UNE ETUDE SOCIOHISTORIQUE ET DIACHRONIQUE DE LINFECTION NOSOCOMIALE
une étude sociohistorique et diachronique de l’infection nosocomiale
Dr Eytan Ellenberg,
Espace éthique de l’Assistance publique Hôpitaux de Paris,
eytan.ellenberg@sls.ap-hop-paris.fr
Résumé
Problématique ancienne, l’infection nosocomiale a, depuis plus de deux siècles, inquiété l’hôpital autant qu’elle a questionné la société. Du fait de son histoire, mais aussi de ses implications anthropologiques ou politiques, elle est un objet d’étude pertinent sur l’activité et l’image de l’hôpital. Parce qu’elle ne peut être considérée comme un objet neutre – simple pathologie dont il d’agirait de décrire uniquement les moyens de diagnostic, de traitement ou de prévention – l’infection nosocomiale apparaît comme un miroir découvrant diverses facettes de l’hôpital et de la médecine.
Mots clés
Infection, nosocomiale, linguistique, terminologie, histoire des hôpitaux, communication, concept
Introduction
L’infection nosocomiale ne serait-elle pas ou ne pourrait-elle pas être autre chose de plus complexe et plus large qu’une pathologie spécifique ? Peut-on la comprendre autrement ? Voici le pari, risqué, que cette recherche souhaite engager : considérer l’infection nosocomiale comme un prisme à travers lequel se réfléchissent le passé, le présent, la prise de conscience de la faillibilité et de la dangerosité de l’hôpital, son image dans la société, ses implications juridiques ou légales, communicationnelles, structurelles, etc.
Bref, l’analyse complète de l’infection nosocomiale doit aller sûrement plus loin que la description d’une épidémie de légionellose ou de xenopi, plus que la discussion autour de l’instauration de comités de lutte, plus que rapporter et analyser des chiffres de prévalence. L’infection nosocomiale sédimente en son point un ensemble d’éléments qui expriment une certaine vision de l’histoire, du fonctionnement et de l’image de l’hôpital. Partant de cette intuition, l’infection nosocomiale possède une histoire singulière : elle appelle des comportements, des constructions de structures et de systèmes organisationnels : elle est un concept. Notre approche s’attache à questionner ce concept, à interroger son passé, mais aussi, son présent. Nous voulons montrer également que l’infection nosocomiale révèle, comme un symptôme pour une maladie, le fonctionnement de l’hôpital (d’hier et d’aujourd’hui) mais aussi se rend opérationnel dans les transformations qui l’ont agité. C’est dire que ce concept reflète une certaine conception de l’hôpital et de ses rapports avec la société de son époque.
Cet article vise à repérer à travers une étude sociohistorique ou diachronique de l’infection nosocomiale des éléments de synthèse sur l’hôpital naissant de la fin du XVIIIe siècle.
- Le recours à l’étymologie
- Une question ancienne
- Des précurseurs de génie
- La matrice du retiolus ou du nosocomium à l’hôpital
Malgré la réactivation médiatique de cette question, et notamment les épidémies de légionellose, l’adjectif » nosocomial » est utilisé depuis au moins le XVIIIe siècle – comme nous le confirment de nombreux dictionnaires de médecine. Avant de les analyser de plus près, notons les informations données par deux références : le Trésor de la langue française et le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. Le Trésor de la langue française (CNRS, INFL, 1986, p242) nous indique à l’entrée » nosocomial » : » Nosocomial, -ale, -aux (empr. au gr. Nosocomos » qui soigne une maladie « ), adj. Qui se rapporte aux hôpitaux : qui se contracte à l’hôpital (Med. Biol. T.2, 1971) Fièvre nosocomiale ; maladies nosocomiales (BESH 1845-1846). Typhus nosocomial (Lar. 20e). » Pierre Larousse (1991, p1101) indique dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle à l’entrée » nosocomial » : » Nosocomial, -ale, adj. (nosocomium) Pathol. Qui se rapporte aux maladies endémiques des hôpitaux : miasmes nosocomiaux. Fièvres nosocomiales. » Il confirme par ailleurs que nosocomium provient du grec nosos, maladie et komeô, je soigne et signifie hôpital. Selon cet auteur, nosocomium serait un » vieux mot « . Ceci semble indiquer le chemin suivi par cet adjectif : d’origine grecque, il se serait ensuite latiniser. Autre référence : Littré, qui définit, en 1865, le terme » nosocomial « de la sorte : » Nosocomial, ale. Adj. [nosocomialis, de nosocomium, hôpital, de nosos, maladie, et chomein, soigner ; angl. Nosocomial, it. Nosocomiale, esp. Nosocomiale]. Qui est relatif aux hôpitaux : typhus nosocomial, fièvre nosocomiale [all. Lazarethfieber, hospitaltyphus] «
Les comptes-rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences / Institut de France (1930) font état également de l’utilisation plus large de l’adjectif » nosocomial » dans les expressions » gangrène nosocomiale » et » désinfection nosocomiale « . La psychiatrie n’est pas non plus en reste, Joseph Guislain (1852, p94) parle de l’ » influence de l’isolement nosocomial « . Il est possible de retrouver la trace de l’adjectif » nosocomial « , dans le Dictionnaire universel de la langue française de Louis-Nicolas Bescherelle de 1856 où l’on peut lire (page 565) : » Nosocomial, ale. Adj. Pathol. Se dit des maladies qui règnent dans les hôpitaux. Fièvre nosocomiale. Typhus nosocomial. Maladies nosocomiales. // pl. nosocomiaux. » Dans un dictionnaire plus ancien, en l’occurrence le Dictionnaire de médecine usuelle dirigé par le Docteur Beaude de 1849, on peut lire (page 521) : » Nosocomial (path), adj., nosocomialis, de nosocomium, hôpital ; qui a rapport aux hôpitaux. On a donné l’épithète de nosocomiales aux fièvres et au typhus contagieux qui se développent dans l’encombrement des grands hôpitaux « . La cause est ici clairement établie : l’encombrement des hôpitaux et consécutivement la recrudescence miasmatique. Nous y reviendrons.
Une occurrence plus ancienne est retrouvée dans le Dictionnaire de médecine de Nicholas Philibert Adelon datant de 1826 (pages 130-131) : » Nosocomial, adj., de nosocomium, hôpital, qui a rapport aux hôpitaux. On a donné le nom de typhus nosocomial, fièvre nosocomiale, à l’affection spéciale qui se manifeste dans certaines circonstances surtout parmi les malades qui séjournent dans les hôpitaux. Voyez TYPHUS « . Une autre occurrence plus ancienne a été trouvée dans le Dictionnaire des sciences médiales datant de 1816 (page 409) : » Fièvre nosocomiale, febris nosocomialis. Nous avons dit à l’article » fièvre d’hôpital « , que plusieurs médecins ont donné ce nom au typhus, parce que cette maladie se manifeste souvent dans les hôpitaux. Voyez fièvre typhoïde. » à la page 279, on retrouve à l’entrée » fièvre d’hôpital « : » Fièvre nosocomiale, febris nosocomialis. Le typhus a ainsi été nommé par beaucoup de médecins, parce qu’il règne souvent dans les hôpitaux encombrés. Voyez fièvre typhoïde « . Il est intéressant de noter que ce même dictionnaire indique (aux pages 409-410) l’existence de la » fièvre des prisons « , à qui on attribue la même étiologie que la » fièvre nosocomiale » : » Fièvre des prisons, febris carceralis. Comme la fièvre typhoïde s’est souvent développée dans des maisons de détention, où un grand nombre de prisonniers sont réunis, et comme entassés dans des espaces étroits, et non suffisamment aérés, on a quelquefois désigné cette maladie sous le nom de fièvre des prisons. C’est principalement en Angleterre que cette dénomination a prévalu. Voyez fièvre typhoïde. » Quant à cette fameuse fièvre typhoïde (page 475), nous avons retenu deux passages intéressants pour notre propos : » Les médecins attachés à des hôpitaux, doivent quitter, dans l’hôpital même, les habits qu’ils portent pour faire leur visite. Cette précaution a non seulement pour objet de les garantir eux-mêmes de la contagion mais d’en prévenir leur famille et les autres malades qu’ils visitent hors de l’enceinte de l’hôpital. (…) Le plus puissant de tous les préservatifs est le courage qui fait braver le danger de la contagion, pour remplir un devoir sacré. Le médecin qui, dans les grandes calamités, se dévoue pour le bien commun, échappe souvent à l’action des miasmes au milieu desquels il exerce ses nobles fonctions « . On ne peut qu’apprécier cet esprit conféré à la profession médicale : héroïsation du médecin qui fera place à notre époque à une certaine héroïsation du malade, mais ceci est un autre problème.
En ce qui concerne les dictionnaires anglo-saxons, nous pouvons repérer une entrée du terme nosocomial dans le Webster Dictionnary dans son édition de 1913 (page 982) : » Nosocomial [L. Nosocomium a hospital, Gr. : disease + to attend to] Of or pertaining to a hospital ; as nosocomial atmosphere. Dunglison. «
Le terme » nosocomial » provient du latin nosocomium qui signifie hôpital, établissement pour les malades. [II, n (+6 s. Code Justinien)]. Ceci est vérifié dans le Dictionnaire universel de la langue française de Louis-Nicolas Bescherelle de 1856 (page 656) : » Nosocomium. s.m Didact. Hôpital. » En ce qui concerne l’étymologie grecque, celle que l’on retrouve la plus fréquemment est la suivante : Nosos, maladie et comein (ou komein), soigner. On retrouve également le terme nosokomeion qui signifie hôpital (Le Petit Robert, 1995, p1499). Cette étymologie a crée de nombreux termes, tels que nosocome (directeur d’hôpital), » nosocomial « , » ale » et nosocomus qui signifiait garde malade. On retrouve également comme synonymes de nosocomium : valetudinarium et nosokoméion et pour nosocomus, nosocokomos. Dans l’ancien français, nosocomium se traduisait par enfermerie et nosocomus par enfermier.
C’est aussi pour cela qu’un auteur comme Michel Foucault mettra en parallèle l’histoire de la prison avec celle de l’hôpital. C’est dire l’importance que l’on doit conférer à la terminologie employée, elle sert souvent de guide exploratoire – c’est également, plus modestement, l’esprit qui anime ce travail.
Corollairement, l’étymologie grecque renvoie à la fonction de l’hôpital : celle de soigner des malades. Par le signifié » hôpital « , il faut comprendre ainsi, grâce à ces deux étymologies grecque et latine, la structure, l’environnement ou milieu hospitalier et le soin prodigué. Ainsi, les deux caractéristiques essentielles de l’hôpital deviennent : l’institution en elle-même et ce qu’on y fait : soigner. Ceci semble primordial pour la suite car par » nosocomial « , les législateurs ne distingueront pas, en ce qui les concerne, l’environnement de l’acte. » Nosocomial » renferme donc, à l’analyse de son étymologie, les sens de structure et de fonction de l’hôpital. Cette double acception est fondamentale pour la proposition finale de définition : l’hôpital est une structure qui accueille des malades pour les soigner.
De la » pourriture d’hôpital » à l’ » infection nosocomiale « , l’histoire des hôpitaux regorge de références à cette problématique. Déjà, au XVIIIe siècle, l’Écossais John Pringle réalisait les premières observations sur les » infections acquises à l’hôpital » et introduisait de grandes réformes sanitaires dans les hôpitaux militaires. En 1788, Jacques Tenon se préoccupait, dans ses Mémoires sur les hôpitaux de Paris, des » fièvres des hôpitaux « , et il prônait, pour les combattre, la mise en place de mesures effectives d’hygiène hospitalière.
Les méthodes révolutionnaires d’asepsie préconisées par Ignatz Semmelweis, notamment la » désodorisation » par une solution de chlorure de chaux, que chaque étudiant de la clinique (où il opérait) utilisait pour se laver les mains, après chaque dissection, avant de toucher une femme enceinte (ce qui n’était pas le cas auparavant), ont modifié radicalement le pronostic de l’infection puerpérale (appelée en son temps » la fièvre des accouchées « ), faisant passer le taux de décès de 16 % à moins de 1 %. Mais ces méthodes d’asepsie ne correspondaient, dans l’esprit scientifique de l’époque, à rien d’identifié, et il ne fut donc pas suivi par le reste de la communauté scientifique, malgré les chiffres qui prouvaient son succès – sa postérité tardive fut néanmoins sa récompense : Louis-Ferdinand Destouches alias Céline lui consacra par exemple en 1924 sa thèse de médecine.
Plus tard, en 1874, Louis Pasteur déclarait, devant l’Académie des Sciences : » Si j’avais l’honneur d’être un chirurgien, jamais je n’introduirais dans le corps de l’homme un instrument quelconque sans l’avoir fait passer dans l’eau bouillante ou mieux encore dans la flamme » – il faut dire ici que les propos ne furent pas entendus comme il l’aurait souhaité par les chirurgiens de l'époque…
Mais en analysant de plus près l’histoire des hôpitaux, on se rend compte de son importance dans la fondation de l’hôpital moderne.
L’incendie de l’une des ailes de l’Hôtel-Dieu, en 1772, représente sans aucun doute l’événement qui a déclenché les principales interrogations sur l’hôpital au XVIIIe siècle. Il met » en lumière un hôpital improductif et menaçant, le brasier de l’année 1772 amorce une nouvelle définition de toute l’architecture hospitalière » (Foucault, Barret Kriegel et al., 1995, p5). Se crée ainsi, en 1777, une commission sur ordre de Necker et qui sera chargée » d’examiner les moyens d’améliorer les divers hôpitaux de Paris et de réformer l’Hôtel-Dieu « .
Les premiers constats de l’hôpital
Tenon (1724-1816) se préoccupe, en 1788, dans ses Mémoires sur les hôpitaux de Paris (1788) des » fièvres des hôpitaux « . Il prône, face à la » putridité » et aux » fièvres putrides « , des mesures d’hygiène hospitalière. Il insiste sur les conditions de délabrement de ces institutions, sales et surpeuplées, sur l’air que doit pouvoir bénéficier chaque malade, perpétuant ainsi une tradition hippocratique du fameux traité Les airs, les eaux et les lieux. Un aspect important des critiques émises à cette époque, en complément de la confusion, est celui de l’amas et de la stagnation des miasmes dans l’air. Le constat que l’on peut dresser de l’hôpital, au milieu du XVIIIe siècle, est assez effrayant, son image est déplorable, l’affaire semble urgente.
On remarque aisément la place importante laissée à la » fièvre d’hôpital » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Cette pathologie, dont vont traiter les principaux enquêteurs de la situation de l’hôpital du XVIIIe siècle, est bien entendue associée à celle de » pourriture d’hôpital » que nous traiterons plus loin.
Trois interprétations du contenu de l’entrée » fièvre d’hôpital » de l’Encyclopédie sont possibles :
- Son existence. Si aujourd’hui le terme » nosocomial « n’apparaît que rarement dans les dictionnaires généraux ou spécialisés, force est pourtant de constater que ce n’est pas le cas ici, soulignant en plein la force critique des penseurs de l’époque sur l’hôpital.
- La cause de la fièvre d’hôpital est bien identifiée : l’environnement. En effet, on peut y lire que c’est une » Espèce de fièvre continue, contagieuse et de mauvais caractère, qui règne dans les hôpitaux des villes et d’armées, dans les prisons, dans les vaisseaux de transport pleins de passagers, qui y ont été longtemps enfermés, en un mot dans tous les lieux sales, mal aérés, et exposés aux exhalations putrides animales, de gens malsains, blessés, malades, pressés ensemble, et retenus dans le même endroit « . Les idées d’encombrement et de confusion des malades, celle également de la » corruption » de l’air sont prégnantes. Si la cause de ce type de pathologie – autrement dit les microbes – n’est pas encore identifiée, nous devons constater que celle proposée par les rédacteurs de l’Encyclopédie, et probablement communément admise par l’époque, est opérante dans les propositions émises pour l’hôpital, que nous détaillerons plus loin. Pour les auteurs, règnent ainsi les notions de contagion : » qualité d’une maladie, par laquelle elle peut passer du sujet affecté à un sujet sain et produire chez le dernier une maladie de la même espèce » – et de miasmes : » corps extiement [extrêmement] subtils qu’on croit être les propagateurs des maladies contagieuses. »
- Des propositions. En effet, les deux auteurs n’en restent pas au constat mais posent que » la partie fondamentale de la méthode curative, est d’éloigner le malade du mauvais air. Quand cela n’est pas possible, il faut purifier l’air (…) ; renouveler cet air (…) ; séparer les malades. » Face à la dangerosité hospitalière et de ce qu’il en est le plus visible – les fièvres, les gangrènes, les ulcères qui semblent provenir de l’institution – les auteurs de l’Encyclopédie, et donc les penseurs de l’époque, prônent comme principales solutions : la circulation de l’air et la séparation des malades.
La pourriture d’hôpital ou la chose dans le signe : Étymologie et historique
Le cas de la pourriture d’hôpital éclaire l’existence d’une réflexion déjà fertile au XVIIIe siècle, voire avant, sur les conséquences post-opératoires, à type d’ulcères, rencontrées dans les hôpitaux, autrement dit sur la dangerosité du nosocomium. La » pourriture d’hôpital » est un cas intéressant d’analyse linguistique en tant que la » chose » – entendue la dangerosité de l’hôpital – paraît transparaître dans le » signe » – autrement dit la désignation utilisée.
La pourriture d’hôpital fait même l’objet d’une entrée dans le Dictionnaire de l’Académie française (1832-5) où l’on peut lire : » Espèce de gangrène qui survient quelquefois aux plaies et aux ulcères des malades qu’on traite dans les hôpitaux « . La pourriture d’hôpital est donc une entité nosologique bien identifiée dont la cause n’est, pourtant, pas clairement définie – les théories pasteuriennes ne seront connues que cinquante ans plus tard. Aujourd’hui le concept d’infection nosocomiale ne renvoie qu’à un concept subordonné de celui d’infection, présentant malgré tout quelques particularités, comme l’origine hospitalière du germe et les moyens de la contracter.
Pour les auteurs du XIXe siècle, et avant, la pourriture d’hôpital était une pathologie spécifique, sans lien formel avec d’autres, hormis les conséquences de l’encombrement : la pourriture d’hôpital est la conséquence néfaste d’un foyer ou d’une contagion. La pourriture d’hôpital s’individualise si bien que certains auteurs la retrouvent en dehors du milieu hospitalier… Ce n’est qu’avec Pasteur et les découvertes des microbes que l’on se rend compte des rapprochements possibles entre des maladies qui semblaient pourtant étiologiquement » éloignées » : leur origine microbienne. La littérature s’empare également du terme. Ainsi Zola (1897, p500), dans la débâcle nous décrit une : » ambulance tombée à la pourriture d’hôpital, sentant la fièvre et la mort, toute moite des lentes convalescences des agonies interminables « . La pourriture d’hôpital semble donc être un élément connu et identifié de l’environnement pathologique hospitalier. De plus, ne pourrait-on pas penser, qu’avec la pourriture d’hôpital, transparaît la chose dans le signe ? La pourriture d’hôpital exprime par sa dénomination l’impact du risque » infectieux » sur l’image de l’hôpital. La désignation » infection nosocomiale » n’a plus cette connotation si péjorative, elle ne possède pas cette expressivité aussi forte que la » pourriture d’hôpital « . Dans le cas de la pourriture d’hôpital, tout s’exprimait dans le terme. Suivons Michel Foucault (1966, p83) et ce qu’il nous dit des choses et de la représentation et soudain, les éléments précités prennent une autre ampleur : » Il faut qu’il y ait, dans les choses représentées, le murmure insistant de la ressemblance ; il faut qu’il y ait, dans la représentation, le repli toujours possible de l’imagination « . L’expression » pourriture » enclenche alors un ensemble de ressemblances avec la réalité, avec la » pourriture « , c’est l’image du nosocomium qui s’exprime avec on ne peut plus de clarté.
Confusion, dangerosité et dénaturation
La dangerosité de l’hôpital se caractérise, nous l’avons vu, par la confusion qui règne et qui augure des maux contagieux. Les enquêtes insistent aussi sur l’air et sa possible » corruption « . On parle bien à l’époque de confusion des salles, de mélange des contagieux avec les personnes saines ou du moins considérées comme non-contagieuses ; en somme, règne le désordre dans le nosocomium. La dangerosité se retrouve également dans la dénaturation des maladies et l’impossibilité pour le médecin de reconnaître clairement les pathologies entre elles, par cet élément surajouté, qu’est le risque de surinfection. La prise en compte du risque, que l’on ne savait pas encore infectieux, est donc également important afin de restaurer une certaine homogénéité dans les pathologies observées. Le risque heurte l’hôpital, par sa dangerosité directe sur les personnes malades, ainsi que par la dénaturation des maladies : dangerosité indirecte qui rend plus difficile encore le travail des médecins.
L’épidémie : le risque infectieux à grande échelle
Agir face au risque infectieux ne semble pourtant pas être une activité nouvelle du XVIIIe siècle : les épidémies sont sûrement les véritables précurseurs dans ce domaine. Elles constituent de parfaits modèles d’analyse pour l’hôpital, lorsque ce dernier entend s’attaquer à ses épidémies. Elles possèdent surtout un vrai pouvoir structurant : l’homme a ainsi lutté contre sa propagation, par la mise en place d’une certaine discipline, selon un certain ordre souhaité et suivant des schémas récurrents.
Les diverses épidémies qui ont jalonné l’histoire ont eu un impact significatif sur la réflexion concernant la sécurité sanitaire. L’épidémie, c’est une crise qui impose l’action : aucun pays, aucune population ne sauraient rester inactifs face à ce mal, souvent récurrent. Ainsi, se structure en réponse aux épidémies, en 1839, à Constantinople un Conseil supérieur de Santé, suivi et complété par le Conseil sanitaire de Tanger en 1840, et le Conseil quarantenaire en Égypte en 1843. Un Bureau sanitaire panaméricain fonctionna à partir de 1902, se consacrant surtout à la fièvre jaune. Cette dispersion des structures et des connaissances ne se terminera que lors de la réunion en 1910 sous l’Office international d’hygiène publique qui deviendra, à partir de 1945, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).
Au XVIIe siècle, afin de mesurer les désastres dus à la peste, l’administration anglaise institua le dénombrement des naissances et des décès dans les paroisses, inventant ainsi la statistique sanitaire et la démographie. Au XVIIIe siècle, les intendants du roi dans les provinces françaises devaient régulièrement informer leurs ministres des fièvres éruptives et des pestes, aussi bien que des épizooties et des famines. Mettre en place des mesures face à l’épidémie nécessite cependant l’adhésion de la population. Ainsi, à Marseille en 1720, lors d’une épidémie de peste, la population refusa les mesures anti-contagion proposées. Car » la notion de contagion n’était pas unanimement acceptée (…) Le commerce gouvernait la ville ; or, retarder l’arrivée des marchandises destinées à Beaucaire, bloquer des navires en quarantaine, c’est-à-dire les immobiliser sans rapport et nourrir les équipages, tout cela coûte cher et ne rapporte rien ! » (Foucault, 1966, p122) On le voit, toute mesure, toute action doit se mesurer à l’acceptabilité de la population, qu’elle soit professionnelle ou non. En résumé, sans acceptation : point de mobilisation. À l’épidémie et au désordre engendré, les autorités médicales ont répondu, selon Michel Foucault, par la discipline, élément que nous retrouvons clairement dans la technicisation de l’hôpital, qui marque aussi sa naissance en tant que » machine à guérir « .
Michel Foucault nous indique que l’épidémie n’a que peu de différence de nature avec l’idée de maladie : » Il suffit qu’une affection sporadique se reproduise un certain nombre de fois et simultanément pour qu’il y ait épidémie. Problème purement arithmétique du seuil : le sporadique n’est qu’une épidémie infraliminaire. Il s’agit d’une perception non plus essentielle et ordinale, comme dans la médecine des espèces, mais quantitative et cardinale. Le support de cette perception n’est pas un type spécifique, mais un noyau de circonstances. (…) Le fond essentiel est défini par le moment, par le lieu » (Foucault, 1963, p22-23). On retrouve cette idée dans la notion de foyer : ainsi, la pourriture d’hôpital, c’est la pourriture liée à un foyer dans l’hôpital. L’importance de l’épidémie tient, par contre, en son apparition spécifique : » La maladie spécifique se répète toujours plus ou moins, l’épidémie jamais tout à fait. Dans cette structure perceptive, le problème de la contagion est relativement de peu d’importance. (…) La contagion n’est qu’une modalité du fait massif de l’épidémie. (…) Contagieuse ou non, l’épidémie a une sorte d’individualité historique » (Foucault, 1963, p26). La contagion est tout de même très importante car elle permet, par sa métaphorisation, de sédimenter un ensemble de croyances multiséculaires. En effet, tant pour la peste que pour la syphilis, le milieu médical, mais surtout la population, sont restés très attachés à cette idée de contagion directe ou par l’air corrompu. Choisir, pour une autorité, l’option contagionniste ou aériste, infectionniste suppose, corollairement des actions très différentes. Si l’on opte pour le contagionnisme (deux types de contagion existent : la contagion directe, d’homme à homme et indirecte par l’intermédiaire d’un hôte vecteur), on s’occupe alors plus des corps possiblement contaminateurs. Si l’on opte pour l’aérisme, on se préoccupe alors préférablement de la possible corruption de l’air. S’opposent alors deux types de construction de réponses. Aujourd’hui, la lutte contre l’infection nosocomiale présente également ces deux axes : l’hygiène hospitalière, qui comprend de nombreuses actions de prévention environnementale ; et la prévention de la résistance aux antibiotiques, facteur favorisant des infections à germes difficilement contrôlables par les thérapeutiques anti-infectieuses généralement utilisées.
Jean-Charles Sournia et Jacques Ruffié (1995) soulignent l’impact d’une épidémie et la relative constance et reproduction de ses effets, que l’on retrouve aujourd’hui à des degrés divers, mais selon la même dialectique : la recherche de responsables voire de coupables.
Un autre élément parcourt les histoires des épidémies : l’attention à l’air. Vigarello (1993, p50) souligne ce point, qui aurait gagné en importance, selon lui, depuis la peste de 1348 : » C’est » l’état » de l’air qui déclenche les pratiques collectives comme les pratiques individuelles « . Après les découvertes pasteuriennes et, surtout, l’utilisation des antibiotiques, la priorité est donnée à l’individu et au moyen qu’on se donne pour guérir de l’infection ; et, du même coup, les actions plus globales de prévention sont mises de côté, puisque l’on peut traiter ; consécutivement, rien ne sert, ou si peu, de prévenir le mal. La priorité est donnée à l’individu porteur d’un microbe : c’est la stratégie thérapeutique de Pasteur ; ses suiveurs n’imagineront pas de prescrire des antibiotiques en se restreignant, éventuellement pour des pathologies d’origine probablement virale ; cette disposition d’esprit, ajouté, il faut bien le dire, à un nomadisme médical et une pression des patients pour la prescription même inutile, sera à l’origine de résistances fâcheuses de certaines bactéries face aux antibiotiques, même les plus puissants.
Jean-Charles Sournia et Jacques Ruffié (1995, p252) nous indiquent que l’apport de Pasteur se trouva réellement confirmé dans l’épidémie : » Ce sont les maladies épidémiques (…) qui ont été le premier domaine de la médecine ouvert à une confirmation objective vérifiable, avec une sanction thérapeutique immédiate : telle maladie liée à tel microbe et prévenue par tel vaccin « . Cela ne suffit pourtant pas : la récente épidémie de SRAS a bien montré que ce ne sont ni l’hypothétique vaccin ni le traitement qui ont fonctionné mais bien l’ordre et la discipline, la séparation et la mise en quarantaine des malades. Même dans un contexte d’épidémie mondialisée, on en reste à des mesures prônées depuis des siècles, des mesures historiquement datées. Prévenir l’épidémie, c’est mettre en place des actions spécifiques et notamment séparer : » L’ambition préventive, ici encore, est d’éloigner tout contact impur ; l’inquiétude majeure, réitérative au point d’apparaître unique, est celle des pourritures internes. (…) La lèpre est d’autant plus redoutée qu’elle rend la pourriture visible. (…) Se préserver, dans ce cas, c’est rejeter le malade : l’éloignement physique joue avec l’impureté » (Vigarello, 1993, p13-14). On peut comparer cette appréhension de l’infection à d’autres pratiques, qui semblent a priori lointaines, comme le décrit admirablement Mary Douglas (2001) dans De la souillure : c’est-à-dire une conception religieuse. On ne peut qu’y rapprocher la traduction du kadosh hébraïque : séparer pour rendre pur, s’éloigner de l’impur. La séparation entend agir face à la confusion et à la souillure, c’est le début de la discipline.
Les actions mono thérapeutique et mono préventive, qui font suite à Pasteur, pourraient être comprises comme une victoire de la rationalité, en ce sens où une cause a un effet et que cette cause peut être prévenue par un traitement. Mais attention, nous préviennent Sournia et Ruffié premièrement ce n’est pas aussi linéaire que cela et, deuxièmement, la réaction à la maladie n’est pas uniquement rationnelle, telle que souhaitée par le praticien : des aléas sont toujours possibles. Citons-les : » ce schéma dont la valeur didactique est certaine ne recouvre pas totalement la réalité médicale » (Sournia et Ruffié, 1995, p243). Et ils ajoutent : » de cette victoire pasteurienne remportée grâce à un raisonnement rigoureux, n’allons pas conclure à l’adoption par tous d’une vision réfléchie de la maladie : aussi longtemps que la santé de l’homme sera menacée, il y mêlera affectivité et rationalité. » (Sournia et Ruffié, 1995, p252).
Il nous fut donc important de resituer la lutte contre le risque infectieux dans un autre contexte que celui de l’hôpital : celui de la prise en charge des épidémies, risque infectieux à grande échelle. L’hôpital sera celui de la prise en charge du risque infectieux, mais à petite échelle, mais selon des schémas identiques. La discipline et l’ordre opèrent donc de concert face au risque infectieux. Ce qui a fonctionné dans l’environnement urbain fonctionnera à l’hôpital ; en tout cas, on en est convaincu.
Lorsque Michel Foucault retrace la naissance de la prison dans Surveiller et punir (1975), il insiste sur le caractère structurant des disciplines. Foucault souhaite également rattacher cette théorie des disciplines à l’histoire des hôpitaux. Selon cet auteur, il est possible de considérer que l’hôpital est devenu un instrument thérapeutique par la mise en marche de la discipline. La définition qu’il donne de la discipline est la suivante : » Le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité » (Foucault, 1975, p161). Cette discipline n’est pas pur contrôle du corps de l’autre, mais bien » anatomie politique » ou » mécanique du pouvoir » ; c’est-à-dire » comment on peut avoir prise sur le corps des autres, non pas simplement pour qu’ils fassent ce qu’on désire, mais pour qu’ils opèrent comme on veut, avec les techniques, selon la rapidité et l’efficacité qu’on détermine » (Foucault, 1975, p162).
Finalement, par cette discipline, l’hôpital devient un espace médicalement utile. C’est un quadrillage des » malades à traiter « . S’exprime ainsi la singularité du choix de la finalité de l’hôpital : celui de soigner. Les revendications actuelles sont plutôt celles d’une » personne » qui seraient à » prendre en charge « . De » malade à traiter « , d’aucuns souhaiteraient que l’on envisage plutôt des » personnes malades à prendre en charge » : du to cure au to care. Apparaissent ainsi deux types d’ordres et donc de quadrillages : ceux des événements et des individus. L’ordre rime aussi avec hiérarchie et quadrillage. Pour Foucault, l’hôpital devient ainsi » thérapeute » par l’association de différents types d’actions, notamment : la séparation des contagieux d’avec les autres patients et la mise en forme pédagogique de l’hôpital. La mise à l’abri du malade disparaît au profit de la mise en place d’une organisation à traiter des malades, et à apprendre sur eux.
Avant d’envisager la circulation de l’air, il faut en premier lieu penser au quadrillage : faire régner l’ordre et la séparation des » genres » de malades pour éviter la confusion et le désordre, synonymes de souillure. L’hôpital, face au risque » infectieux « , à la pourriture d’hôpital, souhaite rétablir l’ordre, en quadrillant son espace et en disciplinant son fonctionnement.
La prise en charge de l’hygiène hospitalière est également moyen de remettre l’ordre, face à la confusion constatée, à l’instar de ce qu’écrit Mary Douglas (2001, p24) : » La saleté est une offense contre l’ordre. En l’éliminant, nous n’accomplissons pas un geste négatif ; au contraire, nous nous efforçons, positivement, d’organiser notre milieu « . Il y a donc nécessité d’agir face à ce désordre et de ranger, mettre en ordre, classer : séparer les malades, quadriller l’espace, laisser circuler l’air. C’est dans ce cadre que nous pouvons émettre l’hypothèse de la place centrale prise par ce risque » infectieux » dans le passage du nosocomium à l’hôpital. Les disciplines instaurées, les actions de séparation, quadrillage sont autant de manières de rétablir l’ordre, tout ceci rendu nécessaire face à la confusion et à la souillure.
L’ordre et la discipline vont donc constituer l’hôpital moderne. Deux conceptions s’activent ainsi dans ce sens : la première est le quadrillage : » Organiser en fonction d’une stratégie thérapeutique concertée : présence ininterrompue et privilège hiérarchique des médecins ; système d’observations, de notations, d’enregistrement, qui permette de fixer la connaissance des différents cas, de suivre leur évolution particulière, et de globaliser aussi des données portant sur toute une population et sur des périodes longues ; substitution aux régimes peu différenciés en qui consistaient traditionnellement l’essentiel des soins, de cures médicales et pharmaceutiques mieux ajustées. » (Foucault, Barret Kriegel et al., 1995, p16) – c’est-à-dire l’organisation d’une discipline de contrôle et de traitement des malades -; seconde approche constituée par la circulation de l’air : » Il faut supprimer tous les facteurs qui le rendent périlleux pour ceux qui y séjournent (problème de la circulation de l’air qui doit toujours être renouvelé sans que ses miasmes ou ses qualités méphitiques soient portés d’un malade à l’autre ; problème du renouvellement du linge, de son lavage, de son transport) » (Foucault, Barret Kriegel et al., 1995, p16). Approfondissons à présent cette notion de circulation de l’air.
Le constat est donc celui d’un encombrement morbide et de la nécessité d’une circulation thérapeutique. Finalement, l’objectif de cette circulation de l’air est » de construire de manière qu’on y conserve, au moins autant qu’il est possible, un air pur et exempt de la corruption qui y règne toujours dans les hôpitaux nombreux. (…) Par cette disposition, chaque salle est comme une espèce d’île dans l’air, et environnée d’un volume considérable de ce fluide, que les vents pourront emporter et renouveler facilement par le libre accès qu’ils auront tout autour. Cet air étant renouvelé, servira ensuite à renouveler celui des salles, sans que le mauvais air des unes puisse être reporté dans les autres. «
Laisser circuler l’air, c’est également trouver l’architecture adéquate. Ainsi, on rejette certaines formes. Cette préoccupation quant à la circulation de l’air occupe donc bien l’esprit des médecins de cette fin du XVIIIe siècle. Dans une époque où l’image du corps est celle de réseaux de filets, s’agençant en organes, l’hôpital, pour traiter ces corps, se transforme en filet : l’ambivalence de ce dernier se retrouve dans l’association du quadrillage et de la circulation : on attrape la proie tout en la laissant respirer. On quadrille et on laisse circuler : la matrice du retiolus. Cette ambivalence n’empêche pourtant pas ce concept de réseau de fonctionner dans ce XVIIIe siècle en ce qui concerne la description et la gestion des corps.
Quadrillage et circulation sont les deux composantes qui constituent ce que nous avons appelé la matrice du retiolus – filet en latin. Cette matrice est censée mieux nous faire comprendre le passage du nosocomium à l’hôpital dans sa version moderne. Elle est par nature ambivalente, comme l’est la notion de filet. En effet, après avoir capturé une proie, en l’enfermant dans son filet, cette dernière a tout de même la possibilité de respirer : emprisonner dans un filet tout en laissant circuler l’air. Notre hypothèse est que l’on a posé un filet sur l’hôpital pour qu’il devienne une machine à traiter des malades. Cette matrice n’apparaît en rien accidentellement, car les fibres fondent également l’image du corps de l’époque, comme nous pouvons le constater, de façon flagrante, dans Le Rêve de d’Alembert de Diderot (1769). Le Dr Bordeu y est au chevet de d’Alembert, accompagné par la fraîche Mademoiselle de l’Espinasse, et écoute patiemment les propos de son malade. Dans cet ouvrage, on peut aisément constater la prégnance de l’idée de fibre et donc corollairement de celle du filet – union de fibres – dans la conception du corps à cette époque ; l’organisme n’est qu’un grand réseau de fibres : » La fibre est un animal simple, l’homme est un animal composé » (Diderot, 1769, p133) ; plus précisément » Tous ses organes (…) ne sont à proprement parler, que les développements grossiers d’un réseau qui se forme, s’accroît, s’étend, jette une multitude de fils imperceptibles » (Diderot, 1769, p97). Le Docteur Bordeu constate l’omniprésence des fils ; à le suivre » Les fils sont partout » (Diderot, 1769, p97). Le corps est composé d’un réseau de fibres, on peut ainsi y percevoir toute une dynamique : » Ce point devient un fil délié, puis un faisceau de fils. (…) Chacun des brins du faisceau de fils se transforma (…) en un organe particulier : abstraction faite des organes dans lesquels les brins du faisceau se métamorphosent, et auxquels ils donnent naissance. Le faisceau est un système purement sensible » (Diderot, 1769, p103). D’une conception technologique, le XVIIIe siècle élabore une vision fibrillaire, réticulaire du corps.
C’est une perspective anthropologique intéressante : au moment où le corps est perçu comme composé de fibres, de filet formant un grand réseau, l’hôpital, pour devenir une machine à traiter les corps, opère comme un filet de chasse. C’est un point qui nous fait pencher vers la thèse, développée notamment par des auteurs comme Pierre Musso (2003), que le réseau est le concept utilisé au XVIIIe siècle pour la gestion des corps ; l’hôpital, lieu où s’exerce à plein cette gestion, ne peut rester en marge, il y participe.
Conclusion
L’infection nosocomiale nous permet d’effectuer un voyage à travers l’histoire des hôpitaux et de la médecine ; d’entrevoir quelques aspects politiques et anthropologiques notamment pour deux époques précises : le XVIIIe et le XXe siècle. Nous avons pu mettre en lumière la prégnance de ce concept depuis plus de deux siècles, sa relative relation avec l’esprit de l’hôpital de chaque époque, et montrer les difficultés affrontées par quelques précurseurs de génie pour faire accepter leurs idées novatrices. Nous avons également pu montrer la relative symétrie de la terminologie employée et la situation structurelle et épistémologique de l’hôpital. L’infection nosocomiale est donc un véritable concept, possédant une histoire, une diachronie passionnante, des interactions fortes avec la société de l’époque.
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