U N E    L E C O N    D E     D E M O C R A T I E :

L A    L U T T E    D E    L ‘ E T A T    I T A L I E N    C O N T R E    L A    M A F I A    S I C I L I E N N E

 

                                                                                   Eric  MEILLAN

 

            Eric MEILLAN a servi 34 ans dans la Police nationale, où il a exercé plusieurs postes de responsabilité, dont sous-directeur de la direction de la surveillance du territoire (DST) et directeur de l’inspection générale des services (IGS). Il est reconnu comme un spécialiste des affaires mettant en cause la sûreté de l’Etat, tout en étant attaché au bon équilibre entre déontologie et efficacité en matière de sécurité intérieure.

           Auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages, il se penche donc souvent sur les nécessités de réactions fortes de la part d’un Etat qui doit savoir néanmoins maintenir les principes d’un Etat de droit, par exemple dans la lutte anti-terroriste.

          Docteur en sociologie juridique, il préside actuellement la section « droit pénal » de l’Association française des docteurs en droit (AFDD), et professe droit pénal et criminologie à l’Université..  

           Ses racines  le portent vers la Sicile et l’ont guidé dans ce sujet qu’il est à même de comprendre dans toutes ses subtilités. Il avait d’ailleurs dirigé la section scientifique française du centre international de recherches et d’études sociologiques, pénales et pénitentiaires de Messine (Sicile).

            Notre inconscient associe « mafia » à « Sicile » ; mais on parle couramment de « mafias » pour désigner toutes sortes d’organisations criminelles présentes sur le sol italien, comme la camora napolitaine ou la n’drangheta calabraise.

            La mafia sicilienne, seule à pouvoir porter réellement ce nom, apparaît incontestablement  indissociable de l’histoire de la Sicile depuis un peu plus de deux siècles.

            Tôt, les organes de l’Etat en Italie s’en sont préoccupés, mais avec une inefficacité quasi totale, due pour beaucoup au mode d’implantation et de fonctionnement de la mafia.

             Une dérive hyper violente des mafieux à la fin des années 1970 a conduit l’Etat italien à réagir avec une fermeté nouvelle, orchestrée par des magistrats et des policiers : les politiques n’ont eu finalement d’autre choix que d’accepter la mise en oeuvre d’un nouvel arsenal juridique ; il s’inscrit parfaitement dans le processus démocratique d’une république qui a écarté un temps toute mollesse.

             Le succès a été au rendez-vous : l’Etat italien a brisé la mafia.

             Mais celle-là a su effectuer sa renaissance, après des mutations internes radicales pour la rendre acceptable aux politiciens, qui aujourd’hui pourraient de moins en moins soutenir l’action des organes judiciaires.

 

L’HISTOIRE DE LA MAFIA.

La naissance.

               Du XIème siècle jusqu’au début du XIXème siècle, la Sicile vit dans le système féodal qui, avait été importé par les Normands : chaque seigneur règne en maître chez lui.

               L’extrême pauvreté d’une grande partie de la population engendre une délinquance importante, avec néanmoins quelques individualités qui s’en détachent : « les hommes d’honneur » ; ces sortes de bandits plus ou moins chevaleresques se posent en conciliateurs dans une société par trop inégalitaire.

               L’aventure napoléonienne ébranle l’immobilisme de la société sicilienne ; mais le départ des armées françaises de la botte italienne, un temps compensé par une occupation anglaise en Sicile, crée une anarchie nouvelle.

               Les grands barons recrutent alors les plus ambitieux de ces « hommes d’honneur » pour contenir les paysans et leurs nouvelles revendications : naît la mafia, sorte de sécurité privée de l’époque.

                A la fin du XIXème siècle, cette mafia s’émancipe du monde seigneurial, tout en contrôlant paysans et ouvriers. Classe moyenne semi-clandestine, elle ne se heurte pas de front avec les puissants, elle les contourne.

              En sicilien du XIXème siècle, le mot « mafia » évoque ce qui est chic : la beauté, la perfection, la grâce… On est loin de l’interprétation actuelle du mot. Le mafieu fait étalage de signes distinctifs, parmi lesquels la casquette, et utilise un fusil de chasse à canon scié.

               Le principe de base du monde mafieu se résume dans l’ « omerta », le silence qu’on accepte par déontologie, mais aussi par peur ; les autres règles non écrites consistent en un respect des femmes, des enfants, des veuves, de l’hospitalité, de la parole donnée et de la religion.

               La violence extrême correspond à la conception de la mort dans le sud de l’Italie, car la vie n’y a pas la même valeur qu’ailleurs en Europe. La mort se donne traditionnellement par arme à feu ou par étranglement.

 

Les premières réactions de l’Etat.

               La population sicilienne considère l’Etat, quel qu’il soit,  comme un ennemi, comme d’ailleurs elle appréhendera plus tard la République italienne.

                Peu à peu la mafia se substitue à cet Etat, avec l’idée, acceptée par tous, qu’il s’agit en cela du bien de la Sicile. La confiance va à la mafia. En 2001, le procureur national anti-mafia GRASSO  résumera en une phrase simple : « la mafia a été l’Etat ».

                 Mais des professionnels s’inquiètent…


          En 1838, des magistrats de Trapani (ville située à l’extrême ouest de la Sicile sur la côte) qualifient dans un rapport la mafia de « société secrète dangereuse ».


          En 1878, le préfet de Palerme exile des mafieux qui ont été acquittés par les tribunaux, faute de preuves.


          En 1898, le préfet de Palerme écrit : « les chefs de la mafia sont sous la protection des sénateurs, députés et autres personnages influents » ; il a détecté l’interpénétration entre la politique régionale et la mafia.

                   Cette collusion s’accentue à partir de 1912, époque à laquelle le suffrage universel permet aux mafieux de mettre leurs clientèles au service de politiques.

                    La dictature mussolinienne, dès les années 1920, ne peut tolérer un autre pouvoir que celui du « duce » ; le préfet Mori conduit alors en Sicile une répression impitoyable, complètement hors des droits de l’homme : suspension des garanties constitutionnelles, tortures, procès sommaires… Cette  répression s’abat d’ailleurs autant sur les mafieux que sur les communistes.

                    L’ensemble des mafieux exècrent le fascisme, aussi fort qu’ils détestent le communisme et les communistes ; cela leur permettra de renaître à la fin de la seconde guerre mondiale. Car, si la répression fasciste a terriblement touché les « soldats » de la mafia, le haut de la hiérarchie a su y échapper et organisera cette renaissance.

 

 

La mafia relégitimée par la guerre.

                Dans les dernières années de la seconde guerre mondiale, les services de renseignements américains demandent leur aide aux chefs mafieux siciliens, par l’intermédiaire de mafieux installés aux Etats-Unis : il s’agit de faciliter et de soutenir le débarquement américain en Sicile.

                Dès 1944-45, on retrouve certains de ces chefs mafieux installés par les forces d’occupation américaines, comme responsables politiques locaux, en particulier comme maires.

                 De là naît le pacte occulte de la mafia avec ce qui deviendra l’un des grands partis politiques italiens, la démocratie chrétienne, elle aussi soutenue par les Etats-Unis. La mafia apporte sa clientèle pour les votes aux élections et participe au financement des groupes politiques amis ; les responsables politiques, ainsi élus, bloquent, à Palerme et surtout à Rome, les initiatives législatives susceptibles de créer des gênes pour les activités mafieuses.

                  A nouveau, la mafia joue un rôle politique légitime en Sicile. Mais il reste occulte et ne sera étalé au grand jour que bien plus tard, avec l’affaire Giulio Andréotti : ancien président du conseil et ministre à de nombreuses reprises, il est poursuivi en 1990 pour complicité active avec la mafia. Il verra ses actions prescrites, pour celles d’avant 1980, et sera en quelque sorte absous pour les années 1980-90…

 

La montée en puissance de la mafia.

                   Le climat de la guerre froide, dominé par la lutte anti-communiste, se traduit dans les actions de la mafia : en 1947, on impute à un petit mafioso, Salvatore  Giuliano, d’avoir massacré près de Palerme des paysans et des ouvriers des chantiers navals ; bientôt en cavale, il est assassiné en 1950 par des auteurs restés officiellement inconnus, probablement pour assurer son silence.

                   Peu à peu, la mafia gagne à elle, en les recrutant, des voyous issus du chaos de l’après-guerre ; ceux qu’elle ne peut employer, elle les tue.

                   Les mafieux vivent et prospèrent alors des infractions suivantes…


          Le « pizzo » sur les commerçants (racket).


          Le prêt usuraire à la petite semaine.


          La corruption dans les travaux publics, attribués à des sous-traitants plus ou moins fantoches.


          Le trafic de cigarettes.


          Le jeu.


          La prostitution.


          Le trafic d’armes…

 

Le début d’une dérive.

                   Bientôt la mafia se lance dans le trafic de drogue que, dès 1950, elle domine au niveau mondial.

                   On date de ces années-là la naissance de la « coupole », assemblée collégiale des chefs mafieux : elle prend des décisions de principe, obligatoires à tous. Malheur à celui qui ne les respecte pas !

                    En 1960 éclate une guerre sanglante à Palerme pour le contrôle du trafic international de drogue ; l’explosion d’une voiture tue 7 policiers. La relative mansuétude des forces de l’ordre locales pour la mafia prend fin ; les magistrats s’y associent.

                    On dénombre jusqu’en 1964 quelques 2.000 arrestations ; un  grand procès est délocalisé en Calabre, mais les preuves disparaissent et les témoins se rétractent : cela n’aboutit en 1969 qu’à des acquittements.

                     Sous les influences du milieu politique, les mafieux adoptent un profil bas et la pression judiciaire doit  se relâcher, frustrant policiers et magistrats.

 

 

LES « CRIMES EXQUIS ».

 La prise de contrôle par les « Corléonais ».

                       A la fin des années 1970, des mafieux issus de Corléone, petit bourg typique situé à 60 kilomètres au sud de Palerme, étendent leur domination à la capitale de la Sicile. On les appelle les « Corléonais » ; leur saga a largement inspiré le film de Francis Coppola « Le Parrain ».

                        Dès 1981, ils contrôlent Palerme et bientôt le trafic international de drogue. Ils agissent avec une violence extrême et systématique, contrairement aux vieux caciques de la mafia, qui n’y recourent généralement qu’en dernier ressort. Ils s’affranchissent de la « coupole », la haute commission des chefs mafieux.

                          A leur tête, deux figures qui deviendront légendaires…


          Salvatore Riina, dit « Toto » Riina.


          Bernardo Provenzano.


                  


                   Riina, qui dirige, part du principe qu’on doit supprimer toute personne qui veut s’intéresser aux affaires des “Corléonais”, en particulier au trafic de drogue.


 


 


La folie sanglante.


                   Fin 1980, le massacre s’étend : il va toucher, en plus des concurrents mafieux, des policiers, des magistrats, des responsables politiques… Toto Riina agit en contradiction  avec la règle des vieux mafieux qui ne touchent pas à l’Etat par la violence : car cet Etat dispose du pouvoir de les écraser.


               Riina ne cherche pas à remplacer l’Etat : il veut simplement mener ses affaires si lucratives. Il décide donc d’imposer sa volonté à tous, Etat compris, par une violence extrême.


              Deux de ces assassinats touchent profondément la société sicilienne, mais aussi italienne en général…


          Le chef du parti communiste de Sicile, Pio La Torre, membre actif de la commission parlementaire anti-mafia, est assassiné. Il avait réussi à faire admettre, et légiférer en ce sens, que l’appartenance à la mafia constitue par soi-même, un délit.


          Le général dalla Chiesa arrive à Palerme en avril 1982 comme nouveau préfet ; mais le pouvoir de Rome ne lui délègue pas les pouvoirs, en particulier juridiques, qu’il avait demandés. Il est tué en septembre.

 

Le clergé catholique.

                        Depuis toujours, les mafieux invoquent pour couvrir leurs actions, en particulier violentes, qu’ils accomplissent la volonté de Dieu ; d’où l’expression de « crimes exquis »…Ostensiblement, ils respectent les sacrements ; ils ne se sentent pas en contradiction avec les règles de l’église, même s’ils pratiquent quotidiennement plusieurs péchés capitaux.

                         Ils ont pris l’habitude de soutenir financièrement avec largesse les paroisses en difficulté. Quand ils sont recherchés, ils cherchent malgré tout à accomplir l’apparence de leurs devoirs de chrétiens.

                         Tout cela leur vaut souvent la mansuétude du clergé de proximité. D’ailleurs, les chefs mafieux copient les prêtres en pratiquant la « bénédiction », pour autoriser des actions légales ou illégales qui leur sont soumises.

                         Pourtant dès 1981, le pape Jean-Paul II commence à revenir sur les silences et les ambiguïtés du Vatican lui-même vis-à-vis de la mafia. Certes, il donne la priorité à sa croisade contre l’empire communiste, donc ne s’intéresse que peu aux affaires internes à l’église : il ne met pas fin à ce qui sera dévoilé ultérieurement par les médias, comme des facilités pour des blanchiments d’argent sale. Il envoie néanmoins une directive aux évêques de Sicile pour qu’ils s’engagent activement contre la mafia.

 

                         Trop d’assassinats : la population, les professionnels  ne peuvent plus supporter le comportement fou furieux de Toto Riina. La réaction se met en marche, et de nombreux mandats d’arrêt sont lancés.

                          Cela excite encore plus le chef mafieu qui ne perçoit pas que l’opinion s’est inversée,  et n’interrompt pas la valse des assassinats.

 

 

LA REACTION SOCIALE.

D’abord, l’église.

                           En septembre 1982, Monseigneur Pappalardo, cardinal de Palerme, reprend avec fermeté la directive pontificale : la conférence épiscopale sicilienne décide d’excommunier les mafieux assassins.

                            On assiste alors à un engagement massif des prêtres derrière leurs évêques. En mai 1993, Jean-Paul II vient en Sicile soutenir son clergé.

                             Septembre 1993, un prêtre est assassiné par arme à feu…

 

Le revirement des politiques.

                             Entre 1983 et 1985, l’entente occulte entre mafia et démocratie chrétienne se brise : conséquence, l’appareil législatif se libère et peut voter un arsenal juridique efficace.

                             Forza Italia de Sylvio Berlusconi semble vouloir succéder à la démocratie chrétienne dans les faveurs des mafieux, pour espérer un soutien électoral fort ; cela existera, mais sans le côté massif de l’époque précédente.

                              Sous l’influence de magistrats et de policiers, spécialisés dans la lutte anti-mafia, un arsenal juridique est mis en place : en mémoire du communiste Pio La Torre, on baptise une partie de ces textes, « les lois La Torre », qui vont être complétées au fur et à mesure des années…


          La simple appartenance à la mafia, bien établie, mais sans qu’il soit nécessaire d’en prouver plus, constitue une infraction majeure.


          Les tribunaux peuvent ordonner la confiscation des biens, mobiliers ou immobiliers, acquis par des activités mafieuses ; les textes prévoient aussi la redistribution de ces biens à des associations ou des coopératives. Dans ces grands domaines agricoles, auparavant propriétés de chefs mafieux et aujourd’hui dévolus gratuitement à des agriculteurs, sont aussi cultivés des produits « bio » ; ils arrivent sur les marchés européens à des prix souvent raisonnables, puisque la terre n’a rien coûté. Cela provoque une appétence des bénéficiaires (agriculteurs et intermédiaires) qui se dissocient de la mafia et de son influence.


           Des réductions de peines sont prévues pour les repentis, de même l’organisation pour eux d’une vie protégée : déménagement, nouvelle identité, financement mensuel… Ce texte de 1991 ne correspond pas à une morale stricte, mais il se révèlera d’une redoutable efficacité.


          Le code pénitentiaire est modifié pour créer un isolement total du mafieu condamné, avec un budget dédié : plus aucun prosélytisme, aucun lien de ces mafieux avec leurs ex-comparses à l’extérieur ne doit être possible.


          Enfin, il est institué au niveau national, en 1991, une direction des investigations anti-mafia et un parquet national spécifique.

 

La mise en œuvre de la répression judiciaire.

                                  Tomaso Bucheta, mafieu d’un certain rang, est extradé du Brésil vers l’Italie : il rompt l’omerta et explique le fonctionnement de la mafia, état illégal implanté dans l’Etat légal. Cela  permet dès 1984 l’émission de mandats d’arrêt, baptisés « mandats Bucheta ».

                               Aux Etats-Unis, est organisé en 1985-87 le procès de la « pizza connection »,  un grand procès contre Cosa Nostra, la branche américaine de la mafia. La répression outre atlantique prive les mafieux de Sicile d’un soutien extérieur, jusque-là très présent.

                               Ainsi armée, la machine judiciaire italienne peut avancer : en 1986-87, le juge anti-mafia Falcone organise un maxi-procès, réunissant 474 inculpés, dont beaucoup seront condamnés à leur grande surprise. Cela se déroule à Palerme, symbole fort d’un Etat qui ne craint pas d’affirmer sa souveraineté, dans un bunker construit spécialement en trois mois, autre symbole d’une volonté puissante d’aboutir.

                               Survivance de l’époque précédente, aucun juge de Palerme, spécialisé en pénal, n’accepte de présider ce procès : il faut aller chercher un juge des affaires civiles !

                               Si, pendant le procès, les assassinats s’arrêtent, à l’issue, Toto Riina déclenche encore plus de violence et exige (sic) la libération des mafieux.

                               Plusieurs magistrats sont assassinés, parmi eux le juge Falcone lui-même en 1992,  ainsi que des politiques siciliens, comme l’ancien président de la région. Mais la magistrature tient bon : les juges tués sont remplacés par d’autres. Elle bénéficie du soutien permanent de la police qui accuse aussi de nombreuses pertes. Mais les policiers ont acquis une connaissance, technique et humaine, précieuse de la pieuvre (surnom de la mafia).

                                L’heure des résultats sonne : en 1992, la Cour de cassation italienne déclare conformes le maxi-procès et ses décisions, les rendant définitivement exécutoires. Enfin, Toto Riina est arrêté en 1993 à Palerme, après une cavale de 25 ans. Certains affirment que l’intérieur de la mafia, peut-être son ami de toujours Provenzano lui-même, pourrait être à l’origine de sa localisation par la police ; les mafieux retiennent aujourd’hui comme thèse interne que Riina  s’est trompé de politique.

                                  La population hue régulièrement les politiciens compromis : on exige une implication forte de toutes les institutions pour mettre fin à la violence.

                                  Pour la première fois, la répression s’applique aussi aux femmes : certaines sont en effet engagées dans les activités mafieuses, souvent du fait de l’absence du mari ou du fils, emprisonné ou en fuite. Pour aucune femme condamnée en 1989, 89 le sont en 1995.

                                  Des centaines d’arrestations et condamnations traumatisent les mafieux : le flot des repentis grossit et vient alimenter de nouvelles ouvertures judiciaires.

                                   Beaucoup de commerçants siciliens ne paient plus le « pizzo », le racket systématique. L’organisation patronale Cofindustria exclut d’ailleurs ceux de ses membres qui continuent à payer.

                                   La mafia sicilienne perd la main du trafic international de drogue et ne la retrouvera pas. Elle est exsangue, en troupes et en argent, coupée de l’ensemble de la société sicilienne. L’Etat italien a gagné.

 

 

 

LE RETOUR DE LA MAFIA AU SEIN DE LA SOCIETE SICILIENNE.

La volte-face de Provenzano.

                      Toto Riina empêché pour cause d’emprisonnement, Bernardo Provenzano le remplace à la tête de la pieuvre.

                        On le connaît comme un tueur violent qui a assisté Riina depuis le début, partageant sa logique.

                         Pourtant, il va infléchir la politique de la mafia à 180°. Pragmatique intelligent, il veut reprendre les affaires et, pour cela, décide de revenir au compromis historique…


          Il met fin aux assassinats des personnes extérieures à la mafia, ainsi qu’à la plupart des conflits armés. On lui attribue d’ailleurs la phrase : « un juge vivant attire moins d’ennuis qu’un juge mort ».                                 


          Il cherche à restaurer les liens avec les milieux politiques et économiques de l’île, seul moyen de revenir à une prospérité financière.


          Il veut retrouver le consensus avec la population sicilienne, car la mafia doit à nouveau apparaître comme un avantage pour tous : ainsi, il relance la collecte du « pizzo », mais avec le principe que chacun doit payer moins, pour que cela ne constitue pas une charge sensible, mais que tout le monde doit payer.


          Surtout, il envisage une véritable immersion de la mafia dans l’économie sicilienne, en particulier aux niveaux décisionnels : le but consiste, non plus à vampiriser le système de l’extérieur, mais à le pénétrer en devenant partie prenante de sa gestion.

                            Provenzano, en fuite depuis 1963, se cache dans la campagne sicilienne de Corléone, et vit comme un  pauvre berger, en mangeant chichement ; il ne dispose ni de téléphone fixe, ni de portable, ni d’accès internet. Il ne communique avec ses troupes que par des « pizzini », ces messages sibyllins, souvent chiffrés, écrits sur de petits carrés de papier. Les complices les transportent manuellement, insérés dans des pages de la bible.

                            Il n’est finalement arrêté qu’au printemps 2006, âgé, malade, mais toujours combatif et calculateur ; les médias rapportent qu’il apostrophe le commissaire qui l’interpelle, par les mots : « vous ne savez pas ce que vous êtes en train de faire ».

 

Une réinsertion de la mafia dans la société sicilienne ?

 

                            Avec la crise des « crimes exquis » déclenchée par la folie des « Corléonais », dont Toto Rina et Bernardo Provenzano, l’Etat italien a été contraint de réagir et de gagner  Il a brisé la mafia en asséchant ses finances, en la privant de soldats, et en la coupant de la population dans laquelle elle était immergée.

                             Mais Provenzano, en prenant la direction des affaires de la mafia, l’a sauvée de la disparition en modifiant radicalement sa politique.

                              Il semble avoir réussi : de plus en plus, les classes dirigeantes de Sicile, au premier rang desquelles les politiques, se mettent à nier la survivance de la mafia : cela fait dire aux initiés qu’elle a retrouvé sa place dans un équilibre sicilien subtil. D’ailleurs, des voix s’élèvent, à Palerme et à Rome, pour modifier les textes anti-mafia en les atténuant.

                              

 

 

QUELLE LECON EN TIRER ?

Une politique criminelle efficace et républicaine.                       

                              Les forces judiciaires, police-magistrature, ont su inspirer aux décideurs les mesures capables de maîtriser les trois stades de la sécurité…


          Avant l’acte, stade de la recherche du renseignement : l’organisation d’un vrai statut des repentis alimente la chaîne des révélations.


          Dans le temps de l’acte délinquant, c’est-à-dire stade de l’intervention des forces et de la restauration de l’ordre public : la délocalisation hors de Sicile de la direction des investigations et des poursuites garantit une réaction affranchie des contingences locales.


          Après l’acte, c’est-à-dire stade des sanctions et des réparations : la facilité de l’administration de la culpabilité se trouve dans le texte incriminant la simple appartenance à la mafia ; les rigueurs de l’isolement total et très long en prison du mafieu condamné dissuadent d’éventuelles nouvelles vocations mafieuses; enfin, les confiscations ruinent le groupe criminel, tout en profitant à la société sicilienne dont les intérêts s’opposent alors à perpétuer la connivence.

                                   La réussite spectaculaire naît de cet arsenal, pénal et organisationnel, simple, bien mûri, bien adapté ; il a été servi par des hommes conduits par une véritable éthique et un courage physique qui les transcende.

                                    La prééminence permanente et réelle du judiciaire garantit le processus démocratique d’une république qui affirme sa force, avec les moyens nécessaires, mais sans se renier.

                                    

Une leçon politique plus mitigée.

               Dans l’histoire, la population sicilienne a vécu en acceptant la mafia ; les circonstances politiques ont perpétuellement conforté le rôle de cette organisation criminelle, en particulier à l’issue de la seconde guerre mondiale.

                Le judiciaire, police-magistrature, restait désarmé du fait du silence complice de la population et de la protection  qu’exerçaient des politiques, siciliens et italiens, en faveur de la mafia. Pourtant, policiers et magistrats savaient, disaient, s’efforçaient de réagir… et étaient trop souvent assassinés, sans que cela provoque une mobilisation générale.

                Le clergé ne manifestait d’ailleurs pas non plus une réelle vigueur.

                Bref, l’Etat laissait faire…

                Les chefs mafieux, riches et puissants, ont estimé pouvoir aller plus loin, et ne se sont plus retenus dans les assassinats.

                 L’opinion publique a exigé la paix sociale par l’arrêt de la violence. Les politiques se sont donc désengagés de leur soutien à la mafia : ils ont compris qu’ils ne pourraient plus recourir aux voix des mafieux, et qu’en même temps ils perdraient celles de la population  qui leur reprochait leur inaction.

                 Un temps, l’Etat a alors affirmé sa souveraineté et vaincu spectaculairement ceux qui le défiaient.

                  Puis, la fin de la violence, décrétée par les mafieux vaincus, a ouvert la possibilité d’une insertion occulte de certains de leurs chefs, à haut niveau, dans l’économe sicilienne, peut-être même dans l’administration.

                  Un consensus lascif semble revenir.

                  Mais la police et la magistrature restent très vigilantes, et continuent d’agir contre la mafia sans que le politique s’y oppose : les mafieux le savent et ne dépassent plus les bornes qui garantissent l’équilibre.

                   Le politique demeure cependant maître de la mansuétude : l’union sacrée ne peut perdurer que quand l’éthique des décideurs politiques domine leurs intérêts particuliers et immédiats.

 

 

 

 

                

                                                                

 

 

 

                                            

 

 

 

 

 

 

 

                                                        « Les lois ne servent à rien si elles ne sont pas accompagnées

                                                          d’une solide volonté politique »…                           

                                                                                                       Giovanni Falcone (en 1991)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                           B I B L I O G R A P H I E

 

 

              Cet article a en particulier emprunté aux références suivantes…


          « Bernardo Provenzano »   Claire Longrigg    (éd. Buchet-Chastel   2010).


          “Histoire de la mafia”   Salvatore Lupo   (éd. Flammarion   1999).


          “La mafia”   Thierry Crétin   (éd. Le Cavalier Bleu   2003).


          « Histoires de la mafia »   David Brunat   (éd. Fetjaine   2012).