existence.

 

Ce qui est mobilisé, au nom
de la transmission, c’est bien le désir d’inventer, de créer quelque
chose qui apparaît alors comme relativement unique, ce qui est aussi
propice à créer des liens dans le groupe. Le dedans apparaît par rapport
à un dehors. On ne peut pas dire pour autant que le groupe se soit
constitué contre quelque chose, dans la mesure où ce mouvement
« naturel » a été lui aussi l’objet d’attention, mais surtout
parce que le projet n’avait pas d’autre concurrence que lui-même. Le fait
d’éprouver le groupe comme instituant dans la mise en place du dispositif
de recherche-action est en soit formateur parce que cela permet de
comprendre un des ressorts premiers du plaisir d’être en groupe et de
nommer ce niveau de créativité que peut atteindre un groupe rendu à ses
capacités. Le groupe s’appuie sur son projet autant que l’inverse.

 

Il y a bien désir
d’instituer dans la mesure où il s’agit d’un désir de faire exister
quelque chose, par la création de règles et de modalités de
fonctionnement. Là où dans l’institution instituée les règles et leur
sens sont déjà posés, constituent un acquis qu’il s’agit d’intégrer pour
pouvoir l’appliquer, elles apparaissent comme une contrainte. Le
mouvement pédagogique est alors de redécouvrir leur caractère institué,
pour leur redonner leur caractère vivant. Mais le plus souvent, dans le
modèle scolaire, ce chemin n’est pas proposé par l’institution, il s’agit
là encore d’un implicite. Le plus souvent, l’institution propose le
transfert de ses valeurs pour le bénéfice qu’en retireront les élèves,
bénéfice social qui est une sorte d’attribut attaché à celui qui y est passé
qu’elle qu’ait été la réalité de l’acquisition et du parcours effectué.

 

On peut dire que les
moments d’institution sont précisément ceux dans lesquels les
participants se retrouvent le plus dans la réciprocité. Ce sont, comme les
moments de compréhension et de découverte en commun, des moments de
plaisir évident parce qu’ils sont sans doute les plus éloignés d’une
simple répétition (laquelle comporte aussi ses plaisirs). Le groupe a
parcouru plusieurs moments d’institution. Le premier temps d’institution
a été déjà décrit ci-dessus, et correspond à la préparation du séminaire
de dynamique de groupe. La rencontre de « jonction » avec
l’institution du CIRFIP s’est faite plus tard, environ 6 mois après le
séminaire de dynamique de groupe. Ceux qui entrent au CIRFIP en juin 2003
y voient maintenant un sens, y trouvent un support identitaire, un lieu
institué à vocation étayante qui permet alors
de rentrer dans un espace de transmission et d’action plus large. La
décision de quelques participants évoquée plus haut de poser les bases
d’une proposition d’intervention fondée sur et mettant en pratique les
acquis de la dynamique de l’étayage en groupe, constitue évidemment un
autre moment d’institution.

 

Le désir instituant
continue ainsi de se faire valoir. Au-delà de la forme institutionnelle
proprement dite que prend et prendra cette suite non prévue au départ du
projet de recherche, c’est une forme de collaboration qui a été acquise.
Elle peut se définir par une convergence forte par rapport à une finalité
commune parce qu’élaborée en commun et discutée à partir de la prise en
compte des situations individuelles. Elle comporte une ouverture de
principe au développement des projets personnels qui suscitent la
mobilisation des ressources des uns et des autres. Ce qui a été acquis
aussi, c’est le sens d’un travail dans la durée attentif aux différentes
dimensions mises en œuvre par le sujet dans l’élaboration des
projets. Le travail en commun se fonde avant tout sur une valorisation de
la parole. Ainsi les compétences travaillées ensemble au cours de la
recherche sont les bases mêmes de l’intervention psychosociologique.

 

Cette dernière partie du
projet, à travers ses évolutions met en évidence cette fois ce que j’ai
appelé un désir d’engagement. On peut penser qu’il s’agit de
l’aboutissement d’une formation. Qu’est-ce qui a été transmis finalement
aujourd’hui ? Beaucoup de choses certes, mais sans doute avant tout la
conviction que la finalité et les modalités d’intervention fondées sur la
redécouverte des capacités d’étayage du collectif sont susceptibles de
rencontrer un besoin social réel dans le cadre des évolutions
socio-économiques actuelles. Le travail d’intervention doit donner la
possibilité de solliciter la parole des acteurs pour réinvestir
positivement la dimension subjective au lieu de la dénier. C’est à partir
d’elle en effet que peut être mobilisée la capacité de penser et d’agir
de manière plus autonome et qu’il est possible de donner du sens à
l’activité. C’est au fond la conviction qu’il y a des ressources pour ne
pas subir une certaine forme d’individualisme : celle d’une
contractualisation croissante des rapports humains qui entraîne la
soumission au calcul de rapport d’intérêts. Il s’agit donc, partout où la
demande en est faite, de substituer un désir de redécouverte de la
profondeur des liens intersubjectifs à une idéologie du contrat qui
assèche les rapports humains.

 

 

Références bibliographiques

 

Amado, Gilles. Aubert,
Nicole. Gaulejac, Vincent. Navridis,
Kostas. L’aventure psychosociologique.
Paris: Desclée de Brouwer, 1996.

 

Balint, Michael. Le
médecin, son malade et la maladie
. Paris. Payot, 1960.

 

Breton, Philippe. Eloge
de la parole
. Paris: La Découverte, Paris, 2003.

 

Canguilhem, Georges. Le
normal et le pathologique
. Paris: Presses Universitaires de France,
2003, 9ème édition.

 

Castoriadis, Cornelius. L’institution imaginaire de la
société
. Paris: Seuil, 1975.

 

Derrida, Jacques. Spectres
de Marx
. Paris: Galilée, 1993.

 

Giust-Desprairies,
Florence. L’imaginaire collectif. Paris: Erès,
2003.

 

Kant, Emmanuel. Fondements
de la métaphysique des mœurs
. Trad. Delbos,
Paris: Delagrave, 10ème édition,
1943.

 

Ollivier, Blaise. L’acteur
et le sujet : vers un nouvel acteur économique
. Paris: Desclée de Brouwer, 1995.

 

Notes

 

[1]
Le groupe définitif des participants au projet a réuni les personnes
suivantes : Alain Aymard, David Dupuy, David
Faure, Annie-Charlotte Giust,
Laurence Huchet, Cécile Krakovitch, Gérard Labounoux, Fanny Loizeau,
Carine Medou-Marère, Claire Rollet,
Agnès Santourian.

 

[2
] Le terme de recherche-action est lui aussi introduit par Kurt Lewin.

 

[3]
L’acceptation de Françoise Jèze et Michel Armellino
d’animer ce séminaire dans les conditions du dispositif que nous avions
élaboré s’est fondée sur une adhésion au projet qui rencontrait leur
propre histoire. Cette proposition leur est parvenue au moment où ils
souhaitaient mettre fin à leur travail d’animation commune de groupes de
« rebirth« , leur offrant la
possibilité de finir par ce par quoi ils avaient commencé leur carrière :
la dynamique de groupe.

 

[4]
Je m’inspire ici de la distinction de Castoriadis
entre institué et instituant (Castoriadis,
1975).

 

[5] On peut citer Guy Palmade, Eugène Enriquez,
Max Pagès, Jean-Claude Filloux.

 

Notice bibliographique

 

Faure, David  »
Quelques réflexions à partir d’un dispositif expérimental de
formation à la psychosociologie », Esprit critique, Hiver 2006 – Vol.08, No.01, ISSN 1705-1045,
consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr

 

 

 

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Revue internationale de
sociologie et de sciences sociales Esprit critique

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