Résumé : 

Ce travail associe une enquête de terrain sur un corpus de sites et d’articles de presse récents à une méthode d’analyse usuelle en sociologie de la communication : l’analyse des cadres d’interprétation d’un objet socio-technique particulièrement mouvant, « l’objet site web ». Comment se structure le modèle du « bon site d’entreprise » ? Aujourd’hui, les valeurs d’authenticité, de relation directe, immédiate, individuelle, conformes à l’idéologie de la communication, sont intégrées aux modèles prônés des « bons sites » via les pratiques des blogs, des forums, des veilles informatiques. Utile, facilement adaptable, nécessaire, le web réunit toutes les conditions pour s’adapter à un cadre idéologique extérieur, le cadre néo-managérial. Cette porosité idéologique du web, condition d’adoption rapide de tout nouvel outil de communication, tient à une double adaptabilité : celle de l’idéologie neo-managériale qui sait s’accommoder de nouveaux domaines et de nouvelles contraintes normatives ; et celle du World Wide Web dont la diversité permet de modeler, selon les besoins, la configuration des sites à de multiples objectifs. 

Mots-clés : Analyse des cadres d’interprétations du web, imaginaire de l’Internet d’entreprise, sociologie de la communication, idéologie de la communication, idéologie néo-manégériale et porosité d’Internet  

Summarized : This work associates an inquiry on a corpus of sites and recent articles with a usual method of analysis in sociology of the communication: the analysis of the frames of interpretation of a particularly unstable socio-technical object: « the Web site ». What is the model of the « good site of enterprise »? Today, the values of authenticity, direct, immediate, individual relation, corresponding at the ideology of the communication, are integrated into models ok « good sites »: blogs, forums, etc. Useful, easily adaptable, necessary: Web thus combine all the conditions to integrate an outside ideological frame like thet neo-managerial ideology. This ideological porosity of Web, one condition of fast adoption of any new tool of communication, hold at two adaptability. The adaptability of ideology neo-managerial who knows how to adapt at new domains and new normative constraints and the diversity of World Wide Web which allow to change, according to needs, the configuration of sites with multiple objectives.   

Sociologie des sites web d’entrepriseAnalyse des cadres idéologiques d’interprétation  

Face aux changements rapides du web, les entreprises se voient contraintes de modifier sans cesse le contenu de leurs sites. En 12 ans, 1995-2007, les rubriques proposées, les outils utilisés, les objectifs défendus ont fortement changé : d’abord pour s’adapter à la croissance du web auprès du grand public au milieu des années 1990, puis pour faire face à l’importance prise par le web de crise et la communication financière au début des années 2000, enfin pour tenir compte de l’impact de la blogosphère et des forums thématiques sur l’image des produits et des entreprises aujourd’hui.

Chacune des grandes évolutions des sites d’entreprise a répondu à des évolutions d’Internet. Des évolutions qui sont autant de contraintes extérieures incontournables. Tous ces changements de stratégie ont été accompagnés de commentaires, d’opinons ou de conseils de webmasters, journalistes spécialisés, chefs d’entreprise publiés dans la presse ou dans des manuels à destination de professionnels. Ces discours donnent quasiment toujours un modèle de « site idéal », celui dont les thématiques et les objectifs répondent le plus au nouvel intérêt de l’entreprise. En cela, ils prescrivent de nouveaux objectifs plus qu’ils ne décrivent simplement les modifications de contenu des sites d’entreprise. Compte-tenu des évolutions d’Internet, le modèle idéal majoritairement défendu dans ces articles débute par celui de site vitrine (1995-1998), puis d’outil de communication « total » (communication financière, institutionnelle, de recrutement, de crise, internationale 1998-2004). Depuis la croissance des blogs et des forums, l’utilisation d’un site comme instrument d’une communication « authentique », « directe », « transparente » est de plus en plus défendue [Libaert, 2004 ; Rouquette, 2008]. Beaucoup de nouvelles thématiques apparaissent : blogs de chef d’entreprise ou de salariés, veille électronique, forums interactifs…

Comme le montre ainsi une analyse de tous les articles, interviews, reportages publiés dans la presse et plusieurs manuels édités sur « le web d’entreprise » ces changements sont perçus à la fois comme subis et prescrits [Les Échos, Le Monde, Libération, Stratégies, L’entreprise, Entreprises et carrières, L’ordinateur individuel, 01.net : voir le corpus en annexe]. Du point de vue de l’analyse sociologique des cadres d’interprétation de « l’objet site web », les justifications qui accompagnent l’évolution d’une vision majoritaire du « site idéal » compatible avec l’évolution d’Internet mettent en jeu deux types de questions.

Les premières concernent la bataille de compétence entre services que ces changements de stratégie impliquent. Quelle position le service de communication peut-il adopter face à de nouveaux prestataires extérieurs (spécialistes de la vieille électronique ou de la blogosphère) ?  

Les secondes touchent à la nécessité qu’ont les chargés de communication des entreprises d’adapter leurs discours et leurs pratiques aux prescriptions de communication « authentique », « transparente », « directe », c’est-à-dire à des valeurs propres à l’idéologie de la communication, entre autres véhiculées sur le net. Quel positionnement les responsables des sites d’entreprise adoptent-ils face à nouveaux « impératifs » ?   

Nouveaux outils, nouvelles perspectives :

s’adapter à l’idéologie de la communication  

Les discours publiés dans la presse sur le « site web idéal » par les managers d’entreprise et les responsables de communication doivent d’abord se positionner sur de nouvelles thématiques : blogs de chef d’entreprise ou de salariés, veille électronique, forums interactifs. En filigrane, tous ou presque doivent en fait se positionner sur quelques mots-clés inspirés de l’idéologie – pragmatique – de la communication  

« Transparence », « authenticité », « relations directes » :

des concessions à l’idéologie de la communication   

Web de crise :

« portrait » d’un support de communication « transparente » ad hoc

  Parmi les principes centraux de cette idéologie consensuelle car non connotée politiquement, celles de « transparence » et d’« authenticité » arrivent en tête. Elles ressortent des mêmes logiques. Dans sa forme la plus abrupte, l’idéologie de la communication assimile transparence à vérité. Le secret est suspecté de cacher des informations inavouables, coupables.

 « L'idéologie de la transparence entend que tout peut s'exposer, devenir public pour être soumis au regard des autres, être également l'objet de procédures de surveillance et de contrôle » (Zarka, 2006).  

La transparence, autre « nécessité » communicationnelle

Comme le montrent les discours sur le web de crise, cette injonction mêle impératif idéologique spécifique et particularités du net :

« Nous avons aussi mis en ligne toutes les déclarations sur l'affaire, les bonnes et les accusatrices, pour démontrer que la société [Buffalo-grill.fr] n'avait rien à cacher […] Il est devenu le site de référence sur la crise et comptait jusqu'à 5 000 connexions simultanées par jour. Fin janvier, la société affichait un taux de sympathie de 70 % » (Stratégies, 20/11/2003).

Parce qu’il peut se justifier arithmétiquement, le principe ne se discute pas, il se gère :

« En situation de crise, l'entreprise [Michelin] doit s'exprimer immédiatement […] Il faut être bien organisé, résoudre les problèmes techniques d'engorgement des serveurs, mobiliser des ressources pour répondre aux messages électroniques. Après le Grand Prix des États-Unis, nous avons reçu près de 2 000 mails en une semaine, alors que nous en traitons environ un millier par an » (Le monde, 30/01/2007).

Comme les prescriptions d’extension de compétence, l’argumentation repose d’abord sur la démonstration d’une compatibilité entre des principes indiscutés (« s’exprimer immédiatement ») et l’outil Internet. Mais ce type de démonstration est d’autant plus aisé ici qu’il s’agit de valeurs de communication aux arguments déjà éprouvés dans d’autres domaines du web, d’autres sites que ceux des entreprises. Ou pour le dire autrement, qu’Internet a déjà montré sa capacité technique à porter, voire à favoriser, des discours de ce type. Et ce pour de multiples raisons.Comme outil de médiation réactif, le site web bénéficie de l’idée selon laquelle plus l’information est rapide, moins « on » a le temps de nous cacher des choses. Ce qui dans une version managériale, extraite du manuel Web de crise, donne :

« Tout manquement à cette forme de communication « instantanée«  pourra être interprété non comme une carence de ressources mais comme l’expression d’une rétention d’informations et/ou la preuve d’une désorganisation » (Web de crise, 2004, p. 32).

Un argument qui s’approprie, implicitement, les promesses attribuées au temps médiatique indiciel. Ce temps du direct, ou quasiment, qui nous met en contact immédiat avec le monde notamment lors d’événements imprévus (attentats), car : 

« même quand nous sommes conscients du choix médiatique qui revient à la chaîne [….] nous savons que le monde retransmis existerait sans la télévision, qu’il est donc, malgré sa construction, un temps subi par ceux qui le vivent […] » (Jost, 2004, p.38-42].

Preuve de la réactivité des professionnels du multimédia : puisqu’un aspect artisanal peut être perçu comme un gage d’authenticité, les webmasters n’hésitent pas à préconiser d’user de référents d’indicialité adaptés au multimédia. Comment ? En conseillant de « ne pas faire un site web de crise trop travaillé » (Web de crise, 2004). En jouant sur l’association d’idée entre réaction immédiatement mise en ligne et qualité, voire authenticité, de l’information. Quitte à ce que cette association repose sur une illusion spectatorielle similaire. Dans un direct médiatique, c’est l’existence ou non d’un travail de préparation préalable qui importe, plus que le direct lui-même (placer les caméras, programmer les mouvements, préparer les actions filmées). De même, en communication de crise, c’est l’existence d’un site fantôme ou non qui compte vraiment (site caché et créé en amont, mis en ligne dès que survient une communication crise).

Comme outil multimédia, le site web profite ensuite de l’idée selon laquelle il fournit une diversité de gages de « transparence » possibles. Avec le texte, estime dès le départ une spécialiste de la communication économique : 

« la transparence peut être jaugée à travers l’information délivrée sur le site, les réponses aux mails et aux faqs retenus de même qu’au choix des thèmes dans les forums et à la façon dont ils sont gérés » (Tixier, 1996).

Avec l’image, notamment l’image fixe d’une dizaine de caméras de surveillance, chacun pourra surveiller les centres de traitement des déchets nucléaires affirme la PDG de la Cogema en 1999 (Le monde, 30/10/1999). Avec là encore, l’exploitation d’un raisonnement bien antérieur à Internet. Raisonnement selon lequel l’absence de caméraman et donc d’intentionnalité humaine garantirait l’objectivité des images de surveillance (Jost, 2004). Dans ces conditions, on peut alors estimer, comme le fait le manuel Le web de crise à destination des professionnels, que :

« la multiplicité des ressources peut ainsi devenir un gage de transparence : combinaison des textes de référence, d’enregistrement audio et vidéo de conférences publiques, web caméra permettant le constat « de ses propres yeux » » (Le web de crise, 2004).

Comme espace de connexion réticulaire, les sites d’entreprise reprennent à leur compte la critique des médiations classiques : journalistes spécialisés, conseillers financiers. Habituellement, la critique du filtrage des médiateurs – journalistes, éditorialistes, experts – s’appuie sur l’idée de remise en cause des légitimités hiérarchiques traditionnelles, notamment dans les utopies cyberdémocratiques (Vedel, 2003). Paradoxalement ici, c’est une institution qui s’appuie indirectement sur ce discours de remise en cause des pouvoirs intermédiaires. Mais il n’en garde que les critiques : contourner les procédures de sélection intermédiaire des informations au bénéfice d’une relation directe avec son public. Il ne reprend pas les objectifs implicites portés par ces discours critiques : rendre la parole et la capacité de jugement à chacun, supprimer l’opacité des décisions prises par les entreprises. C’est dire qu’il s’agit plus ici d’exploiter que d’appliquer réellement une communication sans médiations.

Comme espace de développement particulièrement performant de rumeurs, le web profite enfin d’un argument paradoxal : sa porosité à toutes sortes de rumeurs, y compris sur les entreprises, n’en fait-il pas le support incontournable pour développer une stratégie de communication « authentique » ? Puisque les rumeurs bénéficient de l’aspect écrit et non oral du web, du caractère plus persuasif du texte que du bouche-à-oreille, parce que ces rumeurs se trouvent confortées par la pratique du pseudonyme plutôt que de l’anonymat (Taïeb, 2001), ne faut-il pas aller là où elles se développent ? Le site Internet se transforme alors en pare-feu rumoral parce qu’il est déjà sur le web et qu’il dispose des mêmes outils que les rumeurs électroniques : diffusion écrite, réception dans un espace personnel (chez soi ou dans son bureau), etc. Parce qu’en pratique donc, il semble armé pour répondre directement aux rumeurs circulant sur la toile.

Comme toutes les autres prescriptions donc, celle-ci s’appuie sur une démonstration pratique, et parfois technique, de la capacité des sites à intégrer un nouvel objectif, une nouvelle valeur. Mais avec une différence forte : il ne s’agit plus d’adapter l’imaginaire du web d’entreprise aux valeurs fondamentales du discours néo-managérial mais à celui d’un autre discours : celui de l’idéologie de la communication.   

Blogs de salariés et forums :

des communications « directes » et « authentiques »  

Le succès social des forums puis des blogs est si net et rapide qu’on aurait pu imaginer leur intégration sans travail de légitimation préparatoire. Ou, ce qui revient pratiquement au même, que soient exploitées – après les adaptations de rigueur – les déclarations faites sur « la révolution de l’interactivité » du média Internet. Promesses auxquelles aucun secteur ne pourrait « naturellement » échapper. Des discours qui amènent avec eux une masse d’arguments médiatiquement recevables : « désormais les internautes prennent le pouvoir », « chacun peut – enfin – donner son avis, participer ». Et ce d’autant plus que la prépondérance accordée dans la ligne néo-managériale orthodoxe à la satisfaction des clients se prête parfaitement à ce type de discours.

Mais manifestement, cela ne suffit pas[1]. Bien au contraire. La légitimité donnée à ces deux instruments emprunte aux principes de communication « directe », « franche », voire « authentique ». Trois objectifs plus conformes à la vision idéale de la communication comme solution pragmatique à tous les problèmes d’incompréhension qu’au discours managérial classique. Pourquoi communiquer sur un blog ? Un des premiers promoteurs hexagonaux de la blogosphère exploite explicitement l’opposition entre discours institutionnel et « discours décomplexé », langue de bois improductive et « parler vrai ».

« Les gens ne veulent plus du discours institutionnel classique. Ils attendent plus de transparence, de franchise et d'explications des choix faits. Le blog est un outil qui permet aux dirigeants de s'exprimer souvent, facilement, sans filtres » (Le Meur, Les échos, 24/06/2005).

Tout a déjà été tenté : recruter une blogueuse professionnelle pour parler « librement » de sa marque [Célio], inciter ses employés à tenir un carnet de bord « personnel » [Microsoft, Sun Microsystems], médiatiser le blog du PDG [Leclerc]. Mais, idéologiquement, toutes ces expériences ne se valent pas. En changeant de critères, le blog inverse les légitimités traditionnelles. Dans ces nouveaux critères de légitimité, chaque parole est évaluée selon sa « crédibilité ». Elle fait également rentrer en résonance la notion d’« égalité » entre internautes avec celle de « simplicité » et d’« authenticité » des relations. Du coup, le cahier électronique tenu par un internaute « extérieur » a autant, sinon, plus de légitimité à donner « franchement », « directement » son avis sur les produits que celui d’un salarié, lui-même plus légitime que son PDG.

Pourquoi créer un forum ? L’argument est imparable : pour éviter qu’il ne le soit ailleurs :

« Vos clients se manifestent de façon éparse sur la Toile. Un blog d'entreprise [fédère] les discussions autour de vos préoccupations et thèmes » (spécialiste de marketing, Les échos, 30/11/2006). 

Un forum institutionnel évitera-t-il vraiment la création de forums amateurs ? Alors même que les contradicteurs n’y auront sans doute pas le sentiment d’être entendus et de s’exprimer aussi librement que sur ces derniers ? Sans doute pas. Mais l’essentiel est ailleurs. Conformément au caractère pragmatique de l’idéologie de la communication, le contenu compte moins que les preuves de bonne volonté. Le fond de l’échange focalise moins l’attention que la forme.   

L’impact de l’idéologie de la communication 

Mais qu’implique l’idéologie de la communication ? Qu’implique l’idée de faire d’un site un canal d’information « transparente » ou « directe » ? En parler, c’est considérer avec Philippe Breton que non seulement les pratiques ou les industries de la communication ont pris une place prépondérante dans notre société, mais que l’apologie de la communication sans contenu, l’idée qu’il suffit et que l’on doive communiquer pour résoudre tous les problèmes individuels et collectifs est devenue centrale. Chaque fois que la communication est élevée au rang de solution, y sont associés plusieurs principes : un échange ouvert, accessible à tous, transparent, authentique, qui favorise la connaissance et qui rapproche les gens, entre acteurs autonomes et interactifs et dans une société décentralisée ([Breton, 2000). Or, cristallisant un grand nombre de ces valeurs, Internet est un vecteur particulièrement performant de cette idéologie ; que ce soit sur l’idée de l’abondance de l’information (journaux en ligne), de la démocratie culturelle (sites de musées), d’une société de transparence, ouverte et meilleure (Neveu, 2000). C’est pourquoi il est plus difficile d’occulter l’idéologie de la communication dans le cyberespace qu’ailleurs. L’imaginaire du web d’entreprise l’illustre pleinement.

Faut-il alors interpréter la prise en charge de ces valeurs comme une simple concession à une idéologie extérieure ? Une concession d’autant plus aisée que dans le marché des idées disponibles, l’idéologie de la communication est une de celle qui s’adapte le plus aisément aux préceptes libéraux. Car en plus de son apolitisme revendiqué, en plus de son caractère pratique focalisé sur les moyens – privilégier la relation – sur toute autre considération plus polémique (une relation, certes, mais pour quel contenu ?), l’idéologie de la communication n’a rien d’incompatible avec les principes d’autonomie, de responsabilité individuelle, de liberté culturelle et d’efficacité économique prônés par l’idéologie libérale (Breton, 2000).

Ou faut-il, plus fondamentalement, expliquer cette prise en charge de valeurs communicationnelles comme une nouvelle preuve de la capacité du monde de l’entreprise à s’adapter aux critiques morales extérieures ? Auquel cas, cette démarche serait du même ordre que la prise en compte des critiques des discours de mai 1968 à l’encontre des systèmes hiérarchiques et centralisés des organisations de l’époque par la valorisation des valeurs d’autonomie des équipes dans les années 1990. Tous ces gages de transparence et d’authenticité visant pareillement à dépasser et à désamorcer les critiques sur le manque d’ouverture, et la nécessité de contrôle de tous les pouvoirs, y compris économiques. Cette divergence d’interprétation n’a rien de négligeable. Car d’un côté il s’agit plus de concessions de surface que de réelles modifications des cadres d’interprétation des sites. De l’autre, cela implique une autre façon, sinon de manager, au moins de communiquer.

Or, les injonctions de « transparence », d’« authenticité » ou de « rapidité » apparaissent pour l’essentiel dans des discours sur la meilleure façon de gérer les nombreuses crises auxquelles doivent faire face les entreprises : chimiques, environnementales, économiques (plans de licenciements), industrielles, etc. Avec une tonalité parfois (volontairement ?) alarmiste :

« Les crises frappent sans discrimination. Elles ne se limitent plus à des secteurs spécifiques (le nucléaire, l’agro-alimentaire, l’environnement…), elles peuvent toucher n’importe quelle entreprise, surtout avec la puissance de ce redoutable média qu’est Internet » (Le web de crise, 2004). Dans ce contexte, ces injonctions se conçoivent plus comme une contrainte supplémentaire, celle de limiter les impacts négatifs d’une mauvaise presse, nouvel impératif de bonne gestion. Mais jouer sur l’absence de médiation ou sur la réactivité de l’entreprise permet de cantonner la question de la transparence ou d’authenticité à des critères faciles à tenir (plus de caméras, plus de réactivité), sans s’engager sur le terrain plus délicat du contenu des informations. Alors même que le secret est évidemment lié à l'exercice du pouvoir. Ce que rappellent ces remarques de Maud Tixier (1996) :

« L’entreprise […] ne veut pas mettre d’informations sensibles à la disposition de ses concurrents […la recommandation actuelle est qu’il vaut mieux ne pas parler d’un sujet (par exemple de sa politique tarifaire) plutôt que d’en parler avec une langue de bois ». 

Ce que confirme enfin l’observation des sites d’entreprises sous les feux de l’actualité (mai 2007 : peugeot.fr ne consacre aucune ligne toute la semaine qui suit l’annonce à la presse de 4 700 suppressions de postes).

Ces injonctions révèlent l’importance accordée par les entreprises au besoin de contrôler la totalité de leur cyber-image, blogs et forums compris. Et pourtant, sur d’autres sujets, cette volonté pâtit d’un argumentaire défaillant. Ce qui rappelle les contraintes de l’exercice : comment concilier deux idéologies différentes dans un imaginaire commun ?   

Veille électronique : les limites de l’adaptation

à « la société de la communication »   

Pourquoi intégrer une communication autonome ?

L’indispensable étape de la « description justificative » 

Pourquoi disposer d’une image valorisante dans tout le web est-il à ce point considéré comme important ? On ne peut comprendre cette détermination sans la placer dans un contexte plus général de défiance à l’égard des entreprises. D’un côté, la fréquence des enquêtes commandées par les associations des professionnels de la communication le montre bien : crédibiliser l’image des entreprises est perçu comme une priorité. De l’autre, ces mêmes enquêtes soulignent le crédit accordé, entre autres, à Internet. Faut-il voir dans ces deux évaluations opposées une explication de cette importance accordée au contrôle de la cyber-image de l’entreprise ? Les usages projetés des blogs, ceux de consommateurs lambdas compris, tend à le prouver.   

« Défiance dans l’entreprise, confiance dans le net » : l’efficacité d’une argumentation par opposition

Comme le montre une analyse des enquêtes réalisées par les associations de professionnels, la « démonstration » d’une place désormais cruciale attribuée au web suppose plusieurs conditions. La première passe par la description d’une situation perçue comme particulièrement problématique. La seconde implique une description de la toile comme incontournable. La troisième, la définit comme quasi incontrôlable, au point de rendre incontournable conseils et savoir-faire de spécialistes.

On retrouve dans deux études publiées en 2007 la combinaison de ces trois phases. Celle réalisée par TNS Sofres pour l’association Topcom 2007[2] répond à la thématique suivante : « quelle ligne de conduite les Français attendent-ils des entreprises ? ». Plus nuancés que les discours généraux sur l’intérêt des blogs pour chaque entreprise, ces données distinguent la situation des petites (80 % de confiance) des grandes entreprises (40 % des français). Un constat qui révèle, une fois encore, que la construction indéterminée de l’imaginaire du web d’entreprise répond en fait prioritairement aux préoccupations des plus grandes.

Bien sûr, au-delà de leur description, ces enquêtes remplissent un objectif opératoire, comme le conclue le rapport :

« multiples, les éléments fondateurs de la confiance sont avant tout ceux qui concernent directement l’opinion : qualité des produits, bien traiter ses salariés, créer des emplois »

Car :

« se démarquent les questions relatives à l’emploi, au premier rang desquelles les délocalisations (citées par 46 % des français) et les licenciements (40 %) [..] Les hausses de prix sont également citées par 26 % des français, devant les scandales financiers (21 %), loin devant les atteintes à l’environnement (8 %) ».

Face à cette accumulation de chiffres comparables à l’autre sondage commandé par le Figaro magazine (23/03/2007) s’enchaînent presque logiquement les questions « comment et où agir ? ». La place d’Internet ne fait, selon ces enquêtes, aucun doute. Pour l’une [Figaro] :

« Internet se place, bien sûr, en tête. L'irruption de ce nouveau média aux ramifications et utilisations multiples a bouleversé l'univers des Français et leurs modes de vie. Près de 9 sondés sur 10 (88 %) reconnaissent à la toile une influence grandissante dans la dernière décennie […], ils sont 55 % à faire plutôt confiance au web contre 32 % qui affirment le contraire ».

Pour l’autre, en plus des relations interpersonnelles et des médias classiques :

« 41 % des Français ont recours à Internet pour se faire une opinion sur une entreprise, dont 27 % fréquemment. Ceci est plus vrai encore pour les moins de 35 ans et les cadres et professions intellectuelles. Sont d’abord concernés les sites des entreprises (65 %) et les sites des organes de presse (60 %) ».

Dans les « données » fournies aux professionnels de la communication alors placés devant l’obligation de s’adapter, seule la place accordée aux forums de discussion et aux blogs est – encore – discutée.  

À l’image fragilisée de l’entreprise répond celle d’un espace Internet incontournable. Cette description par contrastes favorise des discours légitimant de nouvelles stratégies, de nouvelles rubriques voire de nouveaux usages du web, notamment des blogs et des outils de veille électronique. Des discours logiquement portés par des acteurs spécialisés dans un créneau naissant auxquels les interviews publiées dans la presse économique donnent une crédibilité supplémentaire.

Ainsi de la veille électronique. L’argumentation d’un responsable d’entreprise, (Le journal du net, 9/11/2006) alterne entre description préoccupante et proposition d’action rationnelle, conformément au principe de rationalité instrumentale dominant. La description de la difficulté à « gérer Internet » se place dans un registre sans concessions :

« Au départ, la vie d'une société était simple. Dans ses relations extérieures, elle devait délivrer de l'information aux journalistes, aux analystes. Quand elle le souhaitait, elle publiait un communiqué de presse. Désormais, les consommateurs s'expriment sur leurs marques, leurs produits, sans leur demander leur avis. Cela a fortement complexifié la relation, mais c'est aussi un formidable outil de connaissance, de vision sur le marché, sur l'opinion des consommateurs ».

Or ajoute ce consultant :

« les entreprises ne peuvent plus avoir une vision exhaustive des informations qui circulent sur elles sur Internet. La blogosphère rend indispensable la veille informationnelle […] et [oblige à] créer des instruments à la mesure du phénomène. Ainsi, nous proposons des alertes sur des mots-clés, des thèmes, des phrases-clés, qui permettent à l'entreprise de rester informée sur un secteur d'activités, un sujet, ou une société ».

La médiation de spécialistes est tout aussi rationnelle :

« C'est une évolution logique d'Internet : une société est désormais citée des millions de fois et ne peut tout contrôler » (Le journal du net, 9/11/2006).

Ainsi des entreprises spécialisées dans le référencement. Une start up genevoise propose ses services pour reléguer au fond des moteurs de recherche les commentaires les plus négatifs.

« Au passage, précise le journaliste, la société peut également doper artificiellement votre popularité sur la Toile » (Le Figaro, 9/02/2006).

Ainsi des sociétés spécialisées dans la surveillance des forums.

« Nous cherchons sur la Toile ceux qui spontanément parlent en bien d'une marque ou d'un produit, explique François Collet [… on] les contacte pour le compte de son client, leur propose des invitations à un salon, à une conférence ou l'essai d'un produit en avant-première. Voire plus si affinités. [….] Des « fans » susceptibles de relayer les messages de l'entreprise et qui s'avèrent, sur la Toile, ses meilleurs défenseurs […] En général, ils apprécient d'être invités dans l'entreprise en fin de journée, quand les journalistes sont plutôt reçus le matin dans un hôtel » (Stratégies, 29 /06/2006).

À quoi tient la forte efficacité symbolique de ce discours ? Principalement au fait qu’il s’appuie sur l’idée d’un développement « incontestable » d’une société de communication (Neveu, 2000). Une conception qui attribue une importance centrale à la circulation des informations et des connaissances comme moteur de notre société. De tels jugements qui s’appuient – entre autres – sur la multiplication des médias et leur emballement récurrent autour de « phénomènes médiatiques » pour se donner, sinon une crédibilité, au moins une « réalité » indéniable. Accepter le postulat de base implicite typique de cette vision d’une société principalement régie par ses circuits de communication comme le suggère ces discours, implique d’admettre la nécessité de rester informé pour agir. Une nécessité professionnelle qui justifie alors « logiquement » le recours à des spécialistes de ces phénomènes.

Avec l’évolution de cet imaginaire, une chose change : la place accordée à la partie « descriptive » de la « démonstration ». Tout part de la « définition » du web privilégiée.

Plus significativement encore, l’importance de cette description croît proportionnellement à la place que les problématiques drainées par la toile prennent face à celles issues du monde de l’entreprise. Comme si l’adhésion à des valeurs extérieures à l’idéologie néo-managériale n’allait pas aussi facilement de soi. Comme si la valeur d’autonomie portée par le fonctionnement du net nécessitait une phase de « justification descriptive » plus longue. Fait significatif : la tonalité des usages projetés, justifiés par ce changement de contexte extérieur à l’entreprise, y est bien plus souvent négative. Il ne s’agit plus seulement de « responsabiliser », « d’accroître l’autonomie », de favoriser les « relations directes » mais de « maîtriser son image », d’« éliminer » les commentaires néfastes, de « contrôler » les discussions.

Quitte à assombrir le tableau : qui peut déterminer avec certitude l’impact négatif d’un blog ? Plus encore : dans l’innombrable masse de blogs mis en ligne, combien dépassent – au mieux – 5000 visiteurs par jour ? Un nombre si limité qu’il relativiserait la force de justification de la description. Mais dans un argumentaire par opposition, la force de la démonstration repose sur le décalage entre les problèmes invoqués et les solutions proposées. Et non sur la justesse de la description de ces problèmes.   

« S’adapter » ou comment intégrer – malgré tout –

une idéologie portée par des acteurs extérieurs 

La capacité d’adaptation incontestable des penseurs du capitalisme aurait pu inciter à minorer cette complexité à s’adapter à ces nouvelles valeurs (Boltanski et Chiapello, 1999). Preuve de la difficulté à s’adapter spécifiquement à ce versant de l’idéologie de la communication. Preuve de la difficulté à gérer mais surtout intégrer dans le champ du web d’entreprise le fait que 40 % des blogueurs écrivent au moins une fois par semaine sur une marque ou un produit (étude de Technorati et Edelman dans L’ordinateur individuel, 29/12/2005).

Ces difficultés traduisent, évidemment, une « incompatibilité idéologique ». Il ne s’agit plus de s’appuyer sur des valeurs subsidiaires (la modernité) ou de se conformer à une idéologie intériorisée (néo-management). Il s’agit de s’adapter à une idéologie extérieure, mais surtout quelquefois divergente (la communication). Comment absorber aisément les valeurs d’autonomie et de liberté d’expression qui légitiment la tenue de contre-pouvoirs (Rosanvallon, 2006) ? Une difficulté théorique aux traductions concrètes retentissantes : combien de blogs connus doivent leur notoriété à une polémique tumultueuse dans ses rapports aux « pouvoirs institutionnels » (journaldemapeau.fr : vrai faux blog « indépendant » de la marque Vichy) ? Mais n’est-ce pas conforme à la logique d’un imaginaire de type idéologique ? Au sens où l’idéologie cherche à fonder la légitimité d’un pouvoir en place, celui des entreprises ici, et non pas à l’affaiblir (Ricoeur, 1997).

Au fond, le fondement idéologique de l’imaginaire du web d’entreprise apparaît précisément au moment où la cohérence d’ensemble des propos tenus commence à s’effriter en raison de critiques et de comportements et d’acteurs extérieurs au champ.

Surtout si à cette raison théorique, s’ajoute un contexte propre à Internet. La communication d’entreprise s’est toujours en partie faite en dehors de l’entreprise. Ce qui est en revanche plus nouveau à l’ère des blogs, c ‘est la multiplicité et l’hétérogénéité de statuts, de motivations et donc de types de relations à nouer avec un nombre croissant d’acteurs extérieurs. Des acteurs avec le comportement non concerté desquels il faut désormais s'accommoder : blogueurs professionnels (journalistes) ou non, spécialistes du domaine ou pas, commentateurs soucieux de neutralité ou non. Autrement dit, au moment où des acteurs extérieurs au champ de l’entreprise interviennent pour la première fois dans la construction de l’imaginaire du web d’entreprise, ces interventions se font de surcroît de façon massive et hétérogène. La remise en cause de l’homogénéité idéologique des discours tenus ne peut qu’en être accrue.  

Au total, des concessions à l’idéologie de la communication sont formellement prises. Mais dans un cas (« transparence », « réactivité »), il s’agit plus d’adaptations que de réelles modifications des pratiques professionnelles. Dans l’autre (veille électronique), les arguments se heurtent aux limites d’une réappropriation forcée : manque de cohésion d’un imaginaire aux valeurs composites, justifié par des logiques argumentatives différentes (parfois « techniques », d’autres fois « descriptives »). Ainsi, l’impact des changements portés par les blogs, les forums, l’évolution rapide d’Internet dans le cadre d’interprétation sociotechnique de l’objet « site web d’entreprise » n’est pas linéaire. Il ne manque pourtant pas d’avoir des conséquences directes sur le degré de légitimité accordé aux différentes professions et/ou services concernés dans le marché du multimédia d’entreprise.   

Nouveaux outils, nouveaux conflits de légitimités professionnelles  

À trop souligner l’impact – et les limites – du web dans l’imaginaire du site d’entreprise idéal, le risque est d’occulter les enjeux internes, émergeants en pointillés dans les discours prospectifs : à qui revient la maîtrise de ce nouvel objet communicationnel ?

Un effet indirect de la création d’un nouvel outil de communication, est de – potentiellement – remettre en question la stratégie d’image de l’entreprise. Et, indirectement, de ceux qui en ont la charge. Les conflits de légitimité entre services que cela implique proviennent certes de la nouveauté du support. Mais pas seulement. Dans le cas des sites, elle tient aussi à l’aspect à la fois polymorphe et polyvalent de l’outil. Elle tient à la diversité des compétences et des rubriques investies. Elle tient à la multiplicité des publics touchés comme des aspects communicationnels et techniques engagés. En ce sens, c’est un effet direct du cadre d’interprétation extensif des sites d’entreprise. Mais cela en est aussi l’un des aspects centraux : la représentation dominante du web d’entreprise d’une époque se traduit, entre autres, dans les compétences et les secteurs professionnels mis en avant.

Parce que c’est un enjeu classique, récurrent, sans doute central aux yeux des salariés, et pour cela sensible dans les interviews accordées aux journalistes spécialisés qui les interrogent, celui-ci est, dès le départ, pris en compte. Constat significatif : les réflexions sur « qui gère ce nouvel outil ? » côtoient dès 1996 celles sur « pour quel contenu ? ». Les constats selon lesquels « la gestion de site est généralement éclatée entre plusieurs services : informatique, communication, commercial ou marketing » se prolongent immédiatement par un pronostic : « la bataille va se jouer entre l'informatique et la communication » (Baverel, Le Monde, 30/10/1996). Le premier réflexe est donc de voir dans cette question un conflit de pouvoir et d'influence entre groupes, chacun défendant son terrain de compétence professionnelle. Cette interprétation qui donne toute sa place aux stratégies et aux actions des groupes professionnels incite à focaliser l’analyse sur les diagnostics et les solutions que chacun juge adéquats – et qui leur sont le plus favorables – face aux défis du web d’entreprise.   

Interprétation sous l’angle des conflits  

Centrée sur les enjeux entre groupe d’acteurs, cette interprétation engage donc à détailler les motivations internes à chaque option. Comment par exemple saisir l’importance accordée aux questions d’unité ou de dilution de l’identité sans comprendre qu’elle puisse être interprétée comme une remise en cause du rôle des services de communication ? Tout au moins si l’on considère, comme le revendique l’association des directeurs de communication des entreprises et institutions [entreprises-médias.org] que le travail des services de communication ne se réduit pas à uniformiser les chartes graphiques des documents diffusés. Mais que leur rôle consiste à définir et à imposer une cohérence entre les discours tenus par tous les acteurs et services de l’entreprise. Révélateur de l’importance de ces aspects du point de vue de services de communication, la récurrence de l’interrogation suivante : comment utiliser les potentialités du net s’en diluer son identité ? Alors même que le « travail d’unification symbolique que prend en charge consciemment ou non la fonction communication » est déjà de plus en plus difficile (D’almeida et Andonova, 2006). Internet ne faisant alors que renouveler, voire accentuer cette problématique.

Cette explication incite à énumérer les conséquences liées à chacune de ces options. Comment se traduit le développement d’un site version informatique ?

Par un « modèle de type industriel » explique Juliette Poupard (2005) dans lequel chaque service est tenu de fournir les données le concernant dans un format normalisé. Un format qui s’impose au standard éditorial constate-t-elle. Aux traditionnelles batailles pour organiser et encadrer la responsabilité éditoriale d’outils de communication indiquait dés 1999 une journaliste « s’ajoutent donc des jeux d’opposition entre acteurs de la communication et acteurs de la technique autour de la forme que prend le travail de compilation des saisies des données visant à alimenter le site » (Leitus, Stratégies, 20/11/1999).   

Interprétation structurale des représentations  

Mais cette « interprétation stratégique » des conflits de légitimité entre services informatique, communicationnel et marketing ne suffit pas à rendre compte des enjeux et des évolutions sous-jacents à ces conflits. Car elle ne dit rien des rapports structurels qu’il y a entre les représentations de l’entreprise, d’Internet, des valeurs idéologiques sous-jacentes et des services. De fait, la maîtrise accordée, dans les discours comme dans les entreprises, aux services informatiques correspond à l’image du web comme gage de modernité (1995-98). La montée en puissance des services de communication coïncide avec celle de la construction extensive et de l’adaptation de la toile aux problématiques de l’entreprise (1999-2004). La place incontournable accordée aux problématiques de l’individualisation des relations n’est pas dissociable de celle accordée aux services marketing (depuis 2004).   

Évolution des compétences professionnelles légitimes  

L’analyse spécifique des articles consacrés aux services chargés des sites dévoile d’abord une évolution parallèle des compétences professionnelles jugées les plus légitimes avec l’évolution plus large de la vision majoritaire de l’utilité des sites. Elle montre alors combien cette bataille entre légitimités professionnelles repose, pour partie, sur le système de représentations plus général d’Internet auquel il s’agit alors de s’adapter.

1996 : la prépondérance accordée aux services informatiques ou aux services de communication semble indécise (Le monde, 30/10/1996).  

1999, les légitimités évoluent rapidement à la mesure des enquêtes réalisées dans les entreprises :

« Pour le site Web, le service informatique s'impose particulièrement dans les sociétés qui comptent de 50 à 99 salariés (56 %, contre 42 % en moyenne) et dans celles dont l'activité évolue dans le BtoB. Le service communication est, de son côté, davantage impliqué dans les entreprises de plus de 1000 salariés (38 %, contre 25 % en moyenne) et dans celles qui s'adressent en priorité au grand public » (Stratégies, 20/11/1999).

2003, l’importance de la communication acquise, la montée de la commerciale émerge :

« Le marketing accroît son influence sur la communication qui réduit sa composante institutionnelle au profit de messages plus directement commerciaux […] Ceux qui ont une démarche commerciale intègrent un volet plus particulièrement destiné aux clients […] La communication d’entreprise est-elle possible ? […] La question de savoir s'il doit y avoir intégration ou séparation des informations institutionnelles et commerciales n'est pas tranchée en France ni aux États-Unis » (Stratégies, 20/11/2003).

Il faut alors inscrire ces conflits de légitimité dans un système de relations plus vaste. D’un côté, les questions d’organisation interne ont un impact direct sur le cadre d’interprétation général du web d’entreprise. Les entreprises dotées d’importants services de communication ont les premières changées de stratégie. Une situation que révèle la différence constatée entre grandes et petites entreprises (+ 1000 salariés) en 1999 (Stratégies, 20/11/1999) et qui vient directement d’un effet de seuil. Les entreprises se dotent généralement d’une cellule de communication autonome autour de 500 salariés, cellule de 2-4 personnes dont l’action de communication concerne les produits, les services et l'image des entreprises. De véritables stratégies de communication internes et externes décidées par des services plus fournis apparaissent plus fréquemment autour de 2000 salariés (Westphalen, 1999).

D’un côté donc, la présence ou non de responsables de communication a accéléré la volonté de faire du web un enjeu communicationnel fort, un outil sur lequel les communications classiques de l’entreprise doivent absolument se positionner.

De l’autre, la perte d’influence du service informatique par exemple ne fait que suivre le mouvement général : construction plus complexe de l’image du web, nouvelles stratégies de l’entreprise. Certes, le marché des compétences professionnelles se joue, entre autres, sur les changements de représentation d’Internet. Mais parce que ces représentations engagent des systèmes de valeurs élargies, des acteurs extérieurs et des enjeux allant au-delà du strict monde professionnel, ce marché des compétences légitimes s’adapte plus qu’il n’influence la trame de ces changements. Au point que, plus largement, la croissance continue du web d’entreprise va accentuer, plutôt que résorber, ces questions de légitimité interprofessionnelle. Pour preuve, ce commentaire illustrant parfaitement la situation 10 ans après l’essor du web d’entreprise :  

« Les agences de marketing relationnel disent qu'Internet, c'est du one to one, les agences de publicité, que c'est de la pub, et celles spécialisées en design, idem » (Stratégies, 06/04/2006).  

Cette évolution nous oblige à réfléchir plus fondamentalement sur ce que « l’esprit électronique du capitalisme » nous apprend du fonctionnement d’un imaginaire qui doit concilier deux impératifs différents : comment appliquer aussi fidèlement que possible les valeurs de l’entreprise à un nouvel outil ? Et comment tenir compte dans le même temps des valeurs portées par cet outil ?   

Conclusion

Les sites web, des outils de médiation idéologiquement pérméables   

L’imaginaire du web d’entreprise emblématique de la capacité des sites

à rentrer dans un cadre idéologique extérieur  

Rubrique financière, offre d’emploi, transparence, communication de crise, internationale, commerciale : le nombre de rubriques finalement légitimées nous enseigne combien « l’objet site web » est perméable à un cadre idéologique extérieur. Ce qui tient à une double adaptabilité : celle de l’idéologie managériale qui sait s’accommoder de nouveaux terrains et celle du world wide web dont la diversité permet de modeler selon les besoins la configuration de ce terrain.

Du côté de l’entreprise, l’efficacité de ce travail de réappropriation idéologique confirme et complète l’analyse de la réception des usages des outils techniques développée par Philippe Mallein et Yves Toussaint (1994). Elle corrobore l’idée selon laquelle le choix entre deux types d’argumentations possibles conditionne la réussite ou l’échec d’appropriation d’une technologie. Faut-il idéaliser une nouvelle technologie ? Certes « les processus d'idéalisation permettent de rallier les usagers au projet de l'innovation au tout début […] ». Mais « les déceptions subséquentes peuvent conduire à l'abandon de la technologie ». La promotion des sites d’entreprise a-t-elle adopté l’argument de l’évolution ou de la révolution ? La thématique de la web revolution ne dépasse pas les premières et très générales projections publiées.

Autre alternative essentielle modélisée par les deux auteurs : faut-il présenter la technologie comme un outil de substitution ou d’hybridation avec l’existant ? Plus modeste, plus réaliste, l’hybridation convainc plus constatent les deux auteurs. De fait, aucun commentateur n’a dépeint le web d’entreprise sous le trait du nouveau et unique support de communication financière, environnementale ou d’emploi. On a fait rimer nouveauté avec atout supplémentaire et complémentarité. À vrai dire, le choix inverse aurait été surprenant tant il va à l’encontre de l’intérêt des webmasters ou chargés de communication. Quelles raisons auraient-ils à promouvoir les sites en remettant en cause leur travail passé ? En pointer les limites ou les insuffisances suffit. Voilà encore une différence entre un imaginaire de type utopique ou idéologique : face à l’incertitude d’un nouvel objet, le réformisme idéologique – plus rassurant et moins dénonciateur des pratiques précédentes – se projette et se traduit plus facilement en actes que le révolutionnarisme utopique.

Ce serait malgré tout une erreur de conclure sur l’efficacité de l’argumentaire néo-managérial en raison de cette seule stratégie de « modération ». Elle tient aussi – là encore – à la variabilité du web. Au point que l’on puisse formuler un principe de sociologie des usages complémentaire aux précédents : plus l’outil est polyvalent, plus il est idéologiquement adaptable.

Plus fondamentalement, à quelles conditions un support de médiation porte-t-il plus facilement une idéologie (de type libérale ici) ?

Premier élément : le faible coût – idéologique – d’ajustement à ce nouvel outil. Comme « média » caractérisé par une pratique et par un imaginaire plus individuel que collectif (surfer seul, discuter collectivement mais de chez soi, sur un temps désynchronisé), l’outil web s’ajuste plus facilement à l’idéologie des entreprises, notamment à l’injonction de segmenter de plus en plus sa communication pour cibler les besoins de chaque public.

Deuxième facteur : répondre à un besoin « incontestable ». Les pressions médiatiques et sociales sur la nécessité de plus d’authenticité et de transparence dans les relations procurent un atout indéniable à tout ce qui peut servir de caution sur ces thèmes.

Utile, facilement adaptable, nécessaire : le web réunit donc toutes les conditions pour porter un cadre idéologique extérieur, au moins libéral. Et si la porosité idéologique d’un outil de médiation est l’une des conditions de succès de ce nouvel outil, alors celle des sites Internet ne peut surprendre. Mais cette porosité va jusqu’à l’intégration de deux discours idéologiques différents. S’agit-il alors d’une simple superposition d’imaginaires idéologiquement déterminés comme il y a déjà superposition d’univers communicationnels par type de sites –univers de mode pour les sites de mode, de bricolage pour les sites de bricolage, etc. – (Poupard, 1996) ? Ou bien, le web instille-t-il une influence – idéologique – propre ?    

Un imaginaire tout aussi emblématique de l’impact de l’idéologie de la

communication dans le développement du web  

Faut-il parler de l’idéologie de la communication comme de l'idéologie du « média » Internet ? Une idéologie qui s’imposerait alors à tous les univers du web, univers d’entreprise compris ? Tout au moins au sens médiologique d’une propension à faciliter, voire accentuer, des évolutions sociales et des visions de l’homme dans la société. Quand se multiplient les incitations à utiliser les newsletters, les jeux pour promouvoir les opérations de mécénat ou de parrainage, faut-il l’attribuer au développement du discours sur l’interactivité porté par Internet ou bien à un discours opportuniste plus lié à une stratégie globale de fidélisation de la clientèle par les entreprises ?

Pour les partisans de l’idéologie de la communication, plusieurs raisons structurelles justifient son importation dans l’imaginaire du web d’entreprise : le caractère décentralisé du web, la participation facilitée au réseau, le contact à distance, des frontières géographiques et culturelles qui hypothétiquement tombent, la difficulté à imposer un lien hiérarchique[3].

Plusieurs points communs offrent des rapprochements possibles, à commencer par l’aspect « positif » de l’idéologie de l’un comme de l’autre. Ce qu’il y a d’étonnant dans l’idéologie technique d’Internet c’est qu’elle est toujours positive : télétravail, enseignement à distance, démocratie directe (Clément, 2003). Le constat est tout aussi valable pour l’idéologie pratique de la communication. Il l’est plus encore dans leur association. Pratiquement tous les usages d’Internet conformes à l’idéologie de la communication bénéficient d’une présentation positive : donner son avis, partager ses expériences, participer à la construction d’une connaissance collective. Deuxième rapprochement possible : l’un comme l’autre exploitent les atouts des argumentations techniques : (l’idée que la technique par elle-même conduit à imposer des modes d’organisation et induit des comportements sous-tend beaucoup de discours sur Internet) être transposable intégralement à l’idéologie pratique de la communication comme solution.

Perméables à toute idéologie mais plus particulièrement à une idéologie « positive », « pragmatique », « technique », à une idéologie favorable à l’autonomie et à la décentralisation des acteurs, les imaginaires des sites déploient sans concession les « valeurs de communication ». Et si le principal enseignement se trouvait là : aucune projection d’usages des sites ne pourra opérer d’importation idéologique sans modifications ou concessions. Plus Internet se développera de façon autonome et décentralisée, moins la construction d’un imaginaire des sites pourra ignorer cette chape idéologique là.   

Références bibliographiques

– Boltanski L. et Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, NRF, 1999, 843 p. 

– Breton P., L’utopie de la communication, Paris, La découverte, 2004, 2e éd., 171 p. 

– D’almeida N. et Andonova A., « La communication des organisations », dans Olivesi S. (coord.), Sciences de l’information et de la communication, PUG, Grenoble, 2006, p.129-143 

– Jost F., Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, 2004, 2e éd., 174 p. 

– Libaert T., Communication : la nouvelle donne, Paris, Village mondial, 2004, 177 p. 

– Magniant S. et Villalba B., « Mobilisations politiques et NTIC », dans L’Internet en politique, 1999, p.146-147. 

– Mallein P. et Toussaint Y., « L'intégration sociale des TIC : une sociologie des usages », Technologie de l'information et société, 1994, p.315-335. 

– Millerand F., « Usages des NTIC : les approches de la diffusion, de l’innovation et de l’appropriation », Composite (consulté sur http://www.coMMposite.org), 1999. 

– Neveu E., Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, 2000, 3e éd., 160 p. 

– Poupard J., « Écrits d’écran : du mélange des genres », Communication et langages, 2005, p.65-75 

– Taïeb E., « Persistance de la rumeur. Sociologie des rumeurs électroniques », Réseaux, n°106, 2001, p.230-271. 

– Tixier M., « Les entreprises sur l’Internet : rêve et réalité », Communications et langages, n°116, 1997, p.59-76. 

– Rosanvallon P., La contre-démocratie : La politique à l'âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, 345 p. 

– Weissberg J.-L., « Internet, un récit utopique », dans Balpe, J.-P. (coord.), Hypermédia, Paris, BPI, 1997, p.19-42 

– Zarka Y.-C., « Ce secret qui nous tient », Cités, n°26, 2006 (consulté sur http://www.doitdecité1.free).    

Annexe : corpus par date de publication

 

Manuels cités :

– Hussherr F.-X. et Rosanvallon J., e-communication, Dunod, 2001, 216 p. 

– Merlin F., Webcommunication. Business to business, Éditions d’organisation, 2001, 220 p. 

– Lemonnier N., Valoriser son site web, Éditions d'Organisation, Paris, 2002, 204 p. 

– Lointier P. et Rosé P., Le web de crise, Démos, 2004, 234 p.  

Articles cités :

– Baverel P., « Le gestionnaire de site Internet, sésame de la communication d’entreprise », Le monde, 30/10/1996. 

– Perez P., Enjeux – Les Echos n°152, 1999. 

Leitus C., « Les décideurs jugent Internet », Stratégies, 20/11/1999. 

– Bezard G., Interview : « 3 questions à… », Le Monde, 23/06/1999. 

– Gallois D., « Rompant avec la culture du secret, la Cogema décide de jouer la transparence », Le monde, 30/10/1999. 

– Garat J.-B., « Les sites d’entreprises prennent du poids », Stratégies, 19/01/2001. 

– Bathelot B., L’entreprise, juin 2002, p.110. 

– Bailly S., « Une petite imprimerie face à Internet », L’ordinateur individuel, 01/01/2002. 

– Leitus C., « Dessine-moi un site corporate », Stratégies, 20/11/2003. 

– Arnal P., « Pernod-Ricard.fr : site corporate axé sur la communication financière », Le journal du net, 17/06/2004. 

– Peyrel B., « La blogosphère se professionnalise », L’ordinateur individuel, 29/12/2005. 

Masson D., « Web corporate », Stratégies, 29 /06/2006. 

– Kervernn P., « La blogosphère rend indispensable la veille électronique », Interview Le journal du net, 9/11/2006. 

– Macé S., « Art de la croissance, redécouvrir le potentiel client », Les échos, 30/11/2006. 

– Quéruel N., « La communication de crise à l’heure des nouveaux médias », Le monde, 30/01/2007. 

– Topcom 2007, « Comment relever le défi de la confiance », 05/02/2007, étude Sofres accessible sur topcom.fr 

– Gonin J.-M., Hofstein C. et Michel O., « Ceux qui pèsent vraiment sur la confiance », Le Figaro magazine, 23 /03/2007.


[1] Bien que cela fasse néanmoins partie de l’argumentaire : « le blog est un lieu d'écoute du client, de ses récriminations, de ses suggestions ou de ses idées, et il est du devoir de l'entreprise de répondre rapidement, aimablement et de façon personnalisée (pas de lettre type) » rappelle comme une évidence un professeur de marketing (Les échos, 30/11/2006).

[2] Topcom : congrès de communication dans lequel clients, agences, prestataires se retrouvent deux fois par an.

[3] Voir les analyses de Weissberg (1997) et Neveu (2000).