Résumé : 

Le présent prétend interpeller sur la relation cognitive sociologie / société algérienne à travers une déconstruction / reconstruction des conditions d’émergence épistémologique de la connaissance scientifique de la société, en tant que catégorie et réalité sociale-historique, et des présuppositions pluridimensionnelles que celle-ci exige.    

Sociologie et société algérienneou les paradoxes d’une relation cognitive problématique  

Il n’est pas superfétatoire d’afficher d’emblée la nature problématique de la relation cognitive qui relie une discipline scientifique au caractère aussi affirmé que la sociologie à un objet de connaissance, la matrice spatio-temporelle algérienne, sur lequel on projetterait, sans aucune vigilance épistémologique, les catégories, les concepts et autres méthodes scientifiques qui furent le fruit d’une confrontation multidimensionnelle entre un objet de connaissance historiquement déterminé : la Société ; et une Raison sociale [1] dont la configuration est dominée par un mode de connaissance : la Science qui, dorénavant, structure l’ordre de la connaissance en le subdivisant en deux ordres :

1 – l’ordre de la connaissance scientifique qui se renforce, en sus des sciences de la nature qui s’approprient l’ordre naturel, par les sciences de la société qui s’approprient un objet nouveau : l’ordre sociétal.

2 – l’ordre de la connaissance idéologique : qui rassemble en son sein tous les modes de connaissances qui ne se soumettent pas dans le procès de production de leur discours cognitif au dictat de la méthode scientifique. 

La vigilance épistémologique est justifiée par la nécessité du recours à des critères discriminatoires, de nature socio-historique, politique, économique et cognitive pour distinguer les différents modes d’agrégation humaine tels que la horde primitive, la tribu, la communauté… de la société comme mode et ordre social particuliers déterminée par ses attributs : industrielle, capitaliste, agrégeant en son sein, sous l’autorité centralisatrice et monopolisatrice de l’État, une nouvelle entité historique : l’individu social. Elle permet aussi de repérer sa spécificité cognitive comme objet d’un mode de connaissance : la sociologie rendue possible par le même processus qui produit les présupposés idéologiques de la société industrielle capitaliste de liberté de pensée, de liberté d’expression et de liberté de mouvement. Somme de libertés qui génèrent dans le même processus logico-historique, et qui en sont le produit dialectique, les présupposés du mode de production capitaliste d’universalisation du marché et de la marchandise, de libération du travail et de la force de travail de toutes les entraves qui la gelaient spatialement et temporellement. L’ensemble de ces présupposés se cristallise dans l’individu réifié dans un rapport social où la marchandise et le marché s’inscrivent et s’imposent comme médiateurs universels des relations sociales : de consommation, de production et de reproduction. 

Aussi est-il nécessaire d’interpeller le rapport sociologie / matrice spatio-temporelle algérienne à partir de lieux présupposés acquis, non sujets à questionnement et utilisés dans les énoncés de la pratique sociologique en Algérie comme des données quasi naturelles qui trouvent leurs justifications dans cette même pratique ; c'est-à-dire questionner l’objet Société algérienne, dans ses attributs de société telle qu’est sociologiquement définie la société.   

Les paradoxes cognitifs du rapport Sociologie – Société  

Beaucoup de chercheurs, ayant pratiqué le terrain algérien, notamment rural avec ses différentes facettes, expriment leurs doutes quant à la capacité des chercheurs et enseignants à apporter des réponses à ses problèmes. F. Colonna (1987, p.21) affirme même, dans un essai sur la paysannerie algérienne, que « tout au plus ceux-ci peuvent-ils aider à formuler des questions ».

Bien souvent, sont mis en exergue dans cette préoccupation les difficultés liées au terrain en termes d’insuffisance d’études monographiques, de données statistiques, etc. Par contre, les problèmes inhérents à la communication avec les populations concernées par l’étude, du fait du black out auquel sont soumises les langues vernaculaires, sont peu valorisés. Ce dernier fait est suffisamment important dans ses conséquences pour être signalé comme obstacle cognitif dont la permanence au niveau de la matrice spatio-temporelle algérienne traverse toute son histoire. Les langues locales qui dominèrent à un moment ou un autre eurent toujours à négocier leur place de langues dominées en partant du berbère sous ses différentes manifestations avec le latin puis l’arabe et le turc ; puis l’arabe face au turc et au français et enfin le berbère et l’arabe dialectal, sous ses différentes manifestations régionales, avec l’arabe littéraire moyen-oriental et le français.

Son effet essentiel se traduit par l’absence d’une plate forme communicationnelle commune et rationnelle : c’est-à-dire soumise dans son fonctionnement concret à une mise en adéquation de ses termes et de leurs référents, notamment symboliques. Au contraire, celle mise à disposition, par l’Histoire et la matrice spatio-temporelle, parasite non seulement la communication scientifique mais aussi sociale dans la mesure où elle meuble l’imaginaire social d’éléments disparates antagoniques et souvent conflictuels dont les conséquences sur la délimitation et la définition de l’objet, objet du discours, scientifique ou autre, sont tragiques. Et ce dans la mesure où, au lieu de mettre à la disposition des différents agents sociaux un capital commun de référents cognitifs en terme d’images, de mythes, de symboles, les langues, qui se disputent l’espace et les pratiques sociales, parcellisent la symbolique sociale et ses configurations matérielles. La réalité sociale devient inintelligible et les discours qui la prennent en charge ne font que participer à son obscurcissement et son voilement.

Ce problème, qui traverse l’histoire du Maghreb en général, a connu une amplification inégalée avec la colonisation de l’Algérie. Il n’est qu’à se remémorer tout le débat sur la nature des modes de productions en action durant les périodes précoloniale, coloniale et post-indépendance ; le statut de la terre, la nature de la propriété et les différentes qualifications qu’elle dut supporter durant toute la deuxième moitié du XIXe siècle ,tout le long du XXe siècle et encore aujourd’hui. On y repéra des formes et expressions de la communauté agraire, de paysannerie, de propriété parcellaire, de propriété tribale… quand le rapport social fondamental à la terre n’inscrivait ni l’appropriation collective ni individuelle de celle-ci parmi les conditions nécessaires à son exploitation et à son utilisation, soumise aux rapports de force entre les tribus, agro-pastorales et nomades, qu’elles traduisaient par une organisation de la répartition et de l’utilisation de l’espace plus ou moins stable. 

La possibilité de questionner l’objet, en tant qu’il est objet de connaissance, est conditionnée pour sa réalisation scientifique, par une mise à plat, préalable, des présupposés épistémologiques de la configuration cognitive instrumentée dans cette opération. Or cette démarche est fort peu sollicitée, pour ne pas dire point du tout, du fait même de la structure du rapport de force cognitif qui la domine, à dominante acritique et qui n’inscrit pas le questionnement de la réalité sociale parmi ses attendus et objectif : elle est un donné naturel. Ce faisant, cette absence s’institue dans le procès de production des connaissances comme obstacle épistémologique à la production de la connaissance scientifique. Elle est aussi perçue comme inutile et non nécessaire car la confrontation, continue avec l’objet (ou les objets) de recherche, aboutirait à confirmer l’inanité des instruments cognitifs, théories, méthodes et disciplines scientifiques mises en œuvre pour leur appropriation scientifique. Le sujet épistémique (celui qui cherche à connaître) encourt le risque de voir remis en cause le statut social lié à l’emploi de ses instruments et la reconnaissance sociale qui lui est afférente. Ce procès cognitif surajoute, en dernier lieu, de la méconnaissance au capital, du même ordre, existant.

Cette position ne procède d’aucune forme de nihilisme qui traduirait les difficultés inhérentes à la confrontation avec l’objet de connaissance ou une forme de désespérance quant à la possibilité de le connaître scientifiquement. Au contraire elle laisse entrevoir les conditions cognitives à mettre en place, les présupposés épistémologiques à mettre en exergue et la configuration sociale-historique que celles-ci exigent et qui ne sont pas nécessairement disponibles ni présentes dans la configuration sociale algérienne. 

La première, qui historiquement s’est imposée dans la matrice spatio-temporelle occidentale est matérialisée par la séparation / rupture entre l’ordre de la connaissance scientifique et l’ordre de la connaissance non scientifique, sans que cette séparation ne recoupe l’ancienne coupure sacré / profane, licite / illicite ; mais plutôt celle que la modernité a institué, une fois cette dernière, scientifique / non scientifique, intériorisée socialement comme ségrégation / rupture entre la science et l’idéologie. La science est soumise à un protocole de production déterminé par la confrontation entre un objet de connaissance et un sujet épistémique, médiatisée et prise en charge dans sa concrétisation par une méthode scientifique.

Le présupposé épistémologique qui fonde cette mise en relation tient dans le postulat cognitif que la vérité de l’objet de connaissance lui est immanente et que la tâche du sujet épistémique – c'est-à-dire de l’agent qui a la charge d’atteindre cette vérité objective, en tant qu’elle est propre à l’objet de recherche, de l’extraire et de la révéler – est de produire et d’adapter les méthodes, moyens et techniques de recherche appropriés à cette fin. Il a la tâche aussi de les objectiver dans un discours cognitif qui autorise leur réutilisation et permet d’aboutir aux mêmes résultats obtenus par ce faire. Ceux-ci constituent ce qui se définit comme connaissance scientifique. La conséquence historique de l’aboutissement de cette objectivation des conditions de production de la connaissance scientifique par la mise en relation objective, c'est-à-dire par le recours à la médiation objectivée de la méthode, d’un sujet et d’un objet de connaissance, est la monopolisation de l’attribut scientifique par les seules disciplines cognitives qui se soumettent à ce protocole triangulaire et se regroupent sous l’ordre de la connaissance scientifique : 

Sujet de connaissance à Méthode de connaissance à Objet de connaissance           

scientifique                          scientifique                           scientifique 

Les termes sont objectifs en ce qu’ils sont repérables, observables, quantifiables, appréciables qualitativement et rendus tels par des procédures d’objectivation. Tout autre mode de connaissance qui ne reconnaît pas, ne se soumet pas à ce protocole discriminatoire sera dit non scientifique. Ainsi en est-il de la connaissance religieuse, populaire, mystique, magique… qui, d’une manière ou d’une autre, transgresse ou occulte ces règles de production de la connaissance scientifique. La connaissance religieuse fonde l’autorité de sa vérité sur la puissance transcendantale qui la révèle et la transmet et, à l’opposé de la vérité scientifique, n’est pas produite mais transcende son objet duquel elle reste indépendante. L’autorité qui produit la révélation et l’objet de celle-ci ne sont, en aucune manière, susceptibles du jugement critique de la Raison dans la mesure où toute non correspondance entre l’objet et son explication n’est significative que des limites et faiblesses de la raison humaine à les saisir dans leur plénitude (l’objet de la révélation et son explication). 

Le procès historique de production de l’Occident trouve cette ségrégation et séparation entre ordre de la connaissance scientifique et ordre de la connaissance non scientifique dite idéologique, à son fondement. Plus que la révolution industrielle, plus que le capitalisme, qui en sont la conséquence sociale-historique logique et objective comme expression de la maturation des potentialités dont est porteur tout agrégat humain, c’est cette rupture avec la connaissance non produite mais transmise et/ou révélée selon des processus et des procédures, non connaissables, non maîtrisables et non généralisables, qui est à la base de la singularisation de l’Occident par rapport au reste du monde et particulièrement au monde arabo-musulman. Alors que ce dernier possédait les potentialités qui auraient pu « l’occidentaliser », c’est-à-dire produire les attributs qui créeront l’Occident historique enclenché par cette séparation, il ne peut faire le saut / rupture nécessaire à cette métamorphose : le passage de la communauté, prédéterminée dans son fonctionnement et son évolution par une force et une puissance métaphysique et/ou méta sociale, à la société qui se produit et reproduit les conditions de sa continuité et de sa perpétuation historique. Une société qui s’appuie sur la raison connaissante, scientifique et l’instrumente pour objectiver et rationaliser son rapport à elle-même et à l’univers. Dans ce processus, le développement des sciences de la nature et leurs différentes applications sociales, artistiques, agricoles, manufacturières et enfin industrielles ont joué un rôle essentiel dans l’autonomisation de la raison scientifique dans la pensée sociale au sein de laquelle elle se surajoute dans un rapport antagonique, souvent conflictuel (Galilée, Copernic, Descartes, Spinoza…) puis rééquilibre le rapport de force en son sein grâce à l’effet dialectique des différentes transformations que connaît la société capitaliste et industrielle en voie de constitution.  

La révolution industrielle, en tant qu’application sociale des produits de la connaissance scientifique de la nature, ouvre, dans le même processus, un champ nouveau à la pensée sociale : celui de la production sociale. Jusqu’alors l’humanité n’avait fait qu’exploiter les processus biologiques et naturels dont le travail et la production agricole sont la parfaite expression : l’homme se limite à réunir les conditions nécessaires à ce processus. Sa non connaissance et sa non maîtrise des processus à l’œuvre est à l’origine de la confusion entre conditions naturelles (semences, terre, eau…) et conditions surnaturelles et métaphysiques ; d’où le recours continu aux forces naturelles, dans le cadre du paganisme, et supranaturelles, dans le cadre des religions monothéistes, pour en assurer la réussite et la pérennité par sa soumission socialisée dans des rapports communautaires articulés à des rapports sociaux fondés sur l’unité ethnique et/ou religieuse. Dorénavant, les conditions de leur dépassement et du mode d’agrégation sociale qui leur est corollaire émergent et s’épanouissent. La société, comme expression de la sociation, vocable proposée par M. Weber pour désigner un ensemble de relations sociales « dont l’activité sociale se fonde sur un compromis d’intérêts motivés rationnellement ou sur une coordination d’intérêts motivés de la même manière », se met en place ; et cela en lieu et place de la communauté, fondée sur la communalisation c'est-à-dire « un ensemble de relations sociales dont l’activité sociale se fonde sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) d’appartenir à une même communauté » (Weber, 1995, p.78).

La rationalisation des relations sociales et des conditions d’agrégation sociale est corollaire à différents processus sociétaux dont le plus important est celui de l’accumulation primitive du capital qui – associée à la pré-condition historique et politique d’émergence de l’État absolutiste monarchique lequel réalise les deux conditions nécessaires à la pérennisation de l’État que sont les monopoles de la violence et de la levée des impôts – va mettre en place tous les termes et attributs de la première forme historique de société : la société capitaliste industrielle. L’individu universel, le marché universel et les différentes libertés toutes aussi universelles de conviction, de pensée, d’expression et de mouvement s’imposent socialement comme conséquences du processus de désagrégation des formes d’existence sociale antérieures portées à leurs extrêmes conséquences par les deux processus, signalés plus haut. Cette qualité universelle, des catégories sociales et cognitives mises en place dans le procès de production de la société capitaliste, est l’expression de la réification des rapports sociaux et de toutes les pratiques sociales dans lesquels elle se matérialise et qui sont dorénavant des rapports entre choses objectivées, désenchantées car rationalisées et délimitées dans le temps et l’espace, donc parfaitement connaissables. Leur universalité et leur réification / chosification les rendent éligibles à la connaissance et permettent leur appropriation par la raison scientifique et la pensée sociale. 

Les conditions d’émergence et d’épanouissement de la science sociale, qui prend pour objet la société des individus, sont en place. Dorénavant aucune autorité métaphysique ou méta-sociale n’intervient pour fixer l’ordre social. L’ordre social ne repose plus sur la loi divine.  

Les deux solutions apportées contradictoirement à l’ordre divin et la proto-société qui en fut longtemps le support : l’État d’un coté, comme réponse politique et de l’autre le marché, comme réponse économique, vont prendre en charge l’Être social et son devenir à travers l’institution du social et sa régulation. Cet être est la société capitaliste.  

« Ce n’est pas un hasard si l’avènement de la science (sociale et aussi naturelle) au sens moderne du terme est contemporain à l’avènement du capitalisme. Si le savant peut objectiver les phénomènes sociaux, c’est que, dans une certaine mesure, ceux-ci sont ses complices ; les rapports sociaux sont réifiés ou chosifiés » (Latouche, 1984, p.59).  

Et c’est cette condition qui permet de les objectiver, au sens Kantien du terme, c'est-à-dire de les considérer comme existant de manière indépendante de la volonté et du caprice de chacun, et de les « poser comme étant extérieurs au sujet épistémique » (Latouche, 1984, p.60). Car le Capital s’impose comme rapport social (Bihr, 2001, p.55 sqq).  

Le postulat de l’identité, métaphysique, de l’humanité et de l’individu, est à la base de cette identité postulée entre la société capitaliste – qui est une configuration sociale-historique où la réification des relations sociales des individus et leur chosification sociale est assurée par l’universalisation du marché, à travers le règne de ces trois composantes fondamentales que sont la marchandise, l’argent et la valeur d’échange – et les autres configurations sociales, non capitalistes désignées comme société. Ce glissement est lourd de conséquences. Il autorise et légitime l’emploi de disciplines, dialectiquement liées à leur objet qu’est la société capitaliste et seulement elle, pour aborder des objets, sociaux, certes, mais non sociétaux car n’appartenant pas à une configuration de type sociétal.

Il est justifié de limiter l’usage du substantif « société » et de l’attribut « sociétal » à la seule configuration sociale capitaliste. Les autres configurations sont sociales en tant qu’elles sont l’expression de relations sociales produites par un sujet de type communautaire, tribal, familiale où la personne humaine, l’agent social, ethnique ou religieux, n’est pas individualisé autonomisé par la chosification / réification à laquelle conduit le capital en tant que rapport social dans la société capitaliste. C’est le groupe, communauté ethnique et/ou religieuse qui détermine et acte la personne qui n’a aucune forme d’existence ni de pertinence cognitive en dehors de ce lien d’appartenance que le lien nodal de définition et de caractérisation du groupe ainsi désigné :  

lien religieux et/ou ethnique = communauté religieuse et/ou ethnique. 

La société comme objet sociologique  

La reconnaissance de la société comme objet de connaissance de la sociologie est l’objet d’un consensus qui transcende les divergences méthodologiques d’approche holiste et individualiste et idéologiques accordées à l’ordre ou à sa révolution. Nonobstant cette unanimité, il est pertinent de s’interroger sur la nature de la société qui est objet de la sociologie. Quelle société ? C’est la société qui agrège en son sein la somme des individus qui la composent et desquels elle diffère.  

Cet énoncé, à l’apparence neutre, consensuel, n’est pas sans conséquences cognitives quand il est transposé hors de l’espace social-historique qui l’a généré, à savoir l’espace capitaliste-industriel occidental. En effet, l’usage immodéré qui est fait de la notion de société fonde la confusion à l’origine de sa transposition et généralisation à des espaces spatio-temporels socio-économiques et politico-culturels différents, pour designer des configurations sociales, résultantes d’évolution socio-historique particulière, où les catégories sociales, politiques et cognitives ont leur identité épistémologique propre et qu’il s’agit d’interroger et d’interpréter scientifiquement. Elle est aussi à l’origine de la transposition mécanique du mode de connaissance qui la prend et la désigne comme objet propre de connaissance : la sociologie. Or les sociétés non occidentales sont-elles capitalistes ? Sont-elles industrielles ? Justifient-elles des attributs qui caractérisent la société ? Les agrégats humains qui la composent rassemblent-ils des individus produits historiques de la désagrégation, prise en charge par le procès d’accumulation primitive du capital, des structures sociales dans lesquelles se matérialisait la configuration socio-historique de la personne ? Horde, tribu, communauté villageoise, communauté religieuse, société féodale, etc. On ne peut faire l’économie de ces interrogations car cela reviendrait à rejeter l’historicité de toute configuration sociale, à privilégier le caractère anhistorique des formes de communauté humaine et à postuler l’univocité et de l’espace social-historique et de son évolution. Cela justifierait, certes, l’usage immodéré des sciences sociales et surtout le recours à une sociologie émasculée par les conditions même de son utilisation. Mais elle s’érigera aussi comme obstacle épistémologique à la connaissance de la réalité sociale qu’elle prétend éclairer. Et ce au fur et à mesure de son appropriation, idéologique, de son objet de connaissance, qu’elle a déjà obscurci dans le procès même de son appropriation et dans sa désignation et par la projection sur lui d’attributs fantasmatiques. Ainsi verra-t-elle, cette sociologie, une culture d’entreprise là où se manifestent les résidus d’une culture tribale ; l’émergence d’une paysannerie individualiste là où se développe une appropriation urbaine de l’espace rural par des citadins absentéistes, et où persiste une appropriation collective familiale ou tribale sous le masque de l’indivision ; un procès d’industrialisation dans une économie où la notion de rationalité économique trouve des difficultés à s’imposer au milieu d’une pensée sociale dominée par un fatalisme qu’aucune révolution agricole n’est venue restructurer par la stabilisation du produit agricole, fruit d’une connaissance scientifique des processus biologiques organisant dame nature ; à voir dans des excroissances sociales sur le plan comportemental, des signes de refondation culturelle vers une assimilation du sens social de la modernité…

Cette modernité, qui est une condition historique d’émergence de la société, organise la restructuration du rapport de force cognitif, au profit de la domination de la pensée scientifique. Cette opération est prise en charge historiquement par l’État capitaliste qui réorganise la structure cognitive de la société au travers de multiples opérations telles que la généralisation de l’enseignement scientifique par le biais de la structure scolaire, le développement de l’appareil statistique de recensement des données socio-économiques et démographiques, etc. Par ce faire, il favorise, en corrélation avec la métamorphose multidimensionnelle que subit la société, l’émergence de la société comme objet de connaissance et les conditions de son appropriation intellectuelle scientifique, et non plus idéologique, puisque la société y apparaît comme le produit socio-historique de l’activité humaine et sociale.   

L’individu comme objet sociologique  

La catégorie sociologique d’individu social postule aussi son historicité comme produit social du même processus qui propulse la société capitaliste comme matrice des relations humaines : le procès d’accumulation primitive du capital. C’est ce procès, par la désagrégation des formes précapitalistes d’agrégation sociale, qui propulse sur le devant de la scène sociale cette nouvelle entité socio-historique qu’est l’individu social, structure basique de la nouvelle organisation sociale qu’est la société. Les attributs sociétaux, qui le déterminent et le qualifient, sont ceux là même que présuppose la domination du capital en tant que rapport social : universalisation du marché et de la marchandise, généralisation de la forme marchande et des rapports marchands, libération de la force de travail de toute entrave à son exploitation dans le procès de production capitaliste industriel et généralisation des libertés formelles d’expression, de pensée et de mouvement qui favorisent, au niveau de la pensée sociale, l’hégémonie de la raison scientifique aux dépens des autres formes historiques de raison, religieuse, magique, populaire, désormais dépassées et n’ayant plus droit de cité dans la gestion de la cité.

La connaissance scientifique devient un élément du fonctionnement social, qui ne se limite plus aux applications productives économiques dans l’agriculture et l’industrie mais se soumet au nouvel objet de connaissance qu’est la société des individus : elle participe au procès de production des conditions de reproduction de son objet.

L’individu, défini et déterminé par la division sociale du travail qui le distribue socialement en fonction de son savoir-faire technique et du savoir-être qui lui est corollaire, se manifeste sous des figures sociales spécifiques à l’organisation sociétale capitaliste : ouvrier prolétaire, bourgeois, capitaliste industriel, paysan, propriétaire foncier… Il n’est plus une entité universelle unifiée sous une catégorie ethnique, religieuse, mais une entité objective définie et déterminée par la distribution sociale de la division sociale et technique du travail.

La sociologie, comme mode de connaissance objective de cette distribution et de ses effets, est née.  

La matrice spatio-temporelle algérienne est-elle objet de connaissance sociologique ?  

La pertinence de ce questionnement sociologique tient à la nécessité de produire de manière objective les facteurs de ségrégation qui distinguent une société d’une structure sociale en voie de sociétisation, c'est-à-dire qui voit se mettre en place, d’une manière plus ou moins altérée, plus ou moins mature, les éléments constitutifs d’une société sur la base de la désagrégation des éléments pré-sociétaux tels que l’appartenance tribale, et surtout par le renforcement de l’État dans son contrôle de l’espace social sous sa domination et par la monopolisation, à son profit, de l’exercice de la violence et du recueil des impôts. Á un autre niveau il s’agit de ne point occulter les obstacles à la maturation du processus d’individualisation de la personne et qui ne se limitent pas, loin s’en faut, aux seules conditions objectives d’existence mais subissent les effets néfastes de conceptions du monde qui obstruent les voies de sortie du sous-développement et dont la principale victime reste la femme. 

Interroger la capacité sociologique de la matrice spatio-temporelle c’est aussi interroger les possibilités d’objectivation du rapport à l’objet de connaissance par la disponibilité ou non de données statistiques. Cet aspect est fondamental. Il détermine la capacité objective du sujet de connaissance à objectiver son rapport à son objet de connaissance et à le dépouiller de tous les oripeaux idéologiques qui non seulement obscurcissent son observation et analyse mais aussi sédimentent négativement la raison sociale, par la méconnaissance scientifique qu’elle perpétue. Repérer et qualifier objectivement, c'est postuler l’immanence de la vérité de l’objet par un questionnement systématique de tous les concepts et catégories sociologiques dans leur capacité à rendre compte de la réalité et par là même à se l’approprier scientifiquement. Cela dépend aussi de la capacité du sujet à réaliser et prendre en charge les ruptures épistémologiques que nécessite ce questionnement. Cette capacité est le produit de déterminations historiques et sociales qui fixent le champ de possibilités auxquelles peut, ou ne peut pas, accéder une configuration sociale donnée. Á moins d’un acte rationnel qui, par le désenchantement du monde qu’il présuppose, ouvre la voie aux potentialités que la raison moderne permet d’entrevoir.  

La matrice spatio-temporelle est une configuration théorique de l'espace social, perçu comme la matérialisation des rapports de forces multidimensionnels, non seulement économiques mais aussi politiques, culturels sans que l'adéquation des niveaux ne soit toujours assurée ou l'identité des formes sociales réalisée. C'est-à-dire qu'à un État bourgeois peut correspondre une base économique où persistent des formes non ou pré-capitalistes de production, sans qu'elles ne soient seulement des survivances. Elles peuvent exprimer la combinaison qu'impose et produit le rapport de force social dominant pour la période prise en considération. En l'occurrence le cas français, au XIXe siècle d'une bourgeoisie politiquement en avance sur sa structure économique, constitue un cas d'école (Bouhroum, 2006). 

Le cas algérien, en l’occurrence, constitue, aussi, un cas d’espèce ; Voila une configuration sociale produit d’un long processus de dislocation de communautés agro-pastorales et nomades qui réalisent leur unité et fondent le lien social sur la commune appartenance religieuse à l’islam, qui se trouve prise en charge par un État dont les fondements identitaires dépassent les limites géographiques et politiques pour la constitution desquels il a usé de violence anticoloniale. Ce faisant il renouvelle, à ses dépens, le piège dans lequel s’est enferrée la colonisation, de ne pouvoir rationaliser son rapport à la colonie et à ses habitants qui, rejetés au nom de la civilisation, s’arc-bouteront sur le lien qu’aucune rationalité ne peut s’approprier ni dissoudre : le lien religieux et ethnique. L’État algérien, du fait même qu’il n’est pas l’émanation du passage du religieux au politique, produit du procès du désenchantement du monde et de sa rationalisation, voire même perçu comme un butin, ne peut saisir la nécessité de se fonder sur des catégories rationnelles : il n’est pas le produit d’une mise en marche de la rationalité.  

La configuration sociale-historique algérienne : l’échec du procès de sociétisation  

La configuration se définit : 

« comme une formation de taille variable (les joueurs d’une partie de cartes, la société d’un café, une classe scolaire, un village, une ville, une nation) où les individus sont liés les uns aux autres par un mode spécifique de dépendance réciproque et dont la reproduction suppose un équilibre mobile de tension » (Cahier, 2006).  

Élias (1983, p.157) recourt à l’exemple des joueurs de cartes pour préciser sa pensée :  

« Quatre hommes assis autour d’une table pour jouer aux cartes forment une configuration. Leurs actes sont interdépendants ». 

L’emploi, analytique, de cette notion dans cette étude, se distingue de l’usage proposé par Élias du fait de l’absence d’une plateforme communicationnelle qui assurerait l’interdépendance des acteurs du jeu et l’intercommunication entre eux.

En effet, dans la configuration proposée par la matrice spatio-temporelle coloniale, l’interdépendance des acteurs est illusoire. Elle est perçue seulement par le regard occidental qui se conçoit comme un acteur actant la réalité, coloniale et la soumettant à sa rationalité. Le colonisé ne se conçoit pas comme acteur mais comme instrument d’une puissance omnisciente et omnipotente. Et cela a des conséquences sur le fonctionnement médiat et immédiat de la matrice spatio-temporelle. Les parties en « jeu » ne fonctionnent pas sur le même registre et ne recourent pas à la même rationalité. Les un jouent le jeu, dans la partie. Les autres, colonisés, sont en rupture avec le jeu, et ne se conçoivent pas comme producteurs de jeu, ni partenaires du jeu. Néanmoins, ils actent une réalité, et par leur rupture, participent à la configuration d’une matrice spatio-temporelle où les tensions s’entrechoquent et se confrontent notamment, en sus de la pratique, au niveau de l’imaginaire. Là où la colonisation voit propriété privée, le colonisé ne voit qu’une parcelle de la possession tribale. Mais celle-ci, dont l’usufruit est historiquement soumis à un rapport de force intertribal, se trouve spoliée par une entité extérieure au jeu historiquement dominant et établi. La partie en jeu est figurée par la mise en contact de deux jeux aux logiques de fonctionnement différentes et qui font appel à des stratégies mises en œuvre par des joueurs issus de configurations historiques que, par souci de simplification temporaire, nous appellerons, l’une capitaliste et l’autre non capitaliste et qui se trouvent configurés dans une nouvelle configuration que nous désigneront sous la catégorie de matrice spatio-temporelle coloniale.

Le regard porté sur cette matrice est déterminant, selon qu’il intègre et utilise l’imaginaire cognitif occidental, dont les sciences sociales sont partie prenantes et qui se fondent sur un certain nombre de postulats dont celui de la société ensemble d’individus ou recourt à celui du colonisé qui reste à ce jour à déblayer car la posture intellectuelle dominante, même quand elle s’appuie sur lui ou cherche à la valoriser par sa reconnaissance et la reconnaissance de sa différence et de sa particularité, l’interprète selon les normes et les catégories de l’imaginaire cognitif occidental et, par là, leur prête des contenus qui ne sont nullement les siens. 

La matrice spatio-temporelle fondée sur un équilibre instable de mise en rapport de deux logiques sociales différentielles, la logique capitaliste dont le vecteur logico-historique est l’accumulation primitive du capital, qui produit tous les attributs de la formation capitaliste, et la logique sociale tribale portée par la communauté religieuse.

La logique de mise en rapport, est une logique coloniale, qui va se substituer aux deux logiques, signalées précédemment, pour imposer ses anachronismes. La rupture de l’Indépendance n’en tarira point les sources. La configuration sociale colonisée, puis indépendante, va se structurer sur la base des contradictions générées par cette mise en rapport et dont la plus manifeste sera celle configurée par l’antagonisme entre culture et structure. Les structures sociales sont alors en porte à faux avec la culture dominante et dominée :

1) La configuration sociale traditionnelle est dans un rapport antagonique déclarée avec la modernité et donc avec les présupposés constitutifs de la société ;

2) La configuration sociale moderne, portée par la nouvelle division sociale du travail, mise en place par le procès du développement socio-économique, est pervertie par les modes de pensée dominants investis par la logique communautaire et religieuse.  

Notre mode de pensée, intellectuelle notamment, nos moyens linguistiques sont ainsi faits, car ainsi acquis qu’il est difficile, voire impossible de concevoir notre rapport à l’entité dans laquelle nous vivons, à l’ensemble qui nous inclut en dehors du rapport individu-société. Aussi ce rapport n’est-il point interrogé alors même qu’il est une fiction, une élucubration : suis-je un individu, c'est-à-dire libéré de tout sentiment d’appartenance religieuse, ethnique, sociale ? Est-ce que je me définis socialement, dans ma pratique sociale, à partir de ma position sociale dans la division technique du travail ou fais-je référence aux déterminations de la solidarité mécanique, la Assabiya tribale ?             

Le premier obstacle est énoncé par l’exigence d’homogénéité que dicte la conception religieuse de la communauté qui rejette l’hétérogénéité propre à toute société moderne. Les facteurs et critères de différenciation sociale sont exposés au profit de la valorisation de l’égalité par la Taqwa, la puissance de la croyance en Dieu, qui distingue le croyant du non-croyant. La prégnance de la structure religieuse, historiquement constituée, s’appuie sur une profondeur historique et une omniprésence sociale qui ne peut être dédaignée. Quand l’État algérien promulgue la révolution agraire (1971), plus qu’à toute autre réaction sociale, il bute contre la structure religieuse qui déclare tout le processus de restructuration du rapport de forces sociopolitiques et économiques, illicites et blasphématoires. La restitution des terres agricoles nationalisées, avec la Loi d’orientation foncière de 1990, est à lire à travers ce rétablissement des valeurs et catégories religieuses et de mise en adéquation du processus social avec les processus cognitifs par évacuation des éléments contradictoires avec la pensée sociale historique, d’essence religieuse.

L’hétérogénéité sociale, fixée par les ressources financières, les métiers, les modes de vie, est factice et temporaire. Ne perdure que l’homogénéité éternelle des croyants d’autant plus accessible que le dépouillement ici-bas est accentué. En effet l’excès de biens est un facteur attentatoire à la préservation du statut de croyant dans la mesure où s’accroît la tentation de jouir des biens terrestres et d’oublier ses obligations pour l’au-delà. Le caractère social et collectif des inégalités sociales, observables, est opposé à l’égalité universelle des croyants. Car si dans la société moderne il ne semble pas démontré que chaque membre ait conscience d’appartenir à un groupe nettement défini, interne à la société globale (Aron, 1988, p.13), dans les configurations sociales antérieures, par contre, c’est la conscience d’appartenir à un groupe, appartenance essentiellement religieuse, et accessoirement ethnique, qui définit le groupe et ses composants qui sont tels car ne pouvant aspirer à aucune forme d’existence autonome en dehors de ce lien substantiel. Et là le Khammès constitue une figure exemplaire, par sa marginalité dans le fonctionnement social du groupe : tribu, confédération de tribus.

La mise en œuvre d’une recherche ne peut faire l’économie de son intellection sociale, c'est-à-dire de la configuration des modes de pensée, sociaux, idéologiques et scientifiques, des paradigmes dominants ainsi que le rapport de force qui les relie. La question du type de société en voie de constitution s’est toujours arrêtée à qualifier l’objectif à attendre, mais jamais ne s’est interrogé sur le type de processus qui configure la société. Ce problème occulté par la sociologie algérienne, victime qu’elle est de l’hétéronomie des catégories conceptuelles et des référents théoriques qu’elle utilise. 

La fonction de dévoilement de la sociologie est-elle transhistorique ?  

« La sociologie peut révéler qu’une certaine organisation de la vie sociale, léguée par des siècles, est vouée à disparaître, faute d’adaptation aux exigences économiques ou intellectuelles » (Aron, 1988, p.20).  

Cette fonction fondatrice de la sociologie est à l’origine d’un certain nombre de méprises quand, bien sûr, elle n’est pas escamotée sur le lit des compromissions qui n’accordent à la science que la tâche de décrire ce qui est. L’historicité de tout processus social n’est alors reconnue que pour être le support de desiderata métaphysiques.

Cette fonction de dévoilement, propre à la sociologie et notamment à l’interpellation sociologique, démasque ce que le fonctionnement social, notamment au niveau des formes pré-sociétales d’existence, s’ingénie à occulter par mythification et mystification des processus naturels et sociaux. Cette fonction est mise à mal doublement par la structure du rapport de force cognitif et par la structure sociale qui détermine ce rapport de force.

R. Aron affirme, dans son analyse des rapports entre société et sociologie, que cette dernière pouvait être « destructrice pour la société dont elle était ou prétendait être la connaissance » et « qu’elle pouvait contribuer au renforcement ou à l’affaiblissement du régime en place » (Aron, 1988, p.13). Ce faisant il s’inscrit, par ses propositions dans une hypothèse où la société et la structure sociale de la pensée cognitive a tranché de manière définitive et résolue le statut de la science et de la connaissance scientifique dans le processus de production des connaissances. Celui-ci est articulé et déterminé par la science et les protocoles de production de la connaissance qui lui sont afférents ; acquis historique de la matrice spatio-temporelle occidentale auquel a concouru une multitude de processus dont le plus important est le procès de l’accumulation primitive du capital qui restructure la société autour de la catégorie de reproduction sociale. La société étant désormais un produit historique de l’activité sociale, il est possible, dorénavant, d’assurer sa pérennité en produisant les conditions et facteurs de sa reproduction continue et élargie, et ce, par l’intégration de la science dans le procès de fonctionnement de la société et fondamentalement dans le procès de production. La science s’approprie la conscience de la société et la restructure en fonction de ses attendus. 

Le statut de la science change : d’instrument de domination sociale, que les élites traditionnelles accumulaient et « thésaurisaient » pour l’instrumenter dans le procès de domination sociale, il se socialise.

La première dimension est particulièrement visible dans nos sociétés arabo-musulmanes où le statut de savant (alem) est reconnu à une élite dont le seul mérite tient à son appropriation privative de la connaissance religieuse et de sa capacité à y puiser une argumentation appropriée et adaptée aux angoisses et interrogations du présent. Le pouvoir des élites traditionnelles procède du même processus. 

Dans la société occidentale, la science se socialise et devient particulièrement et prioritairement un instrument de domination et de soumission de la nature aux besoins de la société. Elle devient un facteur de production de la société et de sa reproduction qui est dorénavant prise en charge par la société elle-même et non dévolue à des entités métaphysiques ou métasociales. Se produit conséquemment à cette socialisation de la science et de la connaissance scientifique un rééquilibrage du rapport de force cognitif au profit de leur domination exclusive ; elle sera accélérée par la généralisation de l’école sous la pressions de la division sociale et technique du travail qui nécessite la mise en place des moyens et instruments et de répartition sociale des produits de la science. 

Un deuxième niveau de cette restructuration se manifeste par le biais de l’articulation de la société autour de la division sociale du travail et son corollaire, la division technique du travail, qui structure la société et devient, ainsi, l’instrument de ventilation des agents sociaux. Elle est aussi le facteur déterminant de leur autonomisation, par leur différenciation technique et sociale, et de leur individuation.

Ce procès social accentue la restructuration sociale et contribue historiquement, dans la matrice spatio-temporelle occidentale, à la dissolution des structures sociales pré-sociétales telles que tribu, clan, communauté. Il assure la déliquescence surtout de tous les liens personnalisés qui immobilisent la personne dans un cadre social donné. 

L’émergence historique de l’individu est concomitante à la structure sociale qui le définit et avec lequel elle se définit : la société. L’un et l’autre sont d’apparition récente dans l’histoire. Aussi l’historicité de l’individu implique-t-elle celle de la société et inversement, même si  

« les définitions réalistes de l’individu (que ce soit le réalisme biologique ou le réalisme-entité) empêchent de saisir ce qui semble devoir l’être : l’inséparabilité et l’irréductibilité de ces deux ordres symboliques que sont le sujet individuel et la société » (Aron, 1988, p.12).  

Si, dans la société capitaliste il est possible de suivre le processus d’intériorisation des contraintes, pour la plupart sociales, induites qu’elles sont par la rationalisation du rapport à soi, aux autres, à la société et finalement à la nature ; on peut oser l’hypothèse suivante : si les conditions de cette rationalisation ne sont pas arrivées à maturité dans certains espaces socio-historiques, étant entendu que la condition de cette maturation est fondamentalement liée au renversement du rapport de force au sein de la structure cognitive ; c’est-à-dire un repositionnement de la connaissance religieuse (tribu, communauté) et une redéfinition de son rapport à la connaissance scientifique (société, individu) ; et s’il est délicat de prétendre reconstituer le processus précis qui conduirait ce renversement du rapport de force dans la structure cognitive et au niveau de la raison sociale et assurerait le passage de la communauté à la société ; il est par contre loisible de puiser dans la batterie des hypothèses, expérimentées pour comprendre le processus socio-historique de production de la société occidentale et de constater qu’elles brillent par leur absence. J’en isolerai deux qui me semblent résumer les plus pertinentes : l’une marxienne, et l’autre freudo-durkheimienne.

La première hypothèse – celle de l’accumulation primitive du capital, ce processus logico-historique tel que défini dans cet essai – n’a nulle part, ailleurs qu’en Occident, connu son accomplissement.

La deuxième hypothèse – de renforcement du surmoi par le contrôle des pulsions naturelles et leur socialisation, nécessité par les principes de réalité et de rendement qui sont au fondement de la division sociale du travail – reste tributaire pour sa matérialisation de l’accomplissement des conditions de prise en considération de ces deux principes : substitution de l’État monopoliste au pouvoir tribal ethnico-religieux et hégémonie de la rationalité scientifique au sein de la configuration cognitive sociale.

Dans la proto-société algérienne, le mode de colonisation, les forces sociales, qui ont pris en charge le processus de décolonisation, ne pouvaient, de par leur position dans le procès de travail colonial, favoriser une rationalisation de leur rapport à l’histoire, à leur présent et à eux-mêmes. La pensée religieuse va trouver dans la confrontation contre le colonialisme, de manière diversifiée, les conditions objectives de son renforcement et de celui des structures sociales qui lui sont attenantes : tribales et familiales. C’est une pensée et une raison méta-sociale qui vont s’approprier la psyché sociale et l’imaginaire collectif pour assurer la reconduction, la reproduction voire la pérennité des entités sociales et des schèmes de pensée.

Les postulats, qui sont derrière l’émergence des présuppositions de l’accumulation primitive du capital, et des principes de réalité et de rendement : 

1-         contrôle de la nature à contrôle social à contrôle du procès 

                                                                                  d’individuation/individualisation, 

2-         Science ———————à Société ————à Individu, 

ne trouvent pas d’appuis et de stimulants à leur maturation. Bien au contraire l’histoire réelle condamne à jamais le terreau nécessaire à leur bourgeonnement. La colonisation de peuplement et les mesures d’accompagnement qu’elle met en œuvre, qui se résument à la négation du colonisé par son anéantissement ou la production des facteurs de son anéantissement, contraignent ce dernier à s’accrocher avec l’énergie du désespoir à la seule force que, par définition, le colonialisme ne peut contrôler, étant immatérielle : la religion et les structures socio-historiques qui ont servi de base à son expansion et qu’elle a renforcé, tribu, famille élargie, etc. 

La Sociologie est-elle à même de prendre en charge ce questionnement ? Les conditions objectives peuvent-elles contribuer à cette prise en charge ? Peut-elle signifier l’inéluctable dissolution d’un ordre social qui bloque sa propre métamorphose en société ?    

Références bibliographiques

– Aron R., 1988, « Science et conscience de la société » (1960) dans Études sociologiques, PUF, Paris. 

– Bihr A., « Les enjeux épistémologiques du concept de rapport social » dans Bihr A., La reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, Lausanne, éd. Page deux, 2001.  

– Bihr A., 2001, La reproduction du capital ; Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, éditions Page Deux, Lausanne.  

– Bouhroum A., 2006, « Contribution à une problématique de la colonisation à travers l’analyse du cas algérien : essai de sociologie des déterminations de la relation métropole-colonie », Revue des Sciences humaines n° 9, université de Biskra, mars. 

– Cahier B., 2006, « Actualité de Norbert Elias : réception, critiques, prolongement », Socio-logos, numéro 1, (mis en ligne 12 avril 2006 ; URL : http://sociomogos.revues.org/document30.html). 

– Colonna F., 1987, Savants paysans. Éléments d’histoire sociale sur l’Algérie rurale, OPU Alger. 

– Elias N., 1983, Qu’est-ce que la sociologie, éditions Pocket/Agora, Paris.  

– Latouche S., 1984, Le procès de la science sociale : introduction à une théorie de la connaissance, éditions Anthropos, Paris. 

– Weber M., 1995, Économie et société. Les catégories de la sociologie, Pocket Agora 2 Tomes.


[1] La raison sociale est une configuration du mode de pensée dominant à un moment donné dans un contexte précis. Cette configuration agrège dans un rapport de forces instable, par définition, tous les modes de pensée et de connaissance.