Résumé 

      Nous souhaitons par le biais de cet article rendre compte de la problématique théorique d’une ligne d’investigation développée au Portugal sur l’utilisation de la connaissance dans le travail technico-intellectuel, en plaçant celle-ci dans le contexte de l’évolution de la Sociologie de l’Éducation dans ce pays. Pour mieux analyser les usages de la connaissance dans ce travail, on distinguera le concept de connaissance-savoir des concepts d’information-connaissance abstraite, de compétences et de qualification. Afin de rendre opérationnelle la conceptualisation développée, on identifiera, à partir des premiers résultats d’une ligne d’investigation empirique, différents types de savoirs, sens de savoir et styles d’usage de la connaissance adaptée au travail technico-intellectuel. La diversité des savoirs identifiés est développée sur la base de théories sociocognitives et socioculturelles selon un double schéma conceptuel qui distingue et spécifie la différence entre connaissance abstraite et épistémologie pratique dans le travail technico-intellectuel et qui met en relief le rôle de l’interaction sociale et de la réflexivité pour gérer et dynamiser les relations entre l’interaction sociale et le système social.

 Mots clés Connaissance, information, compétence, savoir, réflexivité professionnelle, travail technico-intellectuel, interaction sociale.  Introduction: repenser la relation de l’éducation avec le travail et la science 

Le thème général de cet article est celui des relations entre éducation, travail et connaissance/science. Le point de vue privilégié est celui de l’analyse des usages de la connaissance en contexte de travail de la part des professionnels qui sont les plus proches de l’apprentissage de la science et qui sont les plus dépendants de celle-ci pour affirmer et légitimer leur statut social. Ce sont les groupes sociaux qui, dans le cadre d’une division sociale de la connaissance, occupent une position d’intermédiation (de recontextualisation, dirait Basil Bernstein (1990)) entre formes et champs de production scientifiques et les usages sociaux de la connaissance/science communs (champs de la pratique sociale).

En résumé, la question centrale à laquelle nous tenterons de répondre est la suivante : comment les groupes professionnels, en contexte de travail, utilisent-ils la connaissance abstraite qui leur a été transmise par le biais des processus d’éducation formelle et non formelle ?

Cette perspective a d’abord été développée à travers une étude ethno-sociologique sur la culture professionnelle des professeurs, prenant pour référence une problématique théorique issue de la Sociologie de l’Éducation (Caria, 2000). Ensuite, à travers différentes études exploratoires, nous avons utilisé les conclusions et les hypothèses de cette investigation concernant les professeurs pour fonder une ligne de recherche sur des groupes professionnels (différents), en particulier ceux dont nous sommes formateurs à l’Université (en collaboration avec d’autres chercheurs) : vétérinaires, ingénieurs agronomes de différentes spécialités ainsi que des travailleurs sociaux appartenant eux aussi à différentes spécialités.

 

Cet objet d’investigation est particulièrement pertinent pour nous parce que notre enquête porte sur les groupes professionnels dont nous sommes les formateurs : ingénieurs de différentes spécialités, infirmiers, éducateurs, assistantes sociales, vétérinaires, consultants et experts spécialisés dans différents domaines des sciences économiques d’entreprise. Il s’agit là des professions les mieux placées pour nous permettre d’envisager la concrétisation possible d’une « société de connaissance » dans un pays semi-périphérique tel que le Portugal. D’un autre point de vue, ce fait est lui aussi particulièrement pertinent parce que les résultats de cette recherche entretiennent finalement des liens très proches avec notre action en tant que formateurs, renforçant une utilisation de la science dont les finalités sont auto et hétéro-réflexives sur nos pratiques et pouvant contribuer à une action critique où nous sommes simultanément sujets et objets de connaissance.

 

Pour développer cette ligne de recherche, il a été nécessaire d’accorder plus d’attention à la rénovation, dans les années 90, du patrimoine scientifique de la Sociologie de l’Éducation, de façon à ce que l’utilisation des connaissances d’autres domaines sociologiques (professions, travail, organisations et culture) devienne plus profitable à l’analyse de la diversité de contextes et de connaissances en jeu. L’attention particulière prêtée à la Sociologie de l’Éducation nous a amené à nous intéresser particulièrement aux travaux de Claude Dubar (1991), Bernard Lahire (1993 ; 1998), Bernard Charlot (1997), Morrow et Torres (1997) et de Philippe Perrenoud (1999). Et aussi, pour ce qui concerne la recherche au Portugal, aux travaux de José Alberto Correia (1997a ; 1997b), Almerindo Afonso (1998 ; 1999), Ana Benavente (1990 ; 1996) ; travaux où les problématiques de l’éducation des adultes, en dehors du milieu scolaire et par le biais de processus non formels, sont particulièrement évidentes.

 

Les contributions d’autres champs spécialisés de la Sociologie auxquelles nous avons eu recours et qui étaient selon nous les plus proches de la Sociologie de l’Éducation, apparaîtront de façon parsemée dans cet article. Nous y ferons référence en fonction des nécessités de l’argumentation.

 

En ce qui concerne la Sociologie de l’Éducation, et comme synthèse de notre réflexion, nous mettrons en avant les trois points que nous pensons être les plus importants pour repenser la relation de l’éducation avec le travail et la science, à savoir:

 

·        le point central de l’analyse ne se trouve plus dans l’enseignement, dans les systèmes institutionnels de formation ni dans la perspective de celui qui propose de la connaissance et qui s’est tourné vers l’apprentissage, vers les contextes informels d’éducation (y compris les contextes informels de travail des professeurs et autres éducateurs) et vers la perspective de ceux qui sont en quête de connaissance ;

 

·        la perspective critique de l’éducation aborde à présent de façon plus systématique l’École comme une forme de connaissance, et pas exclusivement son arbitraire culturel de contenus/information institués (comme ce fut le cas pour les courants en accord ou en désaccord avec les théories de la reproduction culturelle). De ce fait, la façon dont les acteurs sociaux mobilisent, utilisent et apprennent des connaissances de différents types et origines dans les processus quotidiens d’interaction a été valorisée ;

 

·        la réflexion sur la modernité est devenue plus complexe, en venant à bout des dichotomies étanches science et technologie, décideur et expert, valeurs/fins et moyens/recours, et en se réorientant vers des tentatives d’analyse du système d’interdépendances et des lieux de frontière/intermédiation qui se développent et se construisent dans les processus sociaux de division sociale de la connaissance, qui diversifient et interceptent des formes de science et de savoir commun (Santos, 2000).

 Le travail technico-intellectuel : choix d’un objet d’investigation 

C’est en nous appuyant sur ces trois idées que nous avons choisi comme objet d’investigation ce que nous avons appelé le travail technico-intellectuel parce que nous considérons que la meilleure façon de les intercepter, c’est-à-dire, d’intercepter l’analyse des systèmes d’intermédiation entre sciences et savoirs communs tout en prenant pour ligne d’approche l’éducation du point de vue des acteurs (l’aspect des apprentissages et de l’utilisation de la connaissance en contexte d’action), serait de prendre pour objet d’investigation le travail intellectuel que les groupes professionnels développent pour recontextualiser les systèmes abstraits et/ou spécialisés de connaissance en processus d’interaction en champs sociaux, étrangers aux champs de production scientifique et technologique.

 

La notion de travail technico-intellectuel est dans un premier temps purement descriptive parce qu’elle vise à mettre en évidence le fait que l’on prenne pour objet d’analyse les groupes sociaux qui ne développent pas un travail manuel d’exécution et c’est pour cette raison qu’ils ont tendance, dans la société industrielle, à échapper ou à résister davantage au processus de rationalisation technique et bureaucratique du travail. Elle vise aussi à mettre en relief le fait que notre choix s’est porté sur un travail qui est le meilleur médiateur pour l’utilisation et la diffusion de la science dans la société, puisque nous avons affaire à des acteurs sociaux qui sont les plus à même de donner des garanties symboliques sur le « bon usage » de la science. Il importera cependant de ne pas confondre le travail technique avec la rationalité technico-instrumentale, c’est-à-dire ne pas confondre la partie et le tout. En effet, comme l’a montré Donald Shon (1998 : 9-72), le travail professionnel, y compris celui des professions les plus instituées, est loin de se limiter à une application plus ou moins mécanique des sciences.

 

Nous pensons que cette perspective d’analyse a de nombreuses affinités avec la Sociologie des cadres (Bouffartigue, 1994, 2001) ; une ligne d’investigation qui a été développée à partir des travaux reconnus de Georges Benguigui et Dominique Monjardet (1970). Ces affinités résultent du fait que nous abordions aussi les relations entre travail et formation dans l’activité concrète développée en contexte de travail (salarié et technique) au sein des organisations et pas seulement, comme c’est la tradition dans la Sociologie des Professions, les idéologies, les fonctions sociales ou les luttes symboliques relatives à la qualification professionnelle ou à l’affirmation politique et sociale de groupes-catégories professionnels déterminés.

 

En prenant comme base de départ pour notre analyse le travail salarié et l’activité concrète développée au sein des organisations par les professionnels, nous avons pu nous éloigner des idéaux types du professionnalisme (classiques de la Sociologie des Professions fonctionnalistes), et simultanément, recentrer notre problématique théorique en nous inspirant des contributions de Eliot Freidson dans les années 90 (1994a ; 1994b ; 1994c) : le travail professionnel a une spécificité qui le distingue de l’encadrement fonctionnel bureaucratique et de l’encadrement typique d’un marché de l’emploi résultant du fait qu’il implique toujours (indépendamment de sa plus ou moins grande reconnaissance officielle et légale par l’État et du format historique de développement du professionnalisme de chaque pays) une légitimité scientifique (qui inhibe le marché de recrutement d’amateurs, c’est-à-dire qu’on a tendance à recruter pour des occupations-fonctions déterminées uniquement des individus diplômés de l’enseignement supérieur) et une certaine autonomie pour construire et penser son quotidien professionnel, selon des orientations propres qui ne sont pas entièrement soumises à des contrôles externes de supervision et d’évaluation. Nous avons pu ainsi, dans un autre travail (Caria, 2002a : 806-808), systématiser notre analyse sur le professionnalisme et la nature du travail technico-intellectuel dans le cadre d’un espace social inégal, qui varierait entre deux dimensions, comme nous pouvons le voir dans le tableau 1 : la légitimité et l’autonomie professionnelles.

 Tableau I – Espace social de variation du professionnalisme salarié 

  Autonomie moins importante  en contexte de travail Autonomie plus importante  en contexte de travail
Légitimité de la connaissance professionnelle moins importante Professionnel-exécutant : en phase globale de déprofessionnalisation comme résultat d’une perte de statut académique et de processus de rationalisation technique ou bureaucratique du travail. Professionnel-artisan : en phase de perte de statut académique ou en re- professionnalisation dans le cadre de son encadrement organisationnel.
Légitimité de la connaissance professionnelle plus importante Professionnel-technicien : en phase de déprofessionnalisation dans le cadre de son encadrement organisationnel ou en phase d’augmentation de statut académique. Professionnel-expert : en phase globale de reprofessionnalisation résultant d’une augmentation de statut académique et d’opposition à des processus de rationalisation technique ou bureaucratique du travail.

 

Pour étayer ce tableau, nous dirons que le travail technico-professionnel est porteur d’un accroissement de légitimité, dans la façon dont il s’explique/s’interprète et intervient dans les phénomènes de la vie sociale. Cet accroissement de légitimité dépend du fait qu’une certaine connaissance professionnelle acquiert sa genèse, à un degré plus ou moins élevé, dans des systèmes de connaissance scientifique. Cette origine, se développant de pair avec les processus de modernisation simple/orthodoxe des sociétés (cf. Beck et al., 2000), permet de développer des croyances sociales sur le fait que des groupes professionnels déterminés ont , à un niveau plus ou moins élevé, un corpus de connaissances stables et justes, à caractère universel, qui les habiliterait à disposer d’une compétence irréprochable et donc à pouvoir être autonomes face aux procédés de contrôle et de rationalisation typiques des organisations bureaucratiques et/ou fordistes.

 

Dans une longue recherche sur la structure des classes sociales au Portugal, réalisée en 1995 par Estanque et Mendes (1998) et inspirée des travaux de Éric Olin Wright, nous avons trouvé une approche empirique sur les localisations de classe que nous avons choisies comme objet d’investigation. Il s’agit des groupes socioprofessionnels qui ne possèdent pas de moyens de production (salariés), qui n’occupent pas de positions de gestion ni de commandement stratégique dans les organisations et dont les niveaux scolaires sont supérieurs. Les auteurs les nomment « techniciens non gestionnaires » et « techniciens superviseurs » et indiquent qu’ils représentent, respectivement 3,7% et 1% de la population active. Les auteurs présentent aussi les résultats de comparaisons faites avec d’autres études, suivant la même méthodologie analytique et correspondant à la même période, en Espagne, aux Etats-unis et en Suède. Ils y trouvent des pourcentages dans la population active qui sont supérieurs et qui représentent respectivement de 4,0% et 1,7%, 3,4% et 3,7% et 6,8% et 3,8%.

 Situer la problématique théorique à partir du concept de savoir 

Dans ce travail, je n’aborderai pas en détail les hypothèses théoriques, les choix méthodologiques ou les résultats empiriques que nous avons développés à travers notre ligne d’investigation. D’une façon générale, il conviendra d’indiquer que, dans leur majorité, les études réalisées et celles qui sont en cours de réalisation ont pour base des méthodologies/stratégies ethnographiques d’investigation. Ainsi, je commencerai par définir uniquement le concept de savoir, dans la mesure où nous considérons qu’il s’agit là d’un objet théorique particulièrement adéquat pour rendre compte des relations entre éducation, travail et science. Je tirerai ensuite les conséquences de cette définition en l’appliquant au travail technico-professionnel et en la validant à partir d’une typologie sur les styles d’usage de la connaissance. Cette construction opérationnelle s’est révélée être une bonne approche de l’interprétation théorique des données que nous avons recueillies dans notre ligne d’investigation.

 

Pour mieux comprendre le concept de savoir que nous développons ici, il convient de répéter que, dans notre perspective d’analyse, nous focalisons notre attention sur les processus d’éducation liés à l’utilisation de la connaissance par les acteurs sociaux et pas autant sur ceux liés à l’acquisition de la connaissance comme c’était traditionnellement le cas dans les approches sociologiques de la scolarité dans les années 70 et 80. Il conviendra aussi de prendre en considération les problématiques sur la réflexivité (Couturier, 2002) et sur les modèles de formation (Tochon, 1998). Ces contributions nous permettent de partir du présupposé/hypothèse qu’il n’existe pas une équivalence automatique entre connaissance acquise et connaissance utilisée :

 

·        la connaissance acquise peut être mémorisée (enseignée pour être reproduite) mais elle manque de recontextualisation pour être utilisée dans l’action, principalement si elle a pour unique référence un contexte verbal d’enseignement où l’apprenant n’est pas sujet actif de son apprentissage ;

 

·        la connaissance utilisée n’est pas toujours suffisamment réfléchie pour pouvoir être explicitée et formalisée ou mise en rapport avec des connaissances abstraites.

 

Le tableau II, que nous présentons ci-dessous, permettra de comparer et de définir le terme savoir à l’intérieur de deux axes définis (recherche-offre de connaissance verticalement ; connaissance acquise-utilisée horizontalement) en le positionnant par rapport à d’autres concepts (information, compétence et qualification) avec lesquels il est généralement confondu du fait de leurs différentes provenances : soit des sciences de l’éducation, soit des sciences du travail, soit des sciences cognitives.

 Tableau II- Typologie des formes de connaissances

  Connaissance acquise Connaissance utilisée
Offres de connaissance Information : contenus-idées légitimes, généraux et abstraits, acquis qui hiérarchisent la culture (capital culturel) Qualification: connaissance utilisée et certifiée pour des performances déterminées par le commandement organisationnel.
Recherches de connaissance Compétence: connaissance sur l’usage de contenus-idées (métacognition à partir de connaissances transversales). Savoir: connaissance située et construite dans l’interaction sociale et sur la singularité des situations sociales (cognition située).

           

Dans le tableau II, à droite, dans la case inférieure, on peut observer que le savoir se distingue d’autres formes de connaissance parce qu’il marie simultanément son usage à sa recherche, permettant ainsi à l’acteur social de développer une connaissance adaptée à la singularité des situations-problèmes et des personnes qui interagissent concrètement. Ainsi, il constitue l’unique forme de connaissance qui rend l’acteur social capable d’être reconnu comme autonome dans un contexte d’interaction donné (non dépendant des autres) et donc capable de guider les autres dans l’apprentissage. Le savoir est la façon d’acquérir la connaissance la plus informalisée, intuitive et tacite. Pour cette raison, elle est celle qui a lieu le plus fréquemment au quotidien (cf. Lave, 1988 et Lave et Chaiklin, 1993). Le savoir est directement lié aux capacités sociocognitives des acteurs sociaux et leur permet, comme l’ont montré Burns et Flam (2000), d’interpréter et de transformer les règles sociales qui apparaissent comme informelles et tacites dans l’interaction sociale.

 

Dans la case opposée (en haut, à gauche), se trouve le concept d’information, qui, par définition, n’a rien à voir avec les contextes d’interaction quotidiens. Il s’exprime en effet uniquement par le biais d’énoncés verbaux dont les origines sont généralement des énoncés écrits. C’est la manière la plus formalisée de connaître parce qu’elle est davantage déterminée par des agents de domination sociale et de cette façon plus instituée, notamment dans la manière dont nous construisons l’École et d’autres institutions d’éducation formelle dans nos sociétés.

 

Dans les situations intermédiaires (position inférieure gauche et supérieure droite) présentées dans le tableau II, se trouve le concept de compétence (cf. Bellier, 1999 et Perrenoud, 2001) et celui de qualification (cf. Dubar, 1998 et Terssac, 1998). Le concept de compétence offre la possibilité à l’acteur social de sélectionner et d’organiser de l’information par rapport à des recherches et des questionnements propres dans la mesure où sont explicités et découverts les principes et les règles de leur utilisation dans la résolution de problèmes, notamment à travers l’activité métacognitive. Le concept de qualification limite le développement des savoirs. En effet, ceux-ci sont alors déterminés (dans les modes d’usage et dans les processus d’utilisation) par des exigences organisationnelles externes (hiérarchies d’information certifiées) qui valorisent et légitiment les uns au détriment des autres, pour finalement qualifier directement ou indirectement la réflexivité de certains acteurs sociaux et disqualifier la pensée et l’action d’autres acteurs sociaux.

 

De façon simplifiée, on peut ajouter que les savoirs peuvent être mis en relation avec les compétences dans la mesure où nous les considérons activité sociale et pas exclusivement individuelle et psychologique, c’est-à-dire, dans la mesure où l’activité métacognitive est associée à la réflexion comparée et critique entre les expériences d’interaction obtenues dans différents contextes. Ainsi, le développement associé de savoirs et de compétences et vice-versa, a lieu, comme nous l’avons remarqué dans une étude antérieure (Caria, 2002a : 812-817), à travers deux moments réflexifs :

 

·        la recontextualisation des compétences, afin de découvrir les possibilités d’application de règles et principes généraux à des situations particulières ;

 

·        le transfert de savoirs entre divers contextes afin de découvrir ce qu’il y a de commun et de généralisable entre différentes singularités, en formalisant et collectivisant des procédés et des langages qualifiants.

 

Pour désigner le premier moment réflexif cité, j’ai eu recours au concept de réflexivité institutionnel de Giddens (1992) puisque nous enquêtons sur un type de travail dans lequel on peut supposer l’existence d’une « double herméneutique » où la connaissance spécialisée est utilisée en même temps que le savoir commun pour garantir la double intégration des acteurs sociaux dans le quotidien du face-à-face et dans l’ensemble du système social. Pour le second moment réflexif que j’ai appelé réflexivité interactive, j’ai utilisé un autre concept de Giddens (1989), celui de « conscience pratique », puisque nous présupposons que l’acteur social développe toujours un type de conscience minimum sur les processus sociaux les plus vastes dont il fait partie.

 

Il faudra veiller à ne pas confondre réflexivité interactive avec le concept de « conversation réflexive » de Donald Schon (1998 : 237-248). Cette dernière s’organise autour de situations problématiques où l’on présuppose l’existence d’un système/langage d’appréciation/jugement ainsi que l’existence de théories qui guident la pensée, empêchant ainsi de considérer les situations comme épisodiques et sans relations entre elles. Au contraire, dans la réflexivité interactive, les acteurs sociaux commencent par considérer les situations sociales dans leur stricte singularité et donc comme des épisodes. Les situations-problèmes n’apparaissent alors pas comme des données de départ.

 

Cette formulation des relations entre savoirs et compétence regroupe d’un côté les contributions relatives à des problématiques anthropologiques et psychologiques d’inspiration sociocognitive (Shalins, 1980, Goody, 1987 et 1988 ; Iturra, 1990a et 1990b ; Varela et al., 1990 ; Karmiloff-Smith, 1995 ; Sun, 2002) qui conçoivent une dualité de l’esprit et qui privilégient les processus réflexifs et d’apprentissage qui partent de la connaissance-esprit implicite, contextuelle, culturelle-interactive et intuitive vers une connaissance-esprit explicite, rationnelle-positive, analytique et déclarative. D’un autre côté, et d’un point de vue sociologique, la dualité sociocognitive citée partage de nombreuses affinités avec la façon dont Margaret Archer (1988 ; 1995) rejette le présupposé fonctionnaliste d’une harmonisation automatique de la dualité existante entre l’intégration de l’acteur social et l’intégration du système social. Pour cet auteur, les questions de dualité socioculturelle entre agence et structure sont vues de façon dynamique. Elle considère en effet qu’entre les conditionnements structuraux de l’action et la reproduction/transformation du système social, il existe un espace d’interaction socioculturelle au sein du dualisme social systémique qui gère et dynamise ce dernier (voir aussi Morrow et Torres, 1997 : 107-111).

 Les savoirs du travail technico-intellectuel 

L’application de ce concept de savoir au travail technico-intellectuel suppose quelques délimitations et spécifications pour comprendre ce que sont les savoirs professionnels, dans leurs différents sens et dimensions.

 

Il conviendra de rappeler que nous parlons ici de savoirs développés dans des contextes de travail qui ont pour caractéristique d’être mis en scène par des acteurs sociaux qui jouissent d’une autonomie technique au sein des organisations dans la mesure où ils développent un travail qui s’oppose ou résiste aux processus de rationalisation menés par le commandement organisationnel (Caria, 2001). Ce sont aussi des savoirs qui possèdent une légitimité scientifique spécifique pour les fonctions requises par les organisations. Ceci leur permet d’être reconnus immédiatement comme des savoirs qualifiants bien que le degré de légitimité et la position dans une hiérarchie professionnelle spécifique puissent rendre les savoirs professionnels inégaux quand on compare différents groupes occupationnels et différents travaux intellectuels.

 

À ce propos, on peut dire que les savoirs professionnels mobilisent, réorganisent, actualisent dans un contexte (en résumé, ils recontextualisent) des connaissances-informations abstraites d’origine scientifique avant tout (mais pas exclusivement). Généralement, ils seront appelés dans la bibliographie « théories » ou « savoirs théoriques ». Ces savoirs théoriques ont été répartis de la manière suivante :

 

·        Sous-savoirs interprétatifs et justificatifs, qui s’expriment à travers des énoncés verbaux et explicites, capables d’interpréter et/ou d’expliquer les situations-problèmes à partir de la connaissance de régularités (statistiques, structurelles ou systémiques) et de légitimer l’activité d’un groupe professionnel particulier en distinguant ce dernier des amateurs ;

·        Sous-savoirs technico-stratégiques s’exprimant dans l’identification de segments de l’action professionnelle qui offrent différentes alternatives dans l’usage de recours, c’est-à-dire qu’ils permettent d’identifier les choix de voies alternatives par référence à des valeurs et permettent donc de gérer des compétences spécifiques pour manipuler des objets, des technologies et des processus généraux.

 

Il faudra cependant ne pas perdre de vue la manière dont nous avons défini et délimité le concept de savoir. Nous ne pourrons oublier que tout professionnel qui réalise un travail technico-intellectuel commence par être un praticien, un acteur social qui utilise et recherche une connaissance en contexte bien qu’il n’ait pas à se limiter à cette action à l’échelle locale. Par conséquent, nous pourrons dire que tous les savoirs professionnels sont ancrés dans les savoirs pratiques et contextuels.

 

En nous appuyant sur notre travail de recherche ethnographique auprès de professeurs de l’enseignement primaire (Caria, 2000), nous avons pu identifier trois dimensions de sens dans ces savoirs contextuels et professionnels qui pourront caractériser, au niveau de la réflexivité interactive, l’épistémologie pratique du travail professionnel :

 

·        le sens processuel des savoirs professionnels qui permet aux acteurs dans l’interaction sociale de savoir introduire de petites modifications et adaptations dans la routine du travail dans le but de correspondre de façon peu consciente aux expectatives sociales de ses interlocuteurs légitimes, notamment ses pairs les plus expérimentés ;

·        le sens catégoriel-classificatoire qui permet aux acteurs dans l’interaction sociale de savoir nommer et classer des phénomènes, avec pour objectif de savoir dire et savoir parler collectivement sur ce qui est en train de se passer dans l’interaction, sans qu’il y ait pour autant une nécessité de négocier explicitement les signifiés du langage verbal ;

·        le sens narrativo-normatif des savoirs, qui permet aux acteurs, dans l’interaction sociale, de savoir se référer aux événements passés de premier ordre, c’est-à-dire de recréer une mémoire sociale pratique, collective et commune, à travers l’identification de traditions et d’interprétations autonomes et propres sur le monde social qui les entoure (sur le « nous », « l’autre » et le « eux »), y compris les interprétations locales sur les encadrements institutionnels-normatifs dans les organisations où ils travaillent.

   Tableau III- Dimensions des savoirs professionnels

Sens contextuel Sous-savoir interprétatif et justificatif Sous-savoir technique et stratégique
[comment faire ? Comment parler ?] [pourquoi ?] [Dans quel but ?]
Savoirs sur les procédés, catégories de langage commun et narrations d’événements Énoncés verbaux et écrits qui légitiment des savoirs et interprètent des régularités Alternatives d’actions pourvues de valeur stratégique qui expriment des compétences spécifiques par référence aux valeurs sociales

             

Nous n’appelons pas ces dimensions savoirs processuels, catégoriels ou narratifs parce qu’il n’est pas possible de les isoler à l’intérieur des savoirs contextuels : les signifiés et contenus de connaissance qui se trouvent dans les narrations et dans les catégories du langage commun sont indissociables des signifiants, des processus et des formes de connaissances qui se trouvent dans les procédés, dans les classifications et les normes. C’est pour cela que, dans les savoirs contextuels, le contenu et la forme de la connaissance sont indissociables, y compris dans les processus réflexifs dans et de l’action. Le fait qu’au niveau de l’épistémologie pratique du travail technico-intellectuel chacun des sens des savoirs contextuels ne soit pas isolable et dissociable nous permet de les aborder ensemble comme correspondant en général à un sens contextuel dans l’usage de la connaissance (Caria, 2002a : 815 ; 2003).

 Les styles d’usage de la connaissance 

Si les savoirs en tant que formes de connaissance sont définis par l’usage selon le point de vue des acteurs sociaux et non celui des systèmes d’offre de connaissance, nous devons alors nous interroger: quels sont les types d’usage des savoirs dans le travail technico-intellectuel ? Nous avons nommé cette dimension analytique styles/formes de l’usage professionnel de la connaissance. Elle a été mise en oeuvre à partir de la question suivante : dans quelle mesure les différentes dimensions des savoirs professionnels sont identiquement développées et articulées dans le travail technico-intellectuel ?

 Tableau IV- Typologie des styles/formes de l’usage professionnel de la connaissance

Sens contextuel Sous-savoirs ou sens interprétativo– justificatifs Sous-savoirs ou sens technico-stratégiques Style/Forme d’usage
Non conscience de l’usage de la connaissance
+ Usage technico-instrumental
+ + Usage technico-classique ou dogmatique
+ + Usage critico-pragmatique
++ ou + Usage normatif ou traditionnel
++ ou + + + Usage technico-critique ou identitaire
+ + Usage critico-théorique ou critico-rhétorique
+ Usage idéologique ou scolaire

Legende: (-) : faible présence ; (+): forte présence ; (++) : très forte présente  Pour répondre à cette question, nous avons recueilli, à travers des études empiriques que nous avons effectuées dans le cadre de notre recherche, des données sur le travail de professeurs et éducateurs (Caria, 1999 et 2000 ; Filipe, 2003a et 2003b) ; sur le travail d’ingénieurs dans des associations de producteurs agricoles et forestiers (Caria, 2002c et 2003 ; Pereira, 2003 ; Pereira et Cristovão, 2003) et sur le travail de vétérinaires (Caria, 2001b), qui nous ont permis d’aboutir à une typologie sur les usages/formes de la connaissance dans le travail technico-intellectuel. 

Le tableau IV nous permet de décrire cette typologie. Nous commencerons par mettre en relief les quatre styles d’usage de la connaissance auxquels, dans l’ordre qui suit, nous nous référerons le plus fréquemment dans la bibliographie en tant que styles spécifiques du travail technico-intellectuel, à savoir :

 

·        la rationalité dite technico-instrumentale (que nous pouvons appeler style/forme technico-instrumentale) semble supposer, en tant que forme de description du travail technico-intelectuel, un style de connaissance (2ème ligne du tableau IV) où les sous-savoirs technico-stratégiques sont surestimés et instrumentalisés par le pouvoir politique. De ce fait, les savoirs contextuels et le sens interprétatif de la profession sont peu pertinents dans le travail technico-intelectuel, transformant les choix et alternatives d’action en protocoles standardisés de procédé ou modèle d’action fixes, tout en les présentant comme les uniques formes possibles d’agir de façon adéquate par rapport à des fins quantifiables ;

 

·        l’usage dit spécialisé (que nous pouvons appeler style/forme technico-classique) qui, en tant que forme de description du travail technico-intelectuel, semble supposer un style d’usage de la connaissance (3ème ligne du tableau IV) où les sous-savoirs technico-stratégiques et les sous-savoirs interprétativo-justificatifs sont survalorisés et donc peu recontextualisés et articulés avec les savoirs pratiques. Ceci est dû au fait que les experts manipulent des modèles d’actions-interprétations qui sont peu attentifs à la singularité des situations, à ses aspects relationnels et imprévisibles. De ce fait, l’expert est vu par les non-initiés et les clients comme une personne développant une activité dogmatique, impliquant ainsi de leur part une relation de confiance-foi avec la connaissance abstraite et ses professionnels ;

  

·        la professionalité dite réflexive (que nous pouvons appeler style/forme technico-critique) qui, en tant que forme de description du travail technico-intellectuel, suppose un style d’usage de la connaissance (6ème ligne du tableau IV) qui dépasse totalement les limitations de la rationalité technico-instrumentale. On accepte alors que le travail technique puisse envahir les domaines décisionnels et politiques des organisations et que l’usage de la science dans la société ne soit pas une simple application de principes et de règles générales puisqu’il implique une connaissance basée sur l’expérience ou un art qui sont attentifs aux particularités des contextes, aux incertitudes des systèmes et aux configurations singulières des situations-problèmes ;

 

·        l’usage dit critico-théorique (7ème ligne du tableau IV) qui, en tant que forme de description du travail technico-intellectuel suppose un usage de la connaissance profondément académique, où le sens interprétativo-justificatif est survalorisé et validé largement sous la forme de données empiriques, contextualisées ou non, mais auquel la subjectivité de l’auteur fait défaut, qui s’exprime dans le sens stratégique, pour que la connaissance ait un sens quand il doit agir, notamment dans l’articulation entre le «comment» et le «pourquoi».

 

Les trois autres styles d’usage de la connaissance présentés dans le tableau IV sont ceux que nous avons le plus rencontrés, dans le milieu professionnel des professeurs qui ont été l’objet de notre investigation, à savoir, par ordre d’importance:

 

·        l’usage dit traditionnel (5ème ligne du tableau IV), qui, en tant que forme de description du travail technico-intellectuel suppose une forte contrainte de l’interaction sociale sur chaque individu, permettant à ses pairs les plus âgés de signaliser et de sanctionner ce qui est considéré comme non usuel et inattendu par le groupe. Une telle action est renforcée par la justification implicite de narrations qui font référence à ce qui est habituel, dans la relation avec l’expérience collective accumulée historiquement en contexte ;

 

·        l’usage dit idéologique (dernière ligne du tableau IV), qui, en tant que forme de description du travail suppose que la connaissance ait uniquement une valeur rhétorique pour critiquer l’ordre institutionnel du réel, développant ainsi le sens interprétatif et rendant particulièrement visible au niveau social les contradictions entre discours et pratique sociaux, puisqu’une telle critique n’a en effet aucune relation avec l’action quotidienne, notamment avec les orientations stratégiques et contextuelles ;

 

·        ce que nous désignons par usage critico-pragmatique du savoir (4ème ligne du tableau IV) dans lequel les sous-savoirs interprétatifs sont dévalorisés en faveur de la capacité des acteurs à associer à la pratique une importante recherche d’innovation sociale inspirée de valeurs sociales critiques de la réalité existante, mais sans pour cela être capable d’interpréter les résultats obtenus et d’y réagir.

 

Pour interpréter de façon adéquate le tableau IV, il est important de signaler, en ce qui concerne la première ligne, que lorsque nous parlons de l’usage de la connaissance et du concept de savoir, nous développons une problématique théorique qui présuppose un certain niveau de conscience des acteurs sociaux quant à la connaissance qu’ils utilisent, résultant directement des processus d’interaction sociale. Ici, l’indication d’une force faible (signe -) dans l’utilisation de tous les sens de la connaissance, se traduit par le fait que les acteurs sociaux n’ont pour ainsi dire aucune conscience de la connaissance utilisée. Ce point de vue part du présupposé théorique que la pratique sociale possède diverses modalités de régulations (Caria, 2002d) : l’habitus (pratique pré-réflexive), l’interaction sociale, où l’on présuppose la collectivisation de la conscience pratique des acteurs sociaux à travers la réflexivité interactive et l’institution-champ (conduite sociale ; position et prise de position sur un champ social) où l’on présuppose la conscience discursive des acteurs sociaux, la réflexivité institutionnelle et le domaine symbolique de la pratique.

 

Pour en revenir au problème théorique de la dualité sociocognitive et socioculturelle que j’ai citée plus haut, il sera important de signaler que, quand le sens contextuel de la connaissance est faible, l’interaction sociale n’arrive plus à être le médiateur et le moteur de la dualité structure/agence. De ce fait, le professionnel ne reproduit la connaissance qu’à travers des systèmes institutionnels d’offre et acquisition hégémoniques, ne reconnaissant dans l’interaction sociale aucun type d’autonomie symbolique ou technique et ne développant donc pas les savoirs qui peuvent être implicites dans son épistémologie pratique ou incorporés dans son habitus professionnel.

 Conclusion 

L’évolution que la Sociologie de l’Éducation a connue au Portugal au cours de la dernière décennie permet de rapprocher cette dernière des analyses sociologiques centrées sur les contextes de travail et sur l’usage social de la science au sein des groupes professionnels. Ce rapprochement suppose que nous centrions notre perspective sur l’activité concrète de travail réalisée par les professionnels, en tant que praticiens, et sur les opérations de recontextualisation et de transfert de connaissances et de savoirs qui permettent de développer leur réflexivité dans leur relation avec les situations-problèmes du quotidien. Elle suppose aussi que nous trouvions quelques outils théoriques et méthodologiques qui nous permettent d’articuler action et structure sociale, sans que la micro-analyse ne soit une simple illustration ou application des relations de force plus générales existantes dans la société.

 

Si nous regardons attentivement les usages de la connaissance et la construction de savoirs par les groupes professionnels, nous pouvons avancer quelques hypothèses, pertinentes à notre avis, sur les types de savoirs et styles de connaissances qui sont plus ou moins adéquats à l’affirmation de l’autonomie individuelle et/ou collective des professionnels, pouvant contrecarrer d’éventuels processus de déprofessionnalisation et renforcer leur conscience discursive sur leurs propres compétences et qualifications. Ce regard est particulièrement adéquat à la mise en place d’une problématique sur l’autonomie professionnelle par le biais de l’usage de la connaissance, parce que cette dernière est à même de reconnaître, identifier et valoriser les types et les sens de savoirs professionnels qui sont construits en contexte. Nous évitons ainsi de réduire les processus d’éducation et d’apprentissage des groupes professionnels à une simple application des connaissances scientifiques ou, à l’inverse, de les voir uniquement comme le prolongement de l’expérience acquise en contexte comme si l’usage de la connaissance abstraite n’était pas déterminant pour la réflexivité professionnelle.

 

Telmo H. Caria

 Notice bibliographique 

Caria, Telmo H.  » Connaissance et savoir professionnels dans les relations entre éducation, travail et science », Esprit critique, Hiver 2006 – Vol.08, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.org

 

 

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