Résumé :

A travers l'étude du campus d'Orsay et du plateau de Saclay de l'université Paris-Sud, on constate que le rôle des universités a évolué. L'université devient un ghetto de production de techniques et de techniciens. Pour augmenter la productivité, des techniques de contrôle de l'espace et des individus sont mises en place (caméra, architecture, fiches d'évaluation…). Ces techniques tendent à rendre tout le monde visible, à obliger les gens à se laisser examiner. Certaines de ces techniques de surveillance servent également à protéger des « ennemis » extérieurs.

La mise en concurrence des individus et des groupes de personnes, conduit à adopter le cadre de la « guerre économique », comme la matrice qui conditionne toutes les actions. Ceci concerne aussi bien la recherche que l'enseignement. La mise en conformité des comportements du personnel et des étudiants vis-à-vis des nouveaux objectifs de production se réalise grâce à la réorganisation administrative, financière et architecturale de l'université.   

Abstract :

The study of the University of Paris-Sud campus shows that the role of university is changing in France. The university becomes a ghetto that produces technics and technicians. In order to increase the productivity, some technics of control of space and individual have been established (architecture, camera, card indexing). These technics obligate everybody to be examined and to be visible.

The competition between individual and groups produced an « economic war » atmosphere. This atmosphere constrains our actions. The academic research and teaching are also influenced by this atmosphere. The constrain on the behavior of academics and of students to follow the new objectives of production are realized throw administrative, financial and architectural reorganization of university.  

Riassunto : 

Studiando il campus dell'universita di Paris-Sud, si puo constatare che il ruolo delle universita sta cambiando. L'universita sta diventendo un ghetto di produzione di techniche e di technici. Per aumentare la produtivita, alcune techniche di controlo dello spazio e della gente sono state adoperate (telesorveillanza, ristruturazione architeturale, documenti di evaluazione…). Queste techniche servono a rendere ognuno visibile ed a obligare le personne a lasciarsi esaminare. La messa in concorrenza degli individui e dei gruppi di personne, a per conseguenza di fare adottare la « guerra economica » (economia della conoscenza inclusa), come il progetto che condiziona tutte le nostre azioni. La ricerca e l'insegnamento vengono anche loro contaminate. Il comportamento dei docenti e degli studenti viene messo in conformita rispetto agli nuovi obbiettivi, tramite la riorganizzazione aministrativa, finanziaria e architeturale dell'universita.  

Mots clés : produire, surveiller, technique, discipline, compétition, évaluer, performance, utilité, hiérarchie, concurrence   

Surveiller et produire

Ballade au cœur d’un campus universitaire  

Les luttes qui visent à modifier le rôle de l'université mettent en évidence que ses missions peuvent être redéfinies aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur de l'université (et que donc elle n'est pas totalement autonome). Les différents pouvoirs (politique, économique…) souhaitent reformuler les finalités de l’éducation afin de les faire correspondre à leur idéologie et/ou leur intérêt, quels qu'ils soient. Actuellement, la réorganisation de l'université va dans le sens de son rapprochement avec les entreprises non seulement pour la formation des étudiants, mais aussi pour la réalisation des travaux de recherche au nom de la « guerre économique » et d'un objectif de « croissance » souvent ambiguë (croissance de quoi ?).

Á un temps donné, est enregistré dans l'organisation et dans l'architecture des universités, le résultat des luttes politiques, économiques et sociales. Il s’agit ici d’analyser le rôle de l'université à travers l'étude, entre autres, des objets et des lieux, mais aussi à travers les règlements et les pratiques quotidiennes. Lieux et objets sur lesquels le personnel et les usagers agissent. Lieux et objets qui laissent leur trace sur les individus et leurs pratiques en contraignent les individus à agir suivant certaines directions plutôt que d'autres.

L'identité de l’universitaire est légitimée, reconnue par l'appartenance à une institution (cooptation), qui se matérialise entre autres par sa présence entre les murs de cette institution. L’étude de ces drôles d'objets que sont les campus universitaires va nous permettre de préciser certaines des fonctions de l’université. Les pas guidés par l’architecture, les règles administratives et tous les autres objets de leur quotidien, les universitaires font leur travail sur des chemins qui canalisent leurs actions. C’est à une sorte d’ethnologie de l'individu académique que nous souhaitons procéder, non pas uniquement à travers ce qu'il dit ou ce que l'on dit de lui, mais à travers ce qu'il fait et ce qu'on lui fait faire par l’intermédiaire de l’architecture, des instruments de recherche et des règles administratives. Cette approche ne vise pas à nier ou à faire abstraction des rapports sociaux de domination qui déterminent les interactions entre les différents acteurs, mais à creuser le rôle que jouent des éléments apparemment secondaires comme les objets, l'architecture ou les renseignements administratifs.    

Méthode et données :

ballade à l’intérieur du campus de l’université Paris-Sud  

Pour réaliser cette étude, je me suis focalisé sur le campus d’Orsay de l’université Paris-Sud (plateau de Saclay compris). Ce campus est censé se développer considérablement dans les prochaines années (cf. le projet de développement du plateau de Saclay de 2008). Sur le campus d'Orsay, les principales spécialités sont la physique, les mathématiques et la biologie. L'enquête repose sur un travail d'observation et de discussion avec les acteurs, sur une période d'environ un an. L'analyse de règlements, de documents administratifs, de rapports ministériels, de rapports d'UMR, de projets de développement du campus ont également été utilisés. La fréquentation des laboratoires, des salles de cours, des bibliothèques, des restaurants universitaires, des amphithéâtres, des couloirs, des salles de café, c'est-à-dire du campus au quotidien, on permis de décrire les caractéristiques, de creuser les apparences et d'analyser ce qui semble disparaitre derrière les façades des bâtiments et les arbres du campus. En toile de fond, cette étude permet de documenter le travail de construction de l'organisation des activités de recherche et d'enseignement.    

Réflexion sur les façades  

Construire un bâtiment, aménager un espace n'est pas un acte neutre. Les idées et les préférences de ceux qui construisent s'y déchiffrent. De nombreux éléments influencent le processus de construction : qui fait construire, qui réalise, pour qui et dans quel but, sous quelle forme et avec quels matériaux ? S'agit-il d'édifices de prestige, destinés à impressionner par leur taille, leur style et leur décoration ou de simples locaux pour stocker des marchandises et parquer des individus durant la journée ?

Construire un campus est un acte social qui dépend, bien entendu, de l'argent dont dispose l'université, c'est-à-dire de ce que les pouvoirs politiques et économiques auront bien voulu – ou pu – donner. Tous les bâtiments traduisent l'esprit de leur temps ou, tout au moins, celui du maître d'œuvre (souvent, c'est l'État…) et de son architecte.

L’architecture fait partie de la « communication », des discours, que les institutions (et les entreprises) tiennent sur elles-mêmes et qu’elles diffusent à la fois à l’extérieur de leur mur et à l’intérieur. Á l'intérieur, ces discours sont réalisés dans le but de faire adhérer à un projet commun, à motiver les gens. Ceci vise également à donner une image positive à l’extérieur, en direction de ceux qui sont susceptibles d’en faire partie un jour ou de lui apporter quelque chose. De même, les sites internet et les brochures ne servent pas à apporter une information objective, mais à mettre en valeur, à faire venir des étudiants, à encourager certains mécènes (y compris l'État et les élus) à donner plus d'argent. Ce qui est donné à voir est intéressant parce que cette information peut être replacée dans un contexte et parce qu’elle met en évidence, par contraste, ce qui n’est pas donné à voir, ce qui est caché. A travers les façades, l’université est en continuelle représentation.

Ce sont, entre autres, la puissance symbolique et financière de l’université qui sont enregistrées. C'est aussi son rôle social qui apparaît de façon parfois flouté dans l'architecture et l'urbanisme des universités. La correspondance entre le fond et la forme n'est pas totale, mais elle n'est pas négligeable. L'espace prédétermine une histoire, un projet, qui en retour le redessine et imprime sa trace en lui.   

Le campus  

On ne se rend jamais sur le campus d’Orsay par hasard. Si on peut voir la Sorbonne ou Jussieu en visitant Paris, c’est rarement un concours de circonstances touristiques qui conduit là-bas, à 25 km au sud-ouest de Paris. On y accède soit par la route, soit par le RER. Les gens qui résident suffisamment proche pour s’y rendre à pied sont peu nombreux. De banlieue à banlieue, la voiture est souvent le seul moyen de s’y rendre.    

L'édification du campus  

Tourné vers les sciences, le campus a été construit sur plusieurs années, des années cinquante (1955) aux années soixante-dix, à la recherche d’espaces pour les grands instruments des physiciens parisiens. Puis le reste est venu s’agglomérer de façon plus ou moins heureuse. Le futur campus du plateau de Saclay (plan campus, 2008) est le lieu d'une réorganisation importante de la recherche en région parisienne. Un déménagement n'est pas quelque chose d'anodin. Cela implique des changements plus profonds qu'une simple translation. Un transfert affecte souvent l'aménagement interne : les locaux sont différents, des groupes peuvent fusionner, il peut aussi y avoir une sélection de matériel à déménager, à jeter, à moderniser, à mutualiser avec d'autres laboratoires proches. Le temps de transport entre le nouveau lieu de travail et les habitations peut être allongé. Un transfert affecte donc les pratiques des individus, ainsi que leurs relations professionnelles et privées.

La répartition géographique à l’intérieur du campus est, en général, le fruit de l’histoire (ordre d'arrivée, opportunités), mais aussi d'activisme diplomatique. Vraisemblablement, quelques luttes de pouvoir et luttes pour le prestige ont-elles eu lieu pour s’emparer à la fois des symboles et des facilités que peuvent permettre certains bâtiments par rapport à d’autres (distance au RER, distance aux restaurants du personnel, taille des bureaux, confort et convivialité…).    

La description du campus  

Au printemps, les promenades dans les allées verdoyantes du campus d’Orsay sont agréables (Figure 1A). Les chemins forestiers et les petites routes relient les zones d’enseignement aux bibliothèques et les laboratoires de recherche aux restaurants. Tout est relié. Donc, à la base, tout est séparé. Ce sont les bords de l’Yvette, petite rivière traversant le campus, qui constituent la colonne vertébrale cachée de l'université. Dans certaines parties du campus, enfouies dans les bois, l’atmosphère change avec les saisons. Pourtant, si ce n’est les bois qui séparent la vallée du plateau, la nature est totalement domestiquée. La nature s’est-elle retrouvée au milieu du campus par hasard ou parce qu’on ne l’a pas encore éliminée ? Est-ce un choix esthétique ou une réserve d'espace ?   

 

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Figure 1 : (A) Les sous-bois de l'université d'Orsay, (B) Parking à proximité de l'enseignement de Licence 

Pourtant, s’il n’y avait pas toute cette végétation, le campus d’Orsay serait comparable à un grand centre commercial ou a une zone industrielle (grands parking, hangars, bâtiments sans balcons, ni terrasses). Beaucoup d’objets, beaucoup de techniques. Il n'y a pas de personnalité donnée aux constructions. Tous les bâtiments sont des clones issus des années soixante – soixante-dix (1960 – 1970). Froids et tristes. Anticipation des zones commerciales, avec leurs hangars et leurs parkings géants (Figure 1B). Reproduction partielle des « grands ensembles » coupés des centres villes par la distance (surtout lorsqu’on se situe sur le « plateau » ou dans la zone moins noble du premier cycle universitaire). La périphérie, l’éloignement aux autres lieux du pouvoir traditionnel, marque physiquement la transformation du statut symbolique.

Le campus d’Orsay n’est pas totalement dépourvu de charme. La froideur de certaines parties est en opposition avec la gestion de l’espace dans d’autres parties (aménagement paysager autour du « château », sur les bords de l’Yvette, sous-bois, arbres exotiques).  

La description de l'université Paris-Sud par elle-même  

L’université Paris-Sud se présente comme étant « le plus grand campus de France » (consulté sur internet le 02/11/07) avec 565 281 m2 de surface bâtie et 2 250 000 m2 d'espaces verts. Cet espace est amené à s'agrandir à l'horizon 2015 (projet « campus du plateau de Saclay », 2008). C’est bien un supplément de prestige qui est avancé là. Bien sûr, d’autres points sont également mis en avant pour faire du « marketing » en direction des étudiants. Il faut anticiper les stratégies d'autofinancement et attirer les étudiants.

L’histoire de la science qui s'est faite apparaît à travers quelques « vieux » instruments (~50ans) exposés comme des pièces d’antiquités. Pour faire « tradition » et créer l’histoire qui permet de fabriquer le prestige, de mettre en avant les réussites, d’attirer sur soi les lumières, de se présenter sous son meilleur jour, en mobilisant à la fois le présent, mais aussi le passé (« glorieux ») et le futur (« prometteur »), on donne des brochures, des livres qui racontent l’histoire des 50 dernières années. Il faut séduire par de multiples approches (architecture, réputation, histoire…) car tous le monde n'est pas sensible aux mêmes « qualités ».

La relation entre nature et culture (Figure 1A) est une des constantes du monde universitaire, tout comme la relation entre tradition et modernité. Ces oppositions qui font sens dans la culture universitaire, se traduisent parfois dans l’architecture et dans l’urbanisme des campus, ou en tout cas, dans ce qu’ont voulu insuffler les concepteurs de certains de ces campus (harmonie, calme…). La nature, symbole de quiétude et de vie contemplative est censée favoriser la réflexion et contrer la violence du quotidien. C'est un cliché moelleux comme du coton… Le milieu protège en filtrant « naturellement » les aspects nocifs de la civilisation. C’est le retour à la nature, mais sans nature sauvage, dans un monde totalement apprivoisé, maîtrisé. La nature est artificiellement reconstruite de façon à modeler le monde tel qu’on voudrait qu’il soit. Il faut le contrôler, mais « sans en avoir l’air ». Au lieu de nous tourner vers l'extérieur, ces décors nous tournent vers l'intérieur, vers le cocon rassurant. On sait ce que l’on va y trouver et c’est pour ça que ça nous plaît. On se referme sur soi et sur les siens à l'abri du monde hostile, loin de l'extérieur.

Dans les vieilles universités, le cloître avait été choisi comme architecture de référence (La Sorbonne, Oxford, Cambridge…). L'enfermement, l'isolement, l'ascèse, la discipline « monacale » permettaient une méditation qui était supposée conduire vers les choses « réellement » importantes, c'est-à-dire spirituelle et très peu matérielle. On crée des architectures pour fabriquer des identités. L’idée qu’on se fait des identités et de comment doivent être les relations entre les gens, va conditionner l’architecture des bâtiments que l’on va élaborer. Mais l'environnement clos, en centre ville, des vieilles universités n'avait pas besoin des mêmes espaces que les nouvelles pratiques de recherche le demandent.   

La surveillance du campus  

Les dispositifs ornementaux à vocation disciplinaire, comme les chemins balisés, sont presque « indolores ». Les pots de fleurs sur les chemins des mobylettes et les arbres sur les pelouses susceptibles d'accueillir des matchs de football sauvage sont des gardiens relativement efficaces de l'ordre universitaire.

Quelques barrières et des vigiles marquent l’entrée dans l’université. Selon l’endroit d’où l’on arrive, la frontière, la cicatrice, est plus ou moins marquée (Figure 2). Là où elles ne sont pas encore installées, on en installera. C’est dans l’air du temps. Il y en a déjà sur certains bâtiments (Figure 3B). Á cela sont venues s’ajouter des bornes censées fermer la circulation le week-end et la nuit. Des blocs de meulière ou de béton, inesthétiques, sont disposés aux entrées pour empêcher le contournement de ces bornes par les trottoirs. Des badges sont nécessaires pour avoir accès à certaines zones, comme les parkings réservés au personnel dans la zone du 1e cycle. Ceci traduit une hiérarchie entre personnels et étudiants, tout comme la différence entre les lieux de restauration. Les barrières « symboliques », « virtuelles », ont des conséquences bien réelles.   

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Figure 2 : Barrière et caméra de surveillance à l'université 

La hiérarchie est inscrite dans l'utilisation des bâtiments. Pour nuancer ces propos, il faut toutefois signaler qu'enseignants-chercheurs et techniciens ou administratifs ne mangent que rarement ensemble bien que disposant des même locaux de restauration. Si le spatial influence le social, il ne le contraint pas totalement. La hiérarchie ne disparaît pas totalement. Mais en réduisant la distance physique, on modifie les pratiques.

Des caméras de surveillance ont fleuri du jour au lendemain (l’information de leur installation a été donnée à peine quelques jours avant). De nombreuses années auparavant, de fausses cameras de surveillance avaient été installées dans certains bâtiments. Elles n’ont toujours pas été enlevées. Le caractère purement dissuasif, contre le vol par des gens « extérieurs », non informés de la supercherie, était là manifeste. Le cas des vraies caméras de surveillance est plus ambigu. S’agit-il de dissuader l’ennemi extérieur ou de surveiller l’ennemi intérieur ? De prévenir ou de punir ?

L'architecture du campus d'Orsay protège et exclue le reste du monde à l'extérieur relativement délicatement. Dans un premier temps, elle coopte ceux qui peuvent s'y rendre (par exemple, les étudiants et les personnels) et ainsi elle exclue tous les autres. Puis d'autres barrières internes, plus ou moins visibles, séparent les différentes catégories entre elles.

Le campus est une carapace, une enveloppe. On y mange, on y travaille et l'on peut s'y détendre (sport, bibliothèque). Le jour où personnels et étudiants dans leur intégralité pourront y dormir et y satisfaire l'ensemble des besoins de loisirs, ce sera le monde total recréé et isolé, « purifié » de ce qui vient de l'extérieur, du différent.

L’installation de barrière et de la vidéosurveillance à Orsay en 2008 est significative. Ces techniques existaient déjà depuis longtemps. Ce n'est donc pas l'apparition de la nouveauté technique qui a conduit à une utilisation quasi-immédiate (qui ne s'est pas produite, contrairement à beaucoup d'autres lieux), mais l'incorporation du « besoin » de sécurité qui s'est développé au point de faire appel à ces technologies. Pour le câblage du réseau internet, la réaction avait été plus rapide parce que le « besoin » était immédiat. L'université, avec quelques années de retard, suit le mouvement sécuritaire observé dans les villes et les résidences privées. Il y a une suspicion diffuse.

Si la question de la protection vis-à-vis d'un monde extérieur, supposé hostile (en tout cas ressenti comme plus hostile que par le passé), a été posée, la question du contrôle du fonctionnement intérieur se pose également. En effet, de façon contemporaine, se mettent en place des évaluations des individus toujours plus nombreuses (« indicateurs », fiches d’évaluation des individus et des groupes, réunions d'avancement, remise de documents de travail, évaluation et classement par rapport aux autres candidats à un financement de leur recherche), donc une mise sous surveillance des activités plus stricte, plus régulière et plus efficace. La surveillance est tantôt dissuasive et tantôt répressive. La carte étudiante électronique devrait permettre de mieux connaître les pratiques de chaque étudiant et donc, à terme, de les inciter à agir de façon plus conforme aux ambitions de l'administration, en d'autre terme à les contraindre, en douceur.   

Les bâtiments   

Description des bâtiments vus de l'extérieur  

Les bâtiments ont rarement plus de quatre étages. La base des bâtiments est, de façon récurrente, rectangulaire. Les formes arrondies existent, mais sont rares. Des hangars permettant d’abriter les gros instruments de recherche et le matériel technique sont disséminés sur le campus (Figure 3A).  

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Figure 3: (A) Bâtiment qui contient des expériences de physique appliquée à Orsay, (B) Bâtiment d'enseignement 

Si les bâtiments de petite taille s’insèrent harmonieusement dans le paysage, les gros blocs massifs, décatis, trop proches les uns des autres, nuisent à l’aménagement harmonieux du site. Les bâtiments sont parfois dégradés et dégradants. Dégradés par le temps (40 ans d'âge en moyenne avec peu d'entretien) et le manque de qualité de certaines constructions (fissures), plus que par les « incivilités ».

Le « château », à l’architecture plus élaborée, abrite, bien entendu, la présidence de l’université. Au pouvoir, le privilège des locaux les plus beaux, les plus classiques, les mieux situés et les plus fréquemment ravalés. L’aspect « tradition » n’apparaît pas dans l’architecture, ni dans le mobilier de la plupart des bâtiments qui ont été construits dans les années 1950-1970 sur le campus de l'université paris-Sud.

L’intérieur des bâtiments est parfois décoré. Il s’agit d’un style particulier de décoration, fabriqué à partir de posters, décrivant des activités de recherche. Il n’y a pas de fioriture dans (ni sur) les bâtiments. Quelques plantes ont été installées au bon vouloir des « habitants » des lieux. La peinture extérieure de la plupart des bâtiments est entre le rose et le gris. Le décor des bureaux et son mobilier sont laissés aux moyens financiers ou à la débrouillardise de chaque enseignant-chercheur. Autrement dit, fini les dorures, place à la sobriété et à la « fonctionnalité ». Il n’y a pas de raffinement, ni dans le mobilier, ni dans les bâtiments. Le prestige n’émane pas de l’architecture, sur le campus d'Orsay (en 2008). L'immobilier universitaire est géré ici de façon utilitaire. On est loin des symboles de l’aristocratie et du pouvoir.  

Malheureusement, ces structures vieillissent relativement mal, surtout quand elles ne sont pas entretenues. Le souci de s’intégrer harmonieusement dans les espaces pré-existants ne semble pas toujours très bien conçu. Difficile d'être un symbole de prestige, lorsque certains gros détails indiquent le contraire. Il n’y a pas d’affectif possible avec un lieu déshumanisé. L’enseignant-chercheur va à l’usine ou au bureau chaque matin comme un petit soldat. Les bâtiments sont construits de telle manière, qu'en pratique, ils évitent les rencontres entre les personnes qui n’appartiennent pas au même édifice. Les échanges (d’idées) sont difficiles sans lieu de rencontre. L’architecture crée un climat. Les usagers ne s’approprient pas totalement les lieux qui, impersonnels, n’invitent pas à être investis.    

La protection des bâtiments  

Désormais, des digicodes sont installés devant les bâtiments de recherche. Des serrures ou des digicodes sont présents à l’intérieur des bâtiments au niveau des couloirs ou des bureaux. Les murs séparent les différentes entités. Des grilles sont visibles aux fenêtres de certains bâtiments. Des vigiles font des rondes. Cette sécurité sert-elle à protéger d’agressions extérieures ou à surveiller l’ennemi intérieur qui sommeille en chacun de nous ? La question reste posée.

En conséquence, tous les bâtiments de l'université ne sont pas accessibles à l'ensemble du personnel. D'autres bâtiments de recherche, eux, sont ouverts à tous. Pour combien de temps encore ? Il y a des accès restreints dans l'espace et dans le temps, y compris au personnel. Attention aux ennemis intérieurs… Au quotidien, il s'agit de « problème d'hygiène et de sécurité » qui conduit à justifier les fermetures. On restreint l'espace véritablement commun. Les bureaux sont fermés à clef.   

Les bureaux, les labos et les salles de cours   

La symbolique des micro-pouvoirs  

Comment l’intérieur des bâtiments est-il aménagé et qu’est-ce que cela implique quant au fonctionnement, aux relations, entre les gens ? Contrairement à Jussieu (UPMC), dans le centre de Paris, la plupart des bureaux ne sont occupés que par une seule personne. Tout du moins lorsqu’il s’agit de « permanents ». Les précaires, c’est-à-dire les thésards, post-doctorants, CDD et stagiaires sont plus souvent plusieurs dans un même bureau. Cette réduction de l’espace pour les précaires est une des formes d’affirmation de la hiérarchie. C’est aussi une façon de permettre la surveillance, y compris entre « pairs » précaires. L'espace est fondamental dans tout exercice et dans toute la symbolique du pouvoir. Le chef occupe en général le plus grand bureau, dans les plus beaux bâtiments. Il est souvent situé dans les étages supérieurs. Comme si la hiérarchie se renforçait par l’architecture.   

Souriez, vous êtes visibles  

La disposition des bureaux dans des couloirs rectilignes permet de voir les arrivées et les départs, de voir qui parle avec qui. Bien sûr, on est loin encore des open space où l’intimité est réduite à quasiment rien. Dans les longs couloirs (Figure 4), chaque bureau est une cellule, dont on ne sait pas si elle protège ou si elle enferme. Y a-t-il une réelle intimité dans les bureaux ? On voit qui y entre et qui en sort. Si les portes sont fermées, c'est suspect. Les mails et ce qui est fait sur informatique peuvent être surveillés, tout comme les appels téléphoniques grâce au détail des appels. On apprend aussi beaucoup de choses en regardant ce qui sort des imprimantes.  

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Figure 4: Couloir dans un bâtiment de recherche 

La surveillance est permise par l’architecture, notamment en favorisant le fonctionnement en équipes géographiquement regroupées. Cela conduit en effet à l’inter-connaissance, à l’observation plus ou moins volontaire de l’autre. Les vertus de l'entre-soi permettent de mieux connaître ses voisins pour mieux identifier les étrangers (Garnier, 2007). C’est beaucoup plus difficile lorsque les universitaires se retrouvent sans bureau ou sans présence fixe dans les bureaux, comme c’est le cas en sciences humaines et en droit. Effet secondaire, sans bureau ni rattachement administratif à une équipe, on se retrouve moins facilement observable parce que moins mis « en cage », mais aussi moins mis en indicateur. C’est donc à la fois la présence physique dans un lieu et la structuration en équipe qui favorise la surveillance des uns par les autres. Cette surveillance peut être due à la compétition interne à l’équipe, mais aussi à la compétition entre équipes. Elle peut également être causée par l’observation involontaire. Cette mise sous-regard des gestes quotidiens conduit à l’autodiscipline, par mimétisme et par désir de plaire. C'est aussi un effet de la hiérarchisation qui accompagne, dans notre société, le fonctionnement en équipe. Le rôle du chef, c'est aussi, de faire régner l'ordre, de contrôler, de surveiller, de recadrer les déviances.   

Les salles café  

Nombre d’informations émergent, non pas dans les réunions formelles, mais dans les discussions informelles. De là l’idée de créer des lieux de convivialité, des lieux de rencontre entre les gens, des lieux agréables, qui facilitent techniquement les discussions « spontanées » comme des salles agréables où prendre le café. C’est ainsi qu’à l’intérieur d’un laboratoire en restructuration où des conflits ouverts et réguliers avaient lieu entre individus, il a été décidé de construire une « salle café conviviale ». La présence de bois (meuble, parquet) rend les lieux plus chaleureux. La luminosité et l'acoustique font beaucoup pour créer une atmosphère conviviale. C'est aussi là que circulent les informations de « seconde main », les ragots, la rumeur. C'est aussi là, à l'occasion, qu'on se montre, sans en avoir l'air. Les espaces de communication (au propre comme au figuré) sont aussi des espaces de représentation.   

Les lieux de production des techniciens  

Le symétrique du bureau et du laboratoire pour le personnel de l’université, c’est la salle de cours pour les étudiants. Il y a plusieurs types de salles de cours : les amphithéâtres, les salles de travaux dirigés et les salles de travaux pratiques. En plus de ces trois types de salles de cours, il en existe un autre, plus anecdotique. C'est par exemple le cas lors des stages de terrain, notamment en géologie. Ce dernier type de cours est intéressant, parce qu’en l’absence de murs, la pédagogie est différente (pas de cours au tableau pendant des heures) ainsi que la relation entre enseignant et étudiant (interaction plus forte, moins de passivité). Lors des stages de terrain, étudiants et enseignants mangent ensemble contrairement à ce qui se passe sur le campus où les lieux de restauration sont séparés.

Les salles de travaux pratiques servent à former les étudiants aux techniques de leur spécialité qu'ils doivent savoir maîtriser non seulement théoriquement, mais aussi avec leurs mains. Ils doivent non seulement savoir « observer » des phénomènes, mais aussi savoir reconnaître des appareils, savoir les manipuler, ainsi que donner un sens aux opérations qu'ils effectuent. Ce sont ces pratiques qui permettent de professionnaliser. L'adaptation des étudiants, la plasticité de leur esprit et de leur comportement, fait également partie du profil souhaité par les entreprises. C'est l'intégration de techniques nouvelles à ces salles qui justifiera, entre autres, la professionnalisation des étudiants. Si la recherche réalisée à l'université d'Orsay sert en grande partie à produire des techniques nouvelles au travers des tests et des protocoles effectués sur les plateformes techniques, l'enseignement y est principalement dédié à la production de techniciens capables de manipuler les techniques des différentes spécialités.

L’amphithéâtre permet de rendre accessible les cours à un grand nombre de personnes et ceci a été encore facilité par la sonorisation (micros et amplificateur). C’est une architecture de spectacle. Le spectacle est à la fois visuel et sonore. Si cette architecture pouvait être efficace pour surveiller et faire travailler des étudiants préalablement bien disciplinés, elle l’est moins aujourd'hui suite à l'augmentation du nombre des étudiants à l'université. Les étudiants arrivent plus nombreux, mais moins bien conditionnés à respecter la discipline et à travailler seuls. Le meilleur contrôle de l'ordre et des pratiques des étudiants se réalise par un suivi administratif (contrôle des présences et des absences, cartes à puces) et architecturale (petites salles avec moins d'étudiants).

L'encadrement horaire strict (les heures de travaux pratiques sont obligatoires; les heures de travaux dirigés peuvent être soumises à contrôle) soumet les étudiants, tout comme des lycéens, à un contrôle relativement strict du corps et de l'esprit s'ils ne veulent pas être mis hors-jeu. Le savoir légitime s'ingurgite suivant des procédures strictes. Le savoir n'est pas caché, comme au Moyen âge, mais l'abondance d'informations nous projette au visage surtout l'étendue de ce que nous ignorons et ne maîtrisons pas parfaitement. Les murs des écoles ne cachent pas le savoir, mais circonscrivent le processus de production du savoir légitime et le droit à s'en prétendre le propriétaire. Les murs permettent de produire plus de techniciens qu'il n'y en aurait eu sans l'aide de la structure et aussi à un moindre coût.    

L'examen  

Cependant, il est un moment où la surveillance est affichée et affirmée, c’est la surveillance des examens. L'examen, c'est la surveillance permanente et la classification qui permet de répartir les individus, de les juger « avec leur accord », de les évaluer, de les localiser dans l'espace scolaire, de les remettre à leur place. Á travers l'examen, on exerce un pouvoir de vie et de mort social, un droit à distribuer une légitimité, un droit à permettre de capitaliser de la connaissance. De grandes salles existent qui sont spécialement conçues dans le but d'accueillir des examens. Elles sont plates, c'est-à-dire sans dénivelé, qui pourrait permettre à ceux de derrière de voir ce qu'ont écrit ceux de devant (Figure 5). Tout le monde est vu. Tout le monde sait qu'il est vu (Foucault, 1975). Les lieux permettent de surveiller et rendent plus difficile de tricher (par rapport aux amphithéâtres).  

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Figure 5 : salle d'examen 

L'architecture est révélatrice de la façon selon laquelle le pouvoir se manifeste. Le pouvoir disparaît derrière une architecture plus douce (le contrôle par le pouvoir se fait plus doux, même s'il garde toujours la possibilité de s'exercer plus durement). On n'a plus besoin de cloître, ni de grands murs pour se protéger ou pour en imposer. Le pouvoir moderne préfère entretenir un mystère inquiétant plutôt que de s'exercer brutalement. Maintenant, on parvient à contraindre sans que l'autorité n'ait à se manifester. On favorise l'auto-discipline grâce à une inculcation plus lente, mais plus longue. L'usage des verges et des férules dans les établissements, comme à la fin du XVe siècle, ont désormais disparu (Léon, 1993).

L'examen vise à normaliser. Il ne faut pas être trop différent pour entrer dans le monde de la production. Il faut avoir un profil adapté et adaptable. Les individus doivent pouvoir être divisés en profils peu différents et pas vraiment « uniques ». Classer, mesurer, caractériser les forces en présence, est une technique de pouvoir aussi bien qu'une procédure de savoir sur les gens (indicateur). L'examen, en ce sens, et la sanction moralisatrice ne touchent pas que les étudiants, mais aussi le personnel.   

Les instruments et les infrastructures techniques  

Les pionniers comme Pierre et Marie Curie ont été conduits à Orsay par la recherche d’espace pour installer de nouveaux instruments. L’espace est un luxe des zones urbaines.    

La technique  

L’architecture a intégré les techniques dans les bâtiments : accélérateur de particules, soufflerie, grosse infrastructure de calcul et de stockage de données numériques, câblage internet, salle blanche, spectromètre de masse, chambre froide, chenal hydraulique (Figure 6). Il y a une inscription des instruments dans les infrastructures immobilières. Parfois, les bâtiments ont été construits spécialement pour accueillir des instruments.   

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Figure 6 : Chenal hydraulique en chambre froide 

Les instruments et l'équipement des chercheurs renvoient aux conditions concrètes de travail. Le chercheur sans ses instruments de recherche se vit comme diminué, handicapé, voire incapable de maintenir son identité de chercheur (Vinck, 2006). En effet, les dispositifs instrumentaux sont un support de travail fondamental dans la vie quotidienne des chercheurs. Cela leur permet de faire des mesures, de communiquer avec les autres collègues sur des « faits », de construire d'autres instruments, de se construire professionnellement et d'accéder à la reconnaissance des collègues et ainsi de construire une partie de leur identité. L'équipement, les bâtiments, sont un prolongement du corps du chercheur. A moins que cela ne soit le contraire. C’est peut-être le chercheur le prolongement de la technique, son manuel d’utilisation.

La possession d'instruments « modernes » est souvent le signe de la place occupée dans la hiérarchie. Chaque laboratoire, chaque université met en avant la plateforme technique dont il dispose et les technologies qu'il maîtrise. Une personne qui maîtrise une technique rare et demandée devient un lieu de passage obligé. Un bon équipement dans un laboratoire est important dans la course aux financements (Latour, 1993 ; Vinck, 2006). C’est, par exemple, le préalable pour être sélectionné afin de réaliser de futures missions spatiales, donc pour obtenir des résultats en premier, donc pour être publié dans des revues plus prestigieuses, donc pour pouvoir solliciter des financements plus importants et ainsi avoir les moyens de construire des équipements plus performants (Figure 7).  

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Figure 7 : La place des instruments dans le cycle du travail de recherche 

La technique est là pour produire, mais aussi pour communiquer (Gargani, 2003). Posséder des instruments rares et plus performants qu’ailleurs permet de communiquer sur les « promesses » de résultats et sur les résultats, mais aussi sur l’instrument lui-même, s’il a été construit, au moins partiellement, en interne. La communication se fait aussi bien vers l’extérieur (média, communication scientifique) qu’en interne (laboratoire, université). L'équipement, comme les locaux, sont un signe identitaire et un instrument de création d'identité. L'équipement, comme le bâtiment, matérialise le collectif de recherche présent et passé (Gargani, 2007). Équipement et connaissance sont en perpétuelle évolution. Il n’y a pas de stabilité. Mais en transformant l’environnement de production, on transforme aussi les pratiques et les identités. Les instruments donnent une identité à leur utilisateur.

Dans les mains des chercheurs, la transformation et l’observation du monde sont un acte quasi-quotidien. C’est un objectif souvent évoqué en tout cas. La technique permet à la fois de transformer le monde et de dire ce que le monde est. En effet, la technique permet de dire qu’un type d’opération donné, toujours le même, un « standard » de méthodes mises bout-à-bout, transforme un jeu de données qui n’est pas représenté, en un autre qu’on arrive à se représenter et/ou à utiliser. La technique est rationnelle, parce qu’elle donne un résultat attendu à une opération toujours identique. La technique permet de produire et de reproduire une opération.

La finalité de l'université, et surtout celle de l'université d'Orsay, n’est plus uniquement le « savoir » ou la production d’énoncés, mais aussi la production de techniques. Si c’était la production d’énoncés qui comptait, les sciences humaines et la littérature seraient bien plus valorisées à l’université qu'elles ne le sont dans les discours politiques, économiques et de tous les jours… Les instruments n’ont pas un rôle secondaire dans la recherche. Ils sont un des principaux moyens pour effectuer des études, pour obtenir des résultats. Ils sont de plus en plus le but de la recherche elle-même, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas uniquement un moyen, mais une fin en soi de la recherche. Il est devenu rare de faire de la science sans technique ou sans instrument. Même les théoriciens utilisent souvent de gros ordinateurs pour réaliser des modélisations numériques.   

Le développement industriel de la technique  

L’architecture universitaire est elle-même intégrée dans le dispositif global de production des techniques. On rapproche les centres universitaires, les « start up », les industriels de la production et de la commercialisation de nouvelles techniques comme c'est le cas sur le plateau de Saclay. Le mélange de ces différentes pratiques et cultures sur un même lieu géographique est censé faire naître un cercle « vertueux » duquel émergerait une production technique sophistiquée et commercialisable. Tout cela grâce à une zone aménagée spécialement et spatialement pour cela. Pourtant, il y a quelques décennies en arrière, cela n’allait pas de soit de rapprocher une université et une entreprise. Ce qui les rapproche désormais, ce sont les techniques, les objets, les choses. L'architecture universitaire est une technique qui permet de réunir les techniques pour en faire émerger de nouvelles. L’université Paris-Sud a été construite pour accueillir les techniques et pour en faire émerger de nouvelles. Les bâtiments, l’espace, permettent d’intégrer les techniques au fur et à mesure qu’elles sont créées. Chaque bâtiment est une maison qui sert à abriter des techniques en production, avec parfois des dispositifs spécifiques (air filtré, arrivée de gaz spéciaux, évacuation d'air, câblage très haut débit, câblage électrique particulier, chape de béton anti-vibration, protection contre les radiations et les rayons X, protection contre les pollution chimiques ou électromagnétiques…). On a construit des murs autour de l'accélérateur linéaire sur le campus d'Orsay. L’espace très grand du campus sert de réserve à l’accueil de nouvelles techniques. Il est finalement ornemental pour atténuer partiellement la perte de prestige et surtout en attendant d'être utilisé à des fins de production.

En devenant de simples utilisateurs de techniques, une perte de compétence peut s'opérer. Ainsi, lors d’un colloque du pôle de Planétologie du PRES d’UniverSud (un regroupement administratif créé pour que les universités françaises apparaissent plus imposantes et deviennent visibles dans le monde…), un des intervenants a fait remarquer que la technique devait être développée à l’intérieur des laboratoires pour conserver et développer en interne le savoir-faire technique, au lieu d’une tendance de certaines agences (CNES), à financer le développement et la mise en place des techniques à des industriels dans sa totalité. La maîtrise de la technique est stratégique. Pour rester maître d'œuvre, les enseignants-chercheurs, ingénieurs, chercheurs, vont s'adapter aux exigences des autres groupes avec lesquels ils travaillent. On va produire des techniques (des logiciels) qui devront être le plus facilement transférables vers l'industrie. Pour cela, les logiciels sont implémentés selon les standards et avec les langages de programmation (par exemple, le C++ plutôt que le Fortran) que l'industrie requiert. On réduit la longueur et la difficulté du chemin à parcourir entre l'université et l'entreprise pour faire des laboratoires, des unités de production, des sous-traitants, comme les autres. Les transferts de techniques et de technologies, mais aussi de personnels (étudiants et enseignant-chercheurs) de l'université vers l'industrie sont courants.   

L'organisation administrative et financière  

Ce n’est pas uniquement parce qu’on produit de plus en plus de techniques à l’université qu’il y a industrialisation de la production universitaire. C’est aussi parce qu’on s’est mis à mesurer le travail et à le surveiller (indicateur de performance des individus et des laboratoires ; production de documents de travail qui explicitent toutes les procédures réalisées ; réunions ; caméras de surveillance…).

Les pratiques quotidiennes des enseignants-chercheurs sont conditionnées à la fois par les dispositifs physiques (architecture, plateforme expérimentale…) et par les dispositifs administratifs et financiers (règles à respecter, organisation implicite, moyens mis à disposition…). En ce qui concerne les dispositifs administratifs et financiers, le financement sur projet et la lourdeur des démarches (justifications des dépenses, achats via des procédures peu logiques) jouent un rôle non négligeable dans les décisions de se lancer ou non dans une nouvelle thématique de recherche. Le financement sur projet a pour conséquences :

– de faire fonctionner les chercheurs en équipes structurées avec des chefs de projet et donc de créer des hiérarchies plus explicites,

– d'obliger à écrire des projets dont la rédaction nécessite un temps important. Il ne s'agit pas de dire en quelques mots ce que l'on souhaite faire, mais d'aller assez loin dans le détail, si bien qu'il arrive qu'on demande de l'argent pour un projet qu'on a déjà réalisé en grande partie et qu'avec l'argent obtenu on finance une étude en « gestation » qui n'a fait l'objet d'aucune demande parce qu'il n'aurait pas été suffisamment « mûr » pour être accepté,

– de ne pas prendre de risque sur les projets de peur de ne pas parvenir à obtenir des résultats publiables, ce qui risquerait de « griller » toute crédibilité du demandeur auprès des évaluateurs des projets,

– de mettre les gens au chômage technique dans les disciplines expérimentales ou d'acquisition de données, dès lors qu'ils n'obtiennent pas de financement (et d'entrer ainsi dans un cercle vicieux).

Ainsi, le financement sur projet a pour conséquence de contraindre les enseignants-chercheurs à se mouler dans un nouveau cadre sous peine de s'exclure du système. Ce cadre oblige à se soumettre de façon encore plus forte qu'avant, à la compétition, à la production de publications et de techniques, à accepter de travailler en équipes hiérarchisées et à être mis en examen lors des évaluations de plus en plus régulières. On retrouve ainsi les éléments caractéristiques de production et de surveillance de la production observables dans l'architecture universitaire, mais qui traverse également l'ensemble de la société en s'amplifiant.    

Mise en perspective   

Caser les gens : la discipline universitaire  

On construit des disciplines, en construisant des infrastructures, des bâtiments adaptés à la réalisation des recherches. On construit en même temps les classifications rationnelles des êtres vivants, les zoos et les jardins des plantes. On bâtit, presque en même temps, la classification des constituants élémentaires de la matière et le CERN (et autres synchrotons…). On classe pour comprendre et on comprend parce qu'on classe.

En ce qui concerne le classement des hommes, les individus n'acceptent pas facilement d'être mis dans des cases et les petites cases ne permettent pas facilement d'accueillir tous les individus. Il existe des cases pourtant, dans lesquelles on fait tenir des groupes entiers, plus ou moins homogènes. Ces cases, ce sont par exemple les bâtiments universitaires. Tout comme les cases « abstraites », les cases « concrètes » des bâtiments sont parfois trop exigües. Les individus sont alors retissant à s'y laisser enfermer. De façon contemporaine, des formulaires sont à remplir pour mettre en tableau les nouveaux individus (qui, classés, acquièrent encore plus le statut d'individu… leur identité s'en trouve renforcée dans la structure), en statistique. Mise sous observation.

Répartir des hommes, des plantes ou des animaux dans un espace déterminé, dans des cases, et répartir des données numériques dans des graphiques, procède d'une même logique. La volonté de répartir dans un espace « disciplinaire » (c’est-à-dire par discipline…) suggère une volonté de structurer, de classer, de trier, d'exclure / inclure, de hiérarchiser. La répartition par discipline, par laboratoire, permet d'inspecter les hommes, de constater les présences et les absences, de constituer un registre des forces en présence. La discipline procède à la répartition de l'espace. Par la discipline (dans les deux sens du terme), on va pouvoir mettre chacun à sa place, utiliser au mieux les aptitudes, intensifier les performances, canaliser le comportement des individus, en d'autres termes les contrôler. La discipline est un moyen utilitaire : elle vise à rationaliser les efforts en évitant la dispersion ; elle permet ainsi la performance qui se montre (même si cela reste relativement confidentiel) et la performance « extrême », l'exploit sur soi-même. Le dressage des corps par la discipline va favoriser l'apparition d'une norme.

La croyance à l'intérêt de nos activités, à l'enjeu du jeu (Bourdieu, 2002) et les « bonnes pratiques » se construisent lentement au travers du contact répété avec les autres acteurs du jeu (le « champ »), mais aussi avec les choses (les pratiques faites « choses » dans les instruments de la communauté, l'architecture de prestige…). Il existe une discipline « lâche », pas vraiment étouffante, mais omniprésente, lentement incorporée (Bourdieu, 2002) sur l'ensemble du parcours pour devenir chercheur, rappelé à l'occasion lors des cérémonies, des discours d'auto-célébration. Cette discipline s'incarne dans les objectifs vers lesquels on doit tendre. Des modèles à suivre, des exemples. Cette lente absorption de « bonnes pratiques » permet, aussi, que les gens s’auto-disciplinent pour être plus performants.

La différence, l'écart à la moyenne, donc bientôt à la règle, est une exigence qui est largement incorporée par le chercheur. Cette écart ne peut être que vers le « mieux » (+ de publications). En cas contraire, la transgression à la règle devient « hors la loi » et susceptible d'être punie. On va passer de la déviation à l'infraction (qu'on punit par l'exclusion d'un laboratoire et des sources de financement, donc de la possibilité de travailler). L'évaluation de la recherche et des projets de recherche (AERS, ANR…) est à la fois un instrument d'observation et de normalisation. La discipline exclue ceux qui sont en marge et « structure » ceux qui y appartiennent. Elle normalise le groupe, par l’action et par le discours qu'on tient sur elle, à une pratique de production particulière. Néanmoins, revers de la médaille, la discipline peut être castratrice et réduire l’émergence d’une science nouvelle.

La discipline universitaire se voit matérialisée lorsqu’elle est enfermée, localisée dans un bâtiment. Par ailleurs, le fait de localiser un groupe dans un bâtiment, conduit parfois à créer des interactions, qui peuvent à terme se transformer en discipline.

Il y a une identité qui émerge de l'architecture universitaire et de la localisation, comme il y a des spécificités qui sont induites sur la vie des individus par la présence de la mer ou de la montagne. L'univers universitaire est un petit monde, une carapace, qui à la fois protège contre l'agression d'un monde extérieur supposé hostile et empêche de voir l'extérieur. Cet univers autorise la prise de distance, mais peut couper de ce qui est en train de se produire (et donc rendre invisible certains processus).    

La contrainte technique  

Mais si la technique ouvre des portes, des possibilités de faire des choses jusque là insoupçonnées, la technique oblige également à faire les choses d’une façon plutôt que d’une autre. Á partir du jour où le passage par la salle blanche devient « obligatoire » dans les protocoles expérimentaux, impossible de faire des analyses « sérieuses » (et publiables) sans entrer dans la salle blanche.

La technique oblige à mettre en place un protocole et d’autres techniques. Cela peut devenir assez lourd. Ainsi la voiture nécessite des routes larges… Les techniques guident nos pas, car elles nous obligent à prendre certains chemins plutôt que d’autres (le passage par la salle blanche, par exemple). Corollaire : le moindre incident sur la technique (une coupure du réseau internet, une coupure d'électricité) paralyse complètement l'activité. Cela s'est produit plusieurs fois durant l'année universitaire 2007-2008 à l'université Paris-Sud.La technique n’est pas neutre, elle transforme les modes de travail et de vie. Les protocoles à respecter par les chercheurs et les techniciens peuvent être lourds. La technique canalise nos façons d’agir. Elle facilite de nombreuses choses, mais elle en empêche d’autres également. Après le passage par la salle blanche, devenue une pratique standard dans la mesure des isotopes, il deviendra impossible de publier des résultats sans utiliser ce protocole. Il « faut » agir comme ça, parce qu’avec le système technique qu’on a et l’organisation qui s’est adaptée aux nouvelles spécificités techniques, il ne serait pas « logique », c’est-à-dire pas « efficace », d’agir autrement. Chaque nouvelle technique transforme l'activité de recherche et le sens du travail. La surveillance du respect du protocole expérimental réduit les mouvements possibles des acteurs à des gestes quasi-automatisés et fait peser sur eux la menace de sanctions en cas de déviance.

L'utilisation de la technique peut conduire à des protocoles rigides, non conviviaux (Illich, 1973), qui conduisent à une régulation des gestes, à un contrôle de l'activité plus fort, à des vérifications du travail plus régulières. L'encadrement de ces procédures expérimentales et des individus qui les mettent en œuvre se matérialise parfois dans les instruments eux-mêmes, par exemple avec les sas d'entrée des « salles blanches » où les personnels doivent passer pour accéder à leur poste de travail. Le comportement des individus est balisé. Les compétences nécessaires au fonctionnement des machines sont incorporées par les personnes. Il y a un lien, un prolongement entre les personnes et les instruments qu'elles manipulent. Quand l'utilisation d'une technique est parfaitement assimilée, elle devient transparente, invisible pour l'utilisateur. Á moins que ce ne soit l'utilisateur, le technicien, qui devienne invisible parce que désormais connu comme simple rouage d'un mécanisme trop bien huilé. L'automatisation des gestes et des procédures finit par tuer les fonctions, même complexes, qui peuvent être remplacées par des systèmes robotisés. Á défaut, on « tue » la gloire du métier. Par exemple, en géosciences, les enseignants-chercheurs qui réalisent des datations ou bien ceux qui participent au traitement de l'imagerie sismique sont relégués au rang de techniciens dès lors qu'ils acceptent de ne plus participer à l'ensemble d'une étude, c'est-à-dire du choix du lieu d'étude et de la problématique d'étude avant de réaliser le traitement des données par l'intermédiaire de la technique qu'ils maîtrisent et ensuite de leur interprétation.

Le progrès technique renforce tout un système de domination et de coordination qui, à son tour, dirige le progrès et crée des pratiques qui permettent l’émergence à la fois de nouveaux besoins et de nouvelles techniques (Marcuse, 1968). La technique permet d’instituer des formes de contrôle nouvelles, comme avec la vidéosurveillance, les « badges » nominatifs en tout genre pour toutes les activités, la surveillance informatique du travail et des loisirs (mails, recherche internet). Ces techniques de surveillance sont à la fois plus efficaces et moins désagréables parce qu’elles sont plus discrètes.

Pour produire les techniques, surtout si elles sont coûteuses et compliquées, il faut être strict dans les étapes de production de la technique. On s’impose une méthodologie, des normes à suivre, des procédures qualité (ISO…). Le fonctionnement se rapproche de celui d'une entreprise traditionnelle du XXIe siècle. Il y a un travail sur les instruments (les équipements) autant que sur la pensée des autres chercheurs. La rationalité s’exprime dans une tendance au perfectionnement technique (Marcuse, 1968).

La transformation de la nature, par l’intermédiaire de la technique, entraînant la transformation des pratiques de l’homme, on ne peut pas dire que cela soit sans conséquence de créer des techniques. La domination de l’homme par l’homme est rendue de plus en plus efficace (nécessite moins de force, moins de violence directe), grâce à la domination de la nature par la technique. On est assez loin de l'interdisciplinarité et du lieu d'émancipation qu'on attribuait à l'université dans les années soixante-dix. Les chercheurs construisent chaque jour les techniques qui ensuite participeront au guidage de leurs pensées, au contrôle et au balisage des actions.   

L'université en chantier  

Plusieurs logiques ont conduit les universités à se transformer. Plus que la recherche de l'harmonie de la nature ou de la tranquillité bourgeoise, le besoin d’espace à un prix abordable pour les grands laboratoires, a conduit à la délocalisation des universités, hors des centres villes. La mutation du monde universitaire (de l’université élitiste à l’université de masse) est contemporaine de la transformation de son architecture (Figure 8). On passe de l’architecture « monumentale », qui porte la tradition et le prestige dans les murs mêmes à une architecture banale dans les années 1960-1970.  

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Figure 8 : L'évolution de l'université dans les 1960-1970 à Paris 

L’éloignement des populations potentiellement difficiles (les étudiants contestataires des années 1960-1970), fut une conséquence « heureuse » du transfert de nombreuses universités vers la lointaine banlieue. Les campus isolés, hâtivement bricolés, inexpressifs, coupent l’étudiant des échanges que la ville génère, de l’apprentissage d’une certaine vie sociale qu’elle dispense (Paquot, 2001). La vie étudiante ne peut pas être la même dans ces structures et dans les universités de centre ville. On transforme l’architecture, l’urbanisme et de façon contemporaine, on transforme le mode de vie des étudiants. Les nouveaux bâtiments génèrent une nouvelle identité et la nouvelle identité génère un nouvel usage des bâtiments.

Ces constructions se sont faites, en général, à la hâte, sans réflexion urbanistique réfléchie. La qualité architecturale s’en est ressentie. Cela a conduit à des lieux fonctionnels (pour ce qui concerne les fonctions de base), mais peu accueillants. Cette architecture a reproduit la logique, contemporaine, des grands ensembles. Une seule dimension de la vie a été prise en compte (la disponibilité de l’espace de travail pour l’université ; la disponibilité de l’espace de logement pour les grands ensembles). L’industrialisation de la construction universitaire dans les années 1960-1970 a conduit à l’uniformisation. Certains usagers et personnels vivent l’architecture comme des sources d’oppression ou comme des stigmates dont ils ont honte, à cause du délabrement, de la saleté voire de la dangerosité, parce que les lieux sont sordides et vétustes (comme à Jussieu (Hottin, 1999), à l'ENS rue Lhomond ou certains bâtiments d'Orsay). L'urbanisme n'est pas l'unique problème des universités (ni l'unique problème des banlieues pauvres), ni leur unique remède (Garnier, 2003-2004). L'architecture, à elle seule, n'a pas le pouvoir d'engendrer ou de modifier intégralement les pratiques sociales. L'architecture n'est pas l'unique opérateur de transformation des individus. Certes l'architecture peut agir sur ceux qu'elle abrite, mais les pierres ne rendent pas complètement dociles ceux qui s'y trouvent enfermés.

Les universités les plus anciennes sont souvent aussi les plus prestigieuses parce qu'elles sont porteuses d'une image, de caractéristiques imaginaires, qui dépassent le temps présent. Les universités sont enracinées dans leurs bâtiments et dans une tradition idéalisée. Le prestige est au prix d’une identité qui se transforme, de bâtiments et de faits célèbres qu'on accumule. L'université hérite des bâtiments, mais aussi des ancêtres, c’est-à-dire du réseau des morts, et bien entendu, de celui des vivants. L’avantage des vieilles universités, c’est qu’elles peuvent prendre le temps de vieillir sans risquer de mourir.

Plutôt que de faire table rase, les universités gardiennes de la tradition, aménagent, modifient l’existant sans faire table rase (La Sorbonne, université de Salamanque, École des Mines de Paris). Les amphithéâtres sont transformés pour augmenter les capacités d’accueil, la décoration murale fait les frais de certaines modernisations (sonorisation, éclairage, écrans de projection, multiplications des salles de travaux dirigés ou de travaux pratiques…). Parfois, on conserve le palais universitaire, symbole de la tradition et du prestige, coûte que coûte, quitte à s’émietter, comme l’École des Mines de Paris (Paris, Fontainebleau, Nice-Sophia-Antipolis, Marne-la-vallée…). C’est à la fois une nécessité économique que de conserver le bâti existant tout en le modifiant, mais cela peut aussi être une fonction symbolique (que ce soit à la Sorbonne, à l’École des Mines ou à Jussieu). Les nouvelles structures qui veulent atteindre un haut niveau de prestige rapidement, compensent parfois leur manque d’histoire et de réseaux sociaux par une architecture spectaculaire, une vitrine, qui participera à la construction du prestige.   

Surveillance de la production  

Produire et surveiller ce qui est produit, fait partie des tâches de l’université qui ne cessent de se renforcer dans le contexte « utilitariste » qui existe en France en 2008. Parmi les moyens mis en œuvre pour arriver à ces fins, il y a la surveillance par les « indicateurs », c’est-à-dire par des informations collectées et centralisées au sujet des universités, des laboratoires, des individus. Il existe également d’autres moyens qui permettent de produire et de surveiller la production, pas forcément spécifiques à l’université. Il s’agit des moyens de contrôle de l’espace et du mouvement des personnes, notamment à travers l’architecture, ainsi qu'à toutes les petites ruses, utilisées pour favoriser la production.   

La production  

L'architecture canalise la circulation des gens. Elle donne des règles implicites de rencontre. En favorisant une certaine distribution des personnes, l’architecture codifie les rapports que les individus entretiennent entre eux. C’est comme ci on prescrivait certaines circulations d’idées plutôt que d’autres. Le dispositif d’échange des idées et de production des techniques est organisé pour favoriser certains mélanges plutôt que d’autres. Mais cette organisation spatiale est héritée et peu remise en cause par les individus. L'organisation spatiale est parfois redéfinie à l'occasion de déménagements (la construction d'un campus, la construction d'un nouveau bâtiment) ou de l'installation de nouveaux instruments.

Le projet « campus du plateau de Saclay » (été 2008) a été réalisé dans l'optique d'organiser les lieux parce qu'ils sont une vitrine, mais aussi parce qu'ils sont susceptibles de conditionner les résultats scientifiques, la création de richesses, la création d'entreprises. Á travers l'étude des projets de construction universitaire, on voit se dessiner la recherche que les dominants projettent de faire faire. Cela ne sera pas nécessairement la science qui se fera. La science que les dominants veulent faire faire est tournée vers la production de techniques potentiellement commercialisables et porteuses de plus-value. Quant à l'enseignement, que les dominants veulent voir, ce n'est pas une simple reproduction de l'ordre social par apprentissage des valeurs telles quelles, mais aussi l'incorporation des objectifs des dominants (produire) afin de leur être utile (commerce, ingénierie) et d'augmenter leur domination en, éventuellement, la transformant pour la rendre plus efficace. La nécessité de produire de façon « efficace » des choses « utiles », ne touche pas que la recherche mais aussi l'enseignement. Les métiers de l’industrie, du commerce semblent être actuellement ceux que la grande « bourgeoisie » « plébiscite » (qu’elle souhaite voir intégré par la plèbe) pour le développement de ses affaires. L’État en conséquence favorise la production des techniciens supérieurs de l’industrie et du commerce.

Les mécanismes, les méthodes, qui conduisent à la réorganisation des universités sont très proches de ce qui est mené pour « réorganiser » les entreprises. La concentration, la fusion des universités en une seule grosse entité, puis leur orientation vers les activités qui semblent les plus prometteuses aux administrateurs. Le financement sélectif des projets et leur évaluation, le développement de plateformes technologiques autour d'un ensemble de projets, l'acquisition de nouveaux laboratoires : cette rationalisation de la production est propre au monde de l'industrie. Utiliser la précarité des salariés pour les obliger à se soumettre plus docilement aux ordres, pour réorganiser sans assumer toutes les conséquences. On est en plein dans un processus de « contrôle de la production ». Les procédures « qualités » apparaissent à l'université. Surveiller et produire renvoie à la norme industrielle. Le rapprochement université / entreprise se met en place par une mise au pas des pratiques universitaires sur celles des entreprises privées… et non l'inverse. On ne demande pas aux entreprises privées de se rapprocher de la recherche en adoptant leur culture (en France en 2008).

Les campus sont des « parcs d'attraction ». Ce n'est pas tout à fait pour les loisirs, encore que le sport, la culture et la restauration y ont leur place. Ce sont des parcs d'attraction pour les techniques et les techniciens (formés ou en formation). Á l'intérieur de ces parcs d'attraction, il faut construire la vie et la ville aseptisée, capable de catalyser l'invention de techniques utiles.

Ces parcs d'attraction visent à concentrer les techniques nouvelles et les mélanger avec les techniques industrielles en cours de commercialisation. Le rapprochement géographique est censé permettre le rapprochement des techniques. Le spatial influence, outre le social (Davis, 2006), la production.

En créant un campus, on espère créer un « esprit campus » (on est « les meilleurs », on est « prestigieux »), comme on fabrique des « esprits d'entreprise », c'est-à-dire des objectifs qui sont censés transcender les forces des individus vers un but commun, le « bien » du « campus ». L'entité acquiert une identité. L'entité acquiert un but (même s'il est flou) : la réussite du campus. En créant un groupe avec une frontière, on met en avant aussi bien ceux qui appartiennent au groupe que ceux qui en sont exclus.

Les réorganisations universitaires visant à la concentration des plateformes technologiques vont différencier les universités qui « réussissent » de celles qui « stagnent » ou « échouent ». Dans la transformation en cours, la réussite se matérialise par l'accumulation de matériel, de livres, de bâtiments, de récompenses et non par l'épanouissement du plus grand nombre. La réussite s'affirme par le potlach de matériel de recherche et non par les conditions de vie des étudiants et du personnel.   

La surveillance  

C'est à cause d'un ennemi extérieur supposé, d'un concurrent, que la nécessité d'être plus performant, et même d'être « le » plus performant prend sens. Il faut vraiment que le mauvais rêve de la guerre imminente et permanente trouble, en profondeur, nos jours et nos nuits pour qu'il y ait besoin de forger des armes. Désormais, sous peine de mort, il « faut » être plus efficace, plus performant, plus compétitif pour survivre face à la concurrence. Eureka, la « gestion de la recherche » est là pour apporter toutes les solutions managériales.  

Cette gestion des individus permet de rendre l'exercice du pouvoir le moins coûteux possible en faisant assumer les objectifs de performance à l'ensemble des personnes. La sélection de personnes ayant démontré qu'elles étaient prédisposées à tendre vers les objectifs de « performance » et l'auto-discipline, facilite le travail. Par ailleurs, les méthodes de management doivent être discrètes et ne pas générer de résistance en réaction.

L'utilisation de caméra de surveillance (Figures 2 et 3B) permet de scruter les gens, avec une sorte de panoptique moderne, au travers d'écrans de télévision et gérés la plupart du temps par des sociétés privées externalisées. Le contrôle intervient également grâce à la surveillance des activités grâce aux réunions de travail où l'on doit s'exposer et aussi grâce aux fiches d'évaluation individuelles et collectives, aux « indicateurs ».

Comment rendre acceptable l'ensemble des contrôles et des contraintes ? Comment ont-ils été acceptés ? Comment a-t-on fait pour que les individus acceptent de surveiller et d'être surveillés ? Peut-être est-ce parce que les enseignants-chercheurs sont habitués à la mise en observation constante du monde et sont sélectionnés pour avoir fait leur les objectifs de performance. Les techniques administratives qui normalisent les pratiques des chercheurs sont, elles-mêmes, déjà normalisées. La mise en place de fiches individuelles et collectives d'évaluation, le suivi des indicateurs bibliométriques et leurs interprétations sont rôdés depuis plusieurs années (dans certaines disciplines). L'enregistrement des pratiques, déviantes ou non, a déjà été expérimenté sur de longues périodes. Mais qui me surveille ? Personne et tout le monde !

Outre les caméras de surveillance et les indicateurs, la surveillance administrative passe par des cartes professionnelles et étudiantes électroniques dont toutes les informations peuvent être centralisées (quel livre consulte-t-il ? Que mange-t-il ? Quels sont ses horaires ?). Les technologies de la surveillance ont de beaux jours devant elles… L'ambiance paranoïde où on imagine qu'existe une guerre de chacun contre tous se renforce et rend difficilement pensable les autres contextes (Gargani, 2007).

Le contrôle n'est pas frontal. Il n'y a pas de fouille au corps. La surveillance et les contraintes se réalisent au travers de petites ruses dotées d'un grand pouvoir de diffusion, d'aménagements subtils et d'apparences innocentes (« juste » dire ce que l'on fait), mais qui transforment en profondeur les pratiques : inspection, règlement, mise sous contrôle des heures de travail pour chaque tranche horaire, motivation interne anti-désertion (journaux à diffusion interne à chaque université), règles administratives anti-vagabondage thématique (difficile d'obtenir des financements si on n'appartient pas à une UMR, un groupe), établir les absences, évaluer, sanctionner, récompenser, comparer, classer, maîtriser, mesurer, diriger, surveillance médicale, rompre les alliances dangereuses ou jugées inutiles. Les contraintes se font en douceur. Le corps et l'esprit dressés progressivement deviennent habiles. L'habitude, la répétition conduisent à être efficace, à agir de façon utile. L'assujettissement est exercé délicatement.

L'espace universitaire devient « criminogène » dans le sens où il met des frontières et, par conséquent, des étiquettes sur les gens qui ne devraient pas se trouver dans les lieux parce que déclarés désormais fermés à ces gens là. Ainsi, un promeneur peu devenir un potentiel espion industriel, ou tout du moins quelqu'un de louche parce qu'il n'a plus le « droit » de se trouver sur le campus. Le droit, les règles, fabriquent les criminels. De nouvelles lois vont être dirigées contre des groupes et des lieux spécifiques et pénaliseront des comportements tout à fait légaux ailleurs (Davis, 2006).

Avec les frontières, matérielles ou immatérielles (groupes), l'identité des individus est définie au travers des appartenances multiples. C'est un critère d'identité simple (parfois simpliste), mais qui permet de décider qui a le droit d'être à un endroit et de faire certains gestes (jouer au tennis, regarder un ordinateur…). L'existence des frontières matérielles justifie l'utilisation de moyens de surveillance. Néanmoins, comme les frontières sont multiples, tout le monde est à l'extérieur d'une frontière et donc tout le monde doit être surveillé. Ainsi, avec le système de surveillance d'un campus, les individus sont à la fois les personnes à protéger d'un ennemi extérieur (voleur, concurrent, espion, terroriste, délinquant…) et l'ennemi extérieur lui-même d'un certain nombre de frontières que quelqu'un a décrété. On impose un nouvel ordre local aussi contraignant, sous un aspect policé et accueillant, que le nouvel ordre mondial (Garnier, 2003-2004). Mais en dépensant les maigres ressources universitaires dans des mesures sécuritaires, on ne lutte pas contre l'échec scolaire ou les injustices sociales. La lutte contre l'insécurité, n'est pas la lutte contre les inégalités. 

On passe de l'anonymat (avec la possibilité d'être invisible), à la reconnaissance de chacun, son identification et son évaluation permanente par on ne sait qui. On aboutit à l'impossibilité de faire quelque chose sans qu'on nous épie et qu'on nous juge… C'est la transparence. Les universités subissent et réalisent des fusions entre structures d'enseignement supérieur afin d'accroître leur visibilité, leur taille et de réaliser des économies d'échelles (par exemple l'emploi en commun d'une plateforme technique). L'architecture également vise à rendre plus visible les universités et les universitaires. Vu de l'extérieur (par la transparence des constructions nouvelles en verre, comme l'institut d'optique ou le centre de recherche de Danone sur le plateau de Saclay), vu de loin (prestige), et « surveillables ».

En rendant tout le monde visible, on va mettre à l'index l'ennemi intérieur, le « fainéant ». Les faits et gestes sont soumis à un contrôle plus strict. Il faut aménager les lieux pour prévenir le crime, celui de l'espion extérieur et celui du non-productif interne. On a à faire à une préoccupation à la fois sécuritaire et de productivité. La modification de l'urbanisme universitaire doit « assainir » les esprits et les pratiques… Etre visible et savoir qu'on est visible va constituer une contrainte supplémentaire.

Le réseau de surveillance a un maillage rigoureux qui va de haut en bas (direction ð enseignant-chercheur), de bas en haut (étudiant ð enseignant-chercheur), et latéralement (enseignant-chercheur ð enseignant-chercheur). Tout le monde surveille tout le monde. Les surveillants sont surveillés. L'université est un appareil d'examen ininterrompu qui mesure, qui évalue et qui sanctionne. Cet appareil complexe décrit, mesure, compare, fabrique, dresse, redresse, punit, normalise, exclue. Par contre, il n'ignore pas, il n'est pas indifférent. On ne surveille pas pour sanctionner, mais pour contrôler l'individu de façon à modifier ses dispositions déviantes « en douceur ». Ce pouvoir est apparemment dilué. La surveillance ne s'adresse pas aux crimes « faits » dans la plupart des cas, mais aux crimes potentiels. On ne s'intéresse pas uniquement à ce que les gens ont fait, mais à qui ils sont et seront. La surveillance est une technique de pouvoir qui permet de contraindre sans en avoir l'air et qui agit bien au-delà de ce qui est visible, qui canalise et contraint l'imaginaire à se plier. Il faut être identifiable et identifié à travers l'appartenance à une thématique de recherche, une spécialité, une équipe, un labo, une institution. On identifie plus facilement les personnes prises dans une structure hiérarchique. Les individus fixés dans des rapports de domination sont plus facilement visibles, reconnaissables. La surveillance construit des multitudes dénombrables. On devient « sujet », on acquiert une identité, dès qu'on a été classé et qu'on a une utilité (du point de vue de la méga-structure). La discipline à la fois normalise et donne une identité. Dès qu'on est à la marge, on n'existe plus.    

Conclusion : L'espace des possibles  

Pour produire des techniques et des techniciens de façon efficace à l’université, on met en place un système de surveillance, de communication (pour justifier à l’extérieur les dépenses et pour motiver les « troupes ») et de convivialité (pour que les troupes se sentent bien). On met également en place une nouvelle organisation administrative et financière (financement sur projet, évaluations, primes au « mérite », nomination politique des évaluateurs et des administrateurs).

L’architecture joue un rôle à la fois dans la surveillance (caméra, transparence des structures, couloirs), dans la communication (prestige, discussions informelles) et dans la convivialité (espace de bien-être et de discussions informelles). La répartition des corps et l'aménagement spatial de l'appareil de production sont une autre forme de classement. Ces manières de classer s'ajoutent aux pratiques, tout aussi traditionnelles, d'établissement des hiérarchies que sont les organigrammes, les statuts et les fonctions. Le remodelage physique de l'espace est construit à des fins plus ou moins explicites de recherche de productivité et de défense de l'institution.

La production de techniques et de techniciens, ainsi que la surveillance de cette production sont désormais de plus en plus visibles. Avec la fonction principale de production de techniciens, la tâche émancipatrice de l’université est abandonnée, reléguée dans des filières et des universités qu’on appauvrit et qu’on s'acharne à discréditer. Le rôle de producteur de techniques et de technologies n’a pas été imposé de force, mais s’est progressivement imposé dans la pratique des universitaires parce que favorisé par le monde industriel et leurs porte-parole. Les mots d’ordre ont été assimilés, digérés et faits leurs par de nombreux scientifiques. Ces réorganisations, en vu d'accroître la visibilité et la productivité (inventer plus pour moins cher), trouvent leur sens dans la guerre économique que sont censées se livrer toutes les structures universitaires entre elles, mais aussi à d'autres échelles, les individus et les groupes (régions, nations, continents…). La concurrence est généralisée, diffuse. La méfiance est la règle. Dans cette ambiance joyeuse, des termes comme coopération et confiance ne peuvent être que transitoires et contractualisés (sous peine de se « faire avoir »). Les solidarités « locales » (c’est-à-dire les égoïsmes communautaires, les corporatismes) s'opposent dans les faits à la solidarité « globale ». La méfiance vis-à-vis des autres, la peur de ne pas être à la hauteur et de perdre la compétition, sont devenues une habitude incorporée qui conditionne la vie quotidienne. Ce type d'ambiance est également observable dans les universités.

L'aménagement concomitant des lieux (urbanisme, caméra, architecture…) et des instruments de contrôle des individus (fiches individuelles, collectives, d'évaluation) est révélateur de la volonté d'organiser la production de techniques et de techniciens à l'université. Il y a une préoccupation à la fois sécuritaire et de productivité qui guide les concepteurs des projets universitaires et qui traverse l'ensemble de la société contemporaine.

Des espaces de liberté et de convivialité sont encore présents dans les universités, et peut-être là plus qu'ailleurs. L'évolution du système les préservera-t-il ?   

Références bibliographiques

– Bourdieu P., 2002, Science de la science et réflexivité, Raisons d'agir éd/, Paris, 238p.

– Davis M., 2006, Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l'imagination du désastre, éd. Allia, Paris, 154p.

– Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 360p.

Gargani J., 2003, « La rhétorique dans les congrès scientifiques », Esprit critique, revue internationale de sociologie et de sciences sociales, vol.5, n.3 (été).

– Gargani J., 2006, « Production des idées scientifiques et diffusion des croyances : analyse d'un discours sur la répartition des richesses », Esprit critique, revue internationale de sociologie et de sciences sociales, Vol8., n.1 (hiver).

– Gargani J., 2007, De la convivialité entre scientifiques », La revue du Mauss, n°29, p.127-156.

– Garnier J-P., hiver 2003-2004, « Un espace indéfendable : l'aménagement urbain à l'heure sécuritaire », La Prétentaine, n°16/17.

– Hottin C., 1999, L’architecture universitaire des trente glorieuses. Universités et grandes écoles à Paris, Les palais de la science, Paris, AAVP, p.187-191.

 Illich I., 1973, La convivialité, Seuil, Paris, France, 157p.

– Latour B., 1993, Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, Paris, 252p.

– Léon A., 1993, Histoire de l'enseignement en France, PUF, 128p.

Marcuse H., 1968, L'homme unidimensionnel, éd. de Minuit, Paris, 281p.

– Paquot T., 2001, « Pour l’Université en ville », Urbanisme, dossier n°317.

Vinck D., 2006, « L'équipement du chercheur : comme si la technique était déterminante », Ethnographiques, n°9, février, http://www.ethnographiques.org/2006/Vinck.html