Implication, imaginaire, institution

Dans ces premiers instants d’ouverture, je ne serai pas vraiment linguiste puisque j’ignorerai la synchronie. Mais en interrogeant rapidement leur étymon et leur histoire, nous pourrons prendre en compte « le poids » des substantifs concernés [1].

 » Implication « 

 

Apparaît en notre langue au XIVème siècle, emprunté au verbe latin implicare, et plus directement au substantif, implicatio. Récurrent, c’est le sens d’  » enveloppement « , d’  » embarras  » qui est développé, et ce dans des acceptions juridiques et/ou politiques, le verbe lui-même prenant même le sens d’  » engluer « .

Ce verbe est régulièrement utilisé dans le syntagme, quasi figé, « impliquer contradiction  » =  » être contradictoire  » employé pour signifier que deux idées sont incompatibles ou se contredisent.

Il est très présent au XVIIIème siècle : Diderot dans le Salon de 1767 écrit :  » C’est un spectacle d’incidents divers qui n’impliquent point contradiction «  et nous pouvons deviner le sourire ironique de Voltaire, se jouant du syllogisme, dans ses Mélanges littéraires au Père Tournemine :  » Donc il implique contradiction qu’une pensée soit matière ; or Dieu ne peut faire ce qui implique contradiction ». Beaumarchais utilise le verbe, dans le même sens mais dans un emploi absolu dans Le mariage de Figaro Acte III, scène XIII, lorsque le Comte dit, parlant de Marceline  » Que peut requérir la demanderesse ? –Mariage à défaut de paiement ; les deux impliqueraient « . Encore au début du XIXème siécle,  » s’impliquer « , c’est  » s’embarrasser  » .

Nous voyons que la notion  » d’engagement  » est toute récente. Il faudra s’en souvenir :  » s’impliquer « , n’est-ce pas souvent  » se prendre dans les plis  » avec ce renforcement du réfléchi  » s’  » et du préfixe  » in  » ?

Pour se déprendre de ces plis, il nous faudra  » ex-pliquer  » ou  » ex-pli-citer « . Et voudra-t-on trouver un synonyme actuel à ce terme que c’est  » s’investir  » qui vient à l’esprit, terme qui nous maintient dans le domaine du textile, du revêtement, de la trame. Sachant qu’il est bien des sortes d’investissement, certains suscitant des retournements…

Et que, même en ce début de XXIème siècle, être impliqué, c’est ne pas être loin du coupable…

« Imaginaire »

 

La source d’  » imaginaire  » nous la trouvons, bien sûr, en imago mais sa signification première  » représentation, imitation, portrait, copie  » nous ancre, non dans une vision rêvée ou idéale mais dans la chair du concret.

Cicéron, dans sa douzième lettre à Atticus parle d’Alexis, imago Tironis,  » Alexis, réplique de Tiron  » ; et si chez Tacite et Pline le Jeune nous voyons apparaître le sens de  » représentation par la pensée, évocation « .

Il faut attendre le dérivé médiéval imaginarius emprunté en 1496 au latin impérial pour voir apparaître le mot  » imaginaire  » traduit par  » simulé « .

C’est seulement au XVIIème siècle, et encore de façon adjectivale, avec Descartes en mathématiques (1637, racines imaginaires, nombre imaginaire ) et avec Pascal qu’apparaît la signification  » qui n’existe que dans l’imagination « .

Molière peut alors écrire en 1673 son Malade Imaginaire. Le substantif, lui, voit le jour en 1820 chez Maine de Biran avec le sens que nous lui attribuons de façon générale :  » domaine de l’imagination « .


Il n’est pas impossible, par l’étymologie du terme latin, d’envisager un éventuel préfixe im dans imago, auquel ce même préfixe  » in  » , préfixe d’intériorisation, de fixité lexicale, se retrouve dans nos trois substantifs.

 

 

 

 » Institution « 

J’aborderai vite  » l’institution  » qui suit de très près le substantif latin institutio et sur laquelle je reviendrai tout à l’heure.

Au XIIème siècle, le mot signifie  » chose établie  » et corrélativement  » doctrine, système, plan de conduite « ..

Au XVIème la collusion se fait avec la signification latine que nous connaissons chez Cicéron, dans son De Oratore,  » éducation, instruction « . La traduction française du texte latin d’Érasme est De l’Institution des Enfants ; Descartes à l’article 161 de son ouvrage  » Les Passions de l’âme  » écrit :  » La bonne institution sert beaucoup à corriger les défauts de la naissance « .

Et le terme est établi ainsi au XVIIIème siècle : L '  » institution – éducation  » est le fait des hommes et non de la nature. Au nom des Lumières, on luttera contre l’émergence du sauvage.

L’emploi absolu apparaît au début du XXème siècle avec le sens entendu de  » structures organisées qui maintiennent un état social « . Avec l ‘  » Institution  » nous sommes donc dans la permanence.

 » Mise en relation de ces trois termes « 

Je voudrais maintenant poursuivre en mettant en relation ces trois termes. Comment, presque au sens chimique du texte, ces trois noms, pris dans l’athanor de notre titre, réagissent-ils ?

L’institution, nous venons de le voir, par son étymon, nous ancre dans le stable. Mais nous le savons, et Diderot nous le rappelle dans « Le Neveu de Rameau », il n’est  » rien de stable dans ce monde « . Pointent alors quelques questions :  » Stable sur quoi  » ?

C’est -à- dire quels sont les fondements mêmes de cette institution ?Pour dire la chose encore plus précisément : qu’est-ce qui fonde l’institution ? Stable jusqu’à quel point, jusqu’à quand ?

Chacun de nous le sait, l’Institution fonctionne par des rituels, rituels que nous connaissons : réunions dites de concertations, consultations, conseils d’administration, de discipline, inspections etc.

Qu’advient-il lorsque ces rituels ne sont plus reconnus comme tels mais comme des épreuves. Qu’advient-il lorsque le rituel n’est plus qu’un signifiant vide de signification ? Ou pire peut-être, lorsqu’il devient ouvert à toutes les interprétations possibles. Les revues pédagogiques – je ne parle même pas des publications syndicales – se font régulièrement l’écho de souffrances ou de doléances d’enseignants pour lesquels le rite de passage du CAPES ou de l’agrégation n’a pas représenté la lumière de l’initiation… Comment ignorer les exclusions, les mises à l’écart ? Qui sont les boucs émissaires ? N’est-ce pas l’Institution elle-même qui secrète le bouc émissaire ?

Là où l’Institution prime, l’Individu déprime… Et, parallèlement, nous pourrions avancer que l’Institution, c’est la cristallisation de l’imaginaire dans une forme sociale et civilisée. Elle contient et maintient l’Imaginaire. Issue de l’Imaginaire, elle le  » cadre  » pour éviter tout débordement.

Peut-être, l’Institution du mariage pourrait –elle constituer un bon exemple…

Instituteur : le mot existait dès 1441 au sens de  » celui qui instruit  » et dès 1485 au sens de  » celui qui établit  » et Bossuet dans son Préambule au Sermon sur la Septuagésime parle de Jésus-Christ,  » instituteur de l’Église « .

Mais c’est en 1792 qu’il apparaît en tant que nomination professionnelle. Date – clé, s’il en est puisqu’elle coïncide avec celle de la proclamation de la République par la Convention Nationale.

 

L’instituteur, ce sera – il faut dire  » c’était  » – celui qui met sur pied, qui  » dresse  » (il faut le  » dresser  » lui disaient des parents respectueux et reconnaissants…), celui qui règle et régule par le verbe… et aussi par la règle – férule, celui qui incarne des valeurs républicaines reconnues et acceptées mais c’est aussi celui qui censure l’imaginaire.

 » Rêve en classe  » est une observation mal venue sur le livret scolaire d’un enfant auquel on demande de  » garder les pieds sur terre  » et les rédactions de ce temps invitent à observer et à raconter mais surtout pas à inventer ou imaginer. Quant à la mathématique, elle est calcul et mesure et n’y entreront jamais les géométrie nombres imaginaires de Riemann et Lobatchevski. Rimbaud n’a pas sa place sur les bancs de l’école.

 

En 1990, l’instituteur passe à la trappe et lui succède le  » professeur des écoles « . A remarquer que, malgré l’apocope,  » l’instit  » gardait sa stature – toujours ce  » st  » de la verticalité – alors que le prof n’est plus réduit qu’à un préfixe – pro- suivi d’une sourde labio-dentale,  » f « , seule survivance du verbe latin  » fateri  » :  » déclarer « ,

 » publier  » ; bien piètre promotion. Cependant, la différence de préfixation est d’importance : à l’intériorisation, au repli ?, du  » in  » s’oppose l’extériorisation du  » pro « .

Qui n’a pas eu un jour le besoin ou l’envie de prendre à parti  » l’Institution  » ? Et qui n’en a pas compris alors l’impossibilité ?

En dehors de l’institution, nous n’existons pas… Je parle de l’existence… et non de l’essence ! … Oui, il faut être  » dedans « , dans les mailles institutionnelles… Et n’est-il pas plus simple de jouer ce jeu institutionnel qu’est l’implication laquelle n’est pas imposée mais fortement conseillée ?…

Objet ou sujet de cette implication, est-il possible de s’y opposer, d’entrer en résistance ?

Il est intéressant d’observer l’importance de l’adverbe, tout se jouant dans l’écart, et uniquement dans l’écart : on s’implique beaucoup, bien, insuffisamment, régulièrement, maladroitement, etc.

 

Mais, n’y a-t-il pas supercherie ? Ne suis-je pas agi plus qu’agissant ? Et quel est le  » terme  » qui tombe alors dans le piège tendu ? L’imaginaire… qui, pris dans les plis, est discrètement évacué. L’imaginaire qui pourrait menacer le dogme, le rituel, la doxa… Introduit dans l’institution, il la dé-stituera…

 

Nous connaissons quelques saynètes de ce théâtre institutionnel comme par exemple la caricature de la participation des élèves en cours, scénario bien huilé, avec interventions attendues, ou mieux encore l’inspection en école, collège ou lycée.

En cette Pentecôte ritualisée, chacun, de l’Inspecteur, parangon institutionnel, aux élèves, possède les règles du jeu. Le discours devient homélie ; le performatif, où le dire et le faire se confondent, élimine tout risque de violence. Le langage est en action. Le langage est action. Ou peut-être frein, force d’inertie. Parce que code, parce que ritualisé, il fait écran à l’imaginaire, il le repousse ; face à l’imaginaire qui seul est pulsionnel, le langage censure, le locuteur, au demeurant, s’auto – censurant dans la plupart de ces cas.

 

Tout en sachant que notre langage n’est pas totalement arbitraire. Notre lexique, notre syntaxe, les situations d’énonciation sont écrites par l’imaginaire. Il n’est qu’à remarquer nos manières d’entrer en relation et de prendre congé les uns des autres. Derrière les mots, se tapit du dire imaginaire… Derrière le logos, il y a du mythos…

 

 

 » Implication / Altérité « 

Je voudrais enfin, dans un troisième temps, m’interroger avec vous, sur les rapports de l’implication à l’altérité.

En soulignant les paradoxes possibles de l’implication, en insistant sur les risques soulevés par la pronominalisation du verbe, je voudrais montrer comment pour ne pas totalement évacuer l’imaginaire, l’implication devrait s’inscrire dans une véritable théorie dialogale de la communication [2].

Il est facile d’observer dans la relation interlocutive toutes les asymétries précisément interlocutives susceptibles d’apparaître :

  • Asymétrie du subjectivisme linguistique : mon/mes interlocuteurs et moi, même utilisant la même langue, n’avons pas le même registre lexical, ne pratiquons peut-être pas le même sous-code, possédons des niveaux de langue différent, etc.
  • Asymétrie par appropriation du discours…rappelons la Reine et Alice : « »c’est moi qui pose les questions  » !
  • Asymétrie de l’alternance des temps de parole ….
  • Asymétrie des expériences, etc.

Ainsi, pour que l’implication soit féconde et non  » volonté solipsiste  » , à la différence du professeur de La Leçon de Ionesco, il faut qu’il y ait production conjointe de la parole, production conjointe de sens. Ou, pour dire les choses autrement, qu’il y ait corrélation entre le registre allocutif ( je parle à…) et le registre délocutif (je parle de…).

En fait, puisque nos paroles renvoient toujours à l’allocutif, puisqu’il y a toujours, pour reprendre Mounier, un personnalisme logico-linguistique, je dois, je devrais toujours penser autrui à partir de la structure de la parole nécessairement dialogale.

Le rapport à l’autre doit toujours précéder le rapport à soi-même ou pour le dire avec Paul Ricoeur  » le plus court chemin de soi à soi, c’est l’autre  » [3]. Cette assertion prend encore plus de vigueur si, plus qu’au substantif, nous nous intéressons à l’infinitif du verbe ; par là, nous vérifierons un des enseignements du linguiste G.Guillaume, selon lequel  » c’est à l’infinitif […] que le verbe exprime la plénitude de sa signification, avant de se distribuer entre les temps verbaux et les personnes grammaticales «  ; le  » se  » désigne alors le réfléchi de tous les pronoms personnels et même de pronoms impersonnels, tels que  » chacun « ,  » quiconque  » ou  » on  » [4].

On perçoit donc la remise en cause du schéma unidirectionnel : l’intervention produit le sens ; l’initiative sémantique est partagée.

Qu’en déduire ? Des  » choses  » simples, presque des évidences : qu’au niveau de la parole, l’implication suppose ou présuppose :

  • une connaissance de ma propre identité…C’est bien le moindre…A quel titre vais-je intervenir ?

  • une connaissance, au moins relative, de mes « partenaires » qui ne seront plus purement auditeurs mais interlocuteurs.

  • une connaissance, là aussi au moins relative, des énonciations déjà faites….

Nécessairement, nous sommes conduits à intégrer la composante éthique. Puisque la parole est co-production, chacun n’a plus son centre en soi-même ; il y a diffraction… Et discipline morale et discipline sociale se rejoignent.
Je citerai le philosophe Francis Jacques [5] , très proche d’Emmanuel Lévinas [6] : «  Un homme qui se soustrait à l’interpellation ou qui interpelle autrui sans lui donner la parole à son tour, sans placer son propos sur le trajet des réponses possibles [….] n’actualise pas sa compétence pragmatique. En toute rigueur, il ne tient pas un comportement linguistique mais un comportement pré-linguistique de violence, à peine un comportement. Est violente toute action – verbale aussi bien – où j’agis comme si j’étais seul à agir, comme si le reste de l’univers n’était là que pour recevoir l’impact de mon action. Est ressenti dans la peur tout acte – de langage aussi bien- que je subis sans en être collaborateur « .

Point n’est besoin de donner des exemples de tous les lieux et moments de la cité où une telle assertion risque de se trouver vérifiée, ces moments où, parfois, hélas, se joue l’illusion sociale, et où, dans la participation factice, se fige le syntagme. J’en relèverai un que nous avons tous à l’esprit, c’est  » l’implication insuffisante des pouvoirs publics….  »

Oserai-je enfin ajouter que le fait de s’impliquer implique un revers, celui de fuir. S’impliquer ici autorise à ne pas être là.

L’implication du délégué syndical dans l’institution scolaire permet à ce délégué de ne pas être en classe mais ailleurs….

L’implication associative permet de fuir les contingences familiales. Et le bénéfice est double : celui qui s’implique est valorisé pour son implication (Heureusement qu’il est là ! Qu’est-ce qu’on deviendrait sans lui/sans vous !) et, en même temps, il – (le père, le responsable, le chef – moi qui pense à ton avenir, etc.) peut s’autoriser à se plaindre, à porter une croix collective.

 

Pour conclure,

 

Je n’échapperai pas moi-même au piège de l’enveloppe langagière, prisonnier que je suis du verbe… Peut-être simplement oserai-je avancer que, même au cœur de l’institution, afin de ne pas exiler l’imaginaire, il conviendra qu’une implication véritable ne soit pas de constitution monologique mais bien de constitution dialogique à visée bi-latérale, véritable entretien dialectique n’éliminant ni tensions ni contradictions dont l’objectif sera, serait d’édifier ce que nous pourrions appeler une philosophie de la personne ; en une telle situation, s’impliquer…. implique… que la communication ne soit plus celle d’un sujet seul mais repose sur une interaction première.

Comment mieux dire la difficulté du dire qu’en citant Philippe Jaccottet,

 

A la lumière d’hiver
Les mots devraient-ils donc faire sentir
Ce qu’ils n’atteignent pas, qui leur échappe,
Dont ils ne sont pas maîtres, leur envers ?

De nouveau je m’égare en eux,
De nouveau ils font écran, je n’en ai plus
le juste usage,
quand toujours plus loin
se dérobe le reste inconnu, la clef dorée,
et déjà le jour baisse, le jour de mes yeux…

 

C’est peut-être avec le poète que nous retrouverons  » la voie de la voix « .


[1] Nos supports sont tout logiquement : O.Bloch et W.V.Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris (P.U.F.), 1968 et Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, (Dictionnaires Le Robert), 1995.

[2] F.Armengaud, La pragmatique,

[3] P.Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990.

[4] G.Guillaume, Temps et Verbe, Paris, Champion, 1965, cité par P.Ricoeur, op. cité.

[5] F.Jacques, Dialogiques, Recherches logiques sur le dialogue, Paris (Presses Universitaires de France), 1979.

[6] E.Lévinas, Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 1963 et 1976.