Alger à travers sa « houma » :

Formation et déformation des espaces identitaires communautaires de quartier.

Mots clés: « houma »- Identité- Espace identitaire- Esprit communautaire.

La communauté dans son sens le plus global crée, façonne et renforce le lien social. Elle produit du sens en inscrivant les individus et les groupes dans une mémoire, une continuité, une histoire commune. Cette histoire commune crée le sentiment d’être partie prenante d’une lignée symbolique ou réel ou d’une grande famille au sens large. Le choix de la communauté peut dépendre de ses affinités, de ses convictions, ou tout simplement par filiation, par appartenance religieuse ou par sa corporation. En effet, la communauté est interprétée et pratiquée comme une appartenance à une identité collective. Si l’identité collective s’exprime autour de valeurs communes du groupe elle ne traduit pas toujours la désunion et le refus du métissage, elle s’oppose à d’autres valeurs communes, au détriment du droit et du sens commun. Si c’est le cas, alors l’aspect communautaire devient du communautarisme.

Au sens linguistique, le mot communauté est soumis au diktat de la langue. Chaque langue, chaque culture a ses mots propre pour la désigner quelle que soit la caractéristique de la communauté : communauté artistique, communauté de pensée, religieuse, immigrée, de mémoire, des internautes, communauté urbaine, de voisinage, ou communauté de quartier etc. Prenons l’exemple du mot communauté de quartier dans la société algérienne – et plus exactement dans le parler de la société algéroise -, le mot qui désigne le quartier au sens d’identité communautaire de proximité spatiale ou tous simplement au sens d’espace d’habitat c’est le mot « houma » – ou « hawma ».

La signification du mot « houma » et son lien avec le concept communauté:

La «houma» est un quartier urbain qui combine la double particularité d'un espace collectif et privé, le mot signifie à la fois garder son espace privé et s’insérer dans une identité commune créée par la sacralité de la relation. Comme à l’origine, le terme «houma» traduit un ordre social, il désigne un sentiment d'appartenance à une identité communautaire de proximité spatiale à l'intérieur de l'espace social de la ville. La proximité spatiale et sociale prend ici le sens de fratrie et de grande famille, où les rapports de voisinage ont un sens sacré. Se référer à la «houma» c’est à la fois inventer, créer son espace quotidien et être inséré dans une communauté de quartier, qui prend le sens d’un vaste cercle de relations et de paysages familiers.

Aujourd’hui, le terme «houma» n’a pas disparu du mécanisme de fonctionnement des liens sociaux dans l’espace public de la ville d’Alger. La «houma» reste dans l’imaginaire collectif l’espace communautaire idéal de la ville. Elle constitue une composante importante de la mémoire du tissu urbain.

Le terme de «houma» tend cependant à saisir des aspects différents et divers, dans le cas où l’individu continue de bénéficier de la solidarité familiale et de la communauté du quartier et montre en même temps une envie d’échapper à son contrôle. La volonté d’indépendance par rapport à la communauté et le groupe familial traditionnel est particulièrement désirée par les couples et les femmes, qui font l’objet privilégié du contrôle social sévère. Cela s’explique par certains événements qui se produisent dans la nouvelle Algérie indépendante. Ces événements ou ces mouvements de modernisation, notamment l’exode rural et l’urbanisation massive, l’instruction et le travail des femmes, ont modifié les conditions des rapports entre les membres de la famille et entre l’individu et la collectivité.

Les nouveaux rapports sociaux dans la société sont visibles dans la prise de conscience de la jeune génération. Cette dernière est porteuse d’une certaine rébellion contre l’institution familiale gardienne des valeurs traditionnelles et contre le contrôle social de la communauté de quartier. Cette génération revendique une identité individuelle. Mais face à la pénurie de l’espace résidentielle, elle s’oriente progressivement vers la mise en place d’un modèle plus efficient de structure familiale, un modèle plus adapté à la nouvelle situation. Elle repose essentiellement sur l’exploitation des effets d’opportunité résidentielle que proposait le groupe familial agnatique ou des pratiques associatives qui se maintiennent dans l’anonymat collectif de la ville.

Pour comprendre la spécificité des formes d’appartenance spatiale dans la ville et plus exactement dans la ville d’Alger, il est important de retracer l’évolution d’une des composantes de la ville « houma » à travers les trois âges urbains qu’a connu la ville: la casbah d’Alger ottoman, la ville européenne coloniale et enfin la ville d’Alger post colonial.

1. Dans la casbah à l’époque ottomane, l’espace identitaire collectif est né

Dans la médina d’Alger ottomane, on identifie l’individu ou le citadin de la ville d’Alger1 aussi bien par sa corporation que par son espace social bâti. Ce dernier est désigné par le terme, la «houma». Elle représente le référent de base dans l’analyse du processus dynamique d’appropriation de l’espace de la médina de l’époque ottomane. La «houma» est un espace semi privé dont les limites ne sont pas matérialisées dans l’espace mais qui existe clairement par les rapports sociaux de ses résidents.

La structure spatiale des espaces veut que chaque «houma» jouisse d'une relative autonomie ; sans sortir des limites de son cadre bâti, ses résidents y trouvent de quoi satisfaire leurs besoins spirituels et matériels au quotidien puisque chacune d'elle a sa mosquée, – Jacques Berque dans « Maghreb, histoire et sociétés »2 estime que la tradition islamique dote la recherche moderne d’un instrument de recherche quantitatif, le nombre des mosquées correspondent à celui des «houmattes»- son four public, son hammam, une école coranique, des fontaines publiques, des échoppes avec un petit souk… .Ces «houmattes» sont à l’échelle humaine, les familles qui y demeurent sont connues de leurs voisins. Plusieurs générations de la même famille y habitent. Cette structure privilégie les rapports sociaux à l'intérieur des espaces publics. Pour ses résidents appartenir au même quartier prend le sens d’appartenance à un groupe familial lié par la sacralité des relations provoquées par la proximité

 


1 D’après Icheboudene, Larbi, dans sa communication «De la houma à l’espace cité, une évolution historique de l’espace social algérien » dans le colloque international Alger Lumières sur la ville, Alger, EPAU, 2002,p 566.A l’époque ottomane la casbah comptait environ 50 « houmattes » dont la population varient entre 1000 et 2000 individus. Elle connaît quatre types de quartiers :
* Le centre de la ville qui constituait le noyau d’activités politique, administrative, et religieuses.
* La zone de l’habitat dense qui constitue la partie haute
* La zone d’activités artisanales et industrielles situées aux portes de la ville ou à la périphérie.
* La zone du port. Les limites géographiques de ces espaces urbains étaient marquées par leurs activités et par les catégories sociales qui y résident. Ces espaces avaient leur représentant qu’on nommé « Amin » servait d’intermédiaire entre la corporation et les autorités. Cette organisation socio spatiale dans la casbah représentait un rôle essentiel entre les autorités et les habitants au niveau de la sécurité et de l’ordre.
2 Jacques Berque, Maghreb : histoire et sociétés, Alger, Duclot /SNED, 1979, p128.


sociale et spatiale. Elle est à la fois espace d’inter-connaissance, de cohésion sociale et de forte intégration. Ses habitants défendent leur espace collectif; un inconnu des résidents est tout de suite identifié comme un intrus qui s’aventure dans un espace qui n’est pas le sien. Et dont il faut se méfier. A ce sujet Jean-Charles Depaule écrit sur le regard et les limites du regard au sein du quartier :

«Dans un tel contexte, où hiérarchie, stratification et identité du groupe sont considérées comme le fondement de l’ordre social et de l’idéologie de «l’honneur», prédominent les situations spatiales dans lesquelles le degré de clôture, d’exclusion, de visibilité ou d’invisibilité est primordial pour tous, sauf pour ceux qui ont le droit de voir. Rares sont les espaces ouverts. La présence d’un homme dans un lieu particulier est considérée comme l’indice soit qu’il a quelque chose de très spécifique à y faire et qu’il est lié à un individu ou un groupe donné, soit qu’il a un droit reconnu à être là et à y être vu. Espace signifie relation (…)»3.

Jean-Charles Depaul nous laisse entendre dans ce propos que la notion de «houma» est perçue en termes de rapports sociaux. En effet la «houma» est une structure urbaine de grande sociabilité (A. Adam, 1972) et d’unité socioculturelle à partir de laquelle se constitue la projection spatiale de la structure maghrébine. Ce modèle d’habitat est caractérisé par le maintien de l’équilibre de la forme du groupe et de la forme du bâti. Cet espace social bâti et sa population se caractérisent par une activité, l'origine ou la fonction de ses occupants, ou tout simplement par une histoire commune, etc. ; cette particularité de l’espace et de ses résidents s’articule entre eux de manière à ce qu’elle soit le produit socio-spatial de ses résidents. La «houma» est un lieu de production et de reproduction de la forme sociale de la société. Cette forme de pratique de l’espace public du quartier et ce genre de rapports sociaux qu’entretient l’habitant de la médina d’Alger à l’époque ottomane dans son quartier, nous les retrouvons bien présents dans la définition du quartier de l’École de Chicago. Pour Park le quartier est un microcosme qui contient tout l’héritage culturel d’un groupe résidentiel. Il est un lieu d’expression social et culturel, un lieu


 3 Jean-Charles Depaul et Jean-Luc Armand, A travers le mur, Paris, éd Centre Georges Pompidou, collection Alors, Paris, 1985, p 89.


privilégié de sociabilité au sein de la ville : au fil des années, chaque secteur, chaque quartier de la ville acquiert quelque chose du caractère et des qualités de ses habitants. Chaque partie de la ville prend inévitablement la couleur que lui impriment les sentiments particuliers de sa population, de sorte que ce qui n’était qu’une simple expression géographique se transforme en un voisinage, c’est-à-dire une localité avec sa sensibilité, ses traditions, son histoire propres. De même, Mayol décrit le quartier comme un espace spécifique situé entre un dehors et un dedans, dans lequel le rapport espace-temps est le plus favorable à l’usager, un lieu où l’on se déplace à pied, un lieu d’engagement du corps dans l’espace public qui contribue à l’identité de l’habitant et à son sentiment d’appartenance à l’espace.4

Un des caractéristiques de la « houma » c’est qui est à la fois un espace de forte cohésion sociale et de forte intégration sociale. Cette caractéristique va être renforcée dans le système colonial de la ville.

  

2. Epoque coloniale, une ville industrielle européenne sort de terre et une nouvelle dimension sociologique de l’espace identitaire collective de quartier

Dans le système colonial, les pratiques de l’espace de la ville d’Alger était scindée en deux identités socio-spatiales : la médina avec les espaces réservés pour les Algériens et la ville coloniale française. La présence d’une société coloniale maîtresse de la ville a fait de la «houma» le lieu de sauvegarde de la valeur sociale de la médina (l’entraide et la solidarité)5 face à l’exclusion des musulmans de l’ordre urbain nouveau. A cette époque coloniale l’espace de la «houma» a une nouvelle

fonction et dimension sociologique. Elle va favoriser l’intégration citadine desmusulmans ruraux dans la médina, renforçant ainsi l’identité de la communauté musulmane. Elle va servir d’espace de distinction entre les communautés française etmusulmane. Constituant ainsi l’identité socio spatiale algérienne.

 


4 L’école de Chicago : naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 2000, (traduit de l’anglais et de l’allemand par Yves Grafmeyer et Issac Joseph), p 88.

5 Trois facteurs essentiels ont favorisé la défense et la solidarité des Algériens dans les espaces réservés pour eux : Le premier facteur est la pauvreté et la domination rassemblent sur un même espace des individus de régions différentes dans les mêmes conditions sociales d’existence. Le deuxième facteur est l’identité musulmane qui opère une solidarité entre les colonisés et une distinction nette entre eux et les colonisateurs. Le dernier facteur consiste à la confiscation d’immenses étendues de terre et leur attribution à des colons français. Ila eu pour conséquence une paupérisation des familles algériennes, à la recherche de nouvelles ressources de subsistance. Cette atteinte aux biens patriarcaux, suivie de la dislocation partielle du groupe familial, aurait dû logiquement déboucher sur la désintégration graduelle du système traditionnel. Or, le résultat inverse se produisit, c’est-à-dire le renforcement de l’institution familiale élargie installée dans la médina ou les alentour de la ville.


La création des clubs de football dans certains quartiers musulman est un des indicateurs de la revendication des algériens à l’identité nationale et à l’attachement à la communauté de quartier. L’attribution d’un nom au club, le lieu du siège social, la composition du bureau et le choix de couleurs, d’emblèmes, de symboles… constituent de véritables indicateurs de tout premier ordre de l’imaginaire et du registre arabo-musulmans enracinés dans la mémoire collective de l’Algérie coloniale. Le territoire du club recouvre largement la répartition des communautés ethniques. La communauté musulmane s’inscrit dans le territoire de la «houma». La frontière territoriale du club sportif reste un des signes marqueur de l’espace identitaire des Algériens dans leur volonté de signifier leur ancrage culturel et leurs différences par rapport aux Européens. Ainsi, lorsque les «houmistes» (les habitants des « houmattes ») veulent dépasser l’organisation du groupe ludique du quartier, ils passent à la forme associative et créent le club, autour de l’équipe de football.
Les clubs sportifs des différentes « houmattes » sont alors l’émanation des groupes de quartiers dans lesquels on se reconnaît mieux que dans la ville elle même. Car la perméabilité sociale est faible dans l’ensemble des espaces publics de la ville. Mise à part lors d’un match, où les Français et les Algériens se rencontrent temporairement sur le terrain sportif, les frontières entre les deux communautés sont étanches.
Les rencontres sportives (des matchs de football par exemple) deviennent le lieu d’affrontement entre les équipes de quartiers des deux communautés. Les Algériens, aiguisent leur désir de revanche face à la ségrégation, l’exclusion et les humiliations, qu’ils subissent quotidiennement. Dès lors, la compétition sportive passe du stade géographique au plan nationaliste ou inter-ethnique. L’appartenance spatiale s’estompe.

La musique populaire locale est un autre référent à travers lequel se fonde l’esprit communautaire de quartier aussi important que le premier. Ce genre musical dit le « chaâbi » 6- dont la signification du mot est populaire, il est dénommé ainsi par opposition au style plus savant «l’andalou »- est un mode d’expression populaire citadin algérois : il renvoie à une identité spatiale, à un code d’honneur, à des indices de comportement spécifiques dans un ordre spatial fondé sur la cohésion sociale. Ce genre musical chante la joie, la peine, l’amertume de l’exil, les chagrins du cœur et les souffrances du peuple sous la colonisation. Cet héritage musical populaire algérois est apparu au début du vigntième siècle dans la basse Casbah. Hadj Miliani7 présente cet héritage culturel comme un des (re)fondateurs des identités et une des composantes des différences.

Il écrit :

« Le Chaâbi, invention provocante de la diaspora kabyle dans l’univers policé de la citadinité éplorée de l’Alger de l’entre deux guerres, s’est constitué en un registre fédérateur d’une urbanité de petites gens qui a fini par s’imposer comme l’expression de l’âme même de la ville. Chez les jeunes générations d’Algérois, c’est l’une des voies royales de l’intégration à l’identité de la ville». 8


6 Le « Chaâbi » algérien, classé au patrimoine poétique arabe maghrébin, son répertoire est une source riche en vocabulaire, possède un long répertoire des anciens textes marocains et auxquels ils ont redonné un nouveau souffle, une nouvelle vie, et une audience plus large. L’identité culturel algérienne a habité, transfiguré ces textes, au-delà des nuances dialectales mêmes, qu'ils sont devenus, au fil du temps, une partie intégrante de l'univers poétique et musical de l’Algérie. Le « Chaâbi » fait partie du terroir musical Algérois par excellence. Il représente un garant, parmi d'autres de la pérennité du patrimoine musical algérien, Le plus célèbres chansons du répertoire « Chaâbi », est « El haraz ». Le « Chaâbi » a aujourd'hui deux écoles, une conservatrice, puriste qui veille jalousement à la tradition ancestrale de cette musique, d'autres plus novateurs introduisent des sons nouveaux sur cette musique, comme a fait Rachid Taha ou les groupes de rap comme Intik ou MBS. Pour plus de détails sur la musique « Chaâbi » voir le site http://www. Webchaabi.com.

7 Milani, Hadj, docteur en littérature à la Faculté des Lettres et des arts, Université de Mostaganem (Algérie) et enseignant associé à l'Institut national des langues et civilisations orientales de Paris. Directeur du cahier série patrimoine culturel au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle à Oran (Algérie). Parmi ses publications, nous citons : Sociétaires du l’émotion : études sur les musiques et les chants d’Algérie d’hier et d’aujourd’hui (2005).Co-auteur L’aventure du raï : musique et société, (1996).Co-auteur de Beurs’mélodies : cent ans de chansons immigrés maghrébines en France, (2003). « Etre jeune à Alger » dans Parlez moi d’Alger : Marseille Alger au miroir des mémoire, (2004). « Musique des jeunes, culture d’intégration. Le cas des chanteurs et musiciens », dans Revue Ethnologies : Musique des jeunes, n° 22-1(2000).

8 Miliani, Hadj, « Etre jeune à Alger », in Parlez moi d’Alger: Marseille-Alger au miroir des mémoires, Paris, Réunion des musées Nationaux, 2003, p176.


 

A cette époque coloniale et jusqu’à aujourd’hui, cette musique forme pour la majorité des habitants d’Alger une identité d’appartenance au même groupe sociospatial.

Cette forme d’appartenance est caractérisée par le maintien de l’équilibre de la forme du groupe et de la forme du bâti. Cet espace social bâti et sa population se caractérisent par une activité, l'origine ou la fonction de ses occupants, ou tout simplement par une histoire commune; cette particularité de l’espace et de ses résidents s’articule entre eux de manière à ce qu’elle soit le produit socio-spatial de ses résidents. La «houma» est un lieu de production et de reproduction de la forme sociale de la société. Ces formes de pratique de l’espace public qu’entretient l’habitant à l’époque ottomane et à l’époque coloniale, n’est qu’un microcosme d’expression social et culturel d’un groupe résidentiel. Au fil des années, chaque partie de la ville prend inévitablement la couleur que lui impriment sa population, de sorte que ce qui n’était qu’une simple expression géographique se transforme en une localité avec sa sensibilité, ses traditions, son histoire propre. Qu’on est-il dans la ville d’Alger post colonial ?

  

3. La « houma » post colonial : une autre forme d’usage de l’espace identitaire

À l’Indépendance, la ville a connu un brassage intense de populations consistant en des mouvements de mobilité inter-quartiers dans le but de s’approprier les appartements laissés vacants par leurs habitants européens. Le nombre d’habitants venant des quartiers musulmans, mixtes ou des autres villes et des campagnes croît de plus en plus, dépassant ainsi le nombre limité d’habitants que la capitale peut accueillir. Le surnombre va faire éclater les cadres sociaux de la «houma» et les anciens habitants vont progressivement perdre leurs repères. Pour la plupart d’entre eux, la «houma» ne serait plus le tissu urbain sécurisant où les pratiques sociales favorisaient l’intégration urbaine, elle ne serait plus le symbole de l’identité urbaine et de la solidarité. Ce n’est plus le lieu où le sens d’habiter garde toute sa signification. Les nombreux témoignages recueillis auprès des habitants1 montrent que ces derniers se plaignaient de la détérioration des liens sociaux, due au déclin des grandes familles citadines. Les quartiers où tous se connaissaient et se respectaient semblent révolus. Allégeances familiales et relations de voisinage ne sont donc pas considérées comme antinomiques mais au contraire comme étroitement dépendantes.

Pour les habitants des quartiers les raisons à ce changement dans l’espace identitaire sont multiples (en reprenant ici comme exemples quelques phrases écrites par la population questionnée dans le cadre de notre terrain de thèse.) :

« Les gens sont venus de différents régions de l’Algérie, ils ne se connaissent pas, c’est la raison de leurs mauvaise entente,… certains d’entre eux veulent s’imposer dans les espaces collectifs ; en raison de la mauvaise cohabitation, on est obligés d’être cloîtrés chez soi. »

C’est dans cette perspective de nostalgie d’appartenance à la «houma» d’antan que sesitue Kaj Noschis9 .Pour ce chercheur, le quartier est un lieu privilégié sur un plan affectif. L’image qui traduit le mieux la relation entre l’habitant et le quartier est celle de deux lignes convergeant en un point pour se séparer ensuite. La convergence représente les moments ou la période pendant laquelle l’habitant vit sa relation émotionnelle, affective avec l’espace public de son quartier. Paul-Henri Chombart De Lauwe a développé cette notion d’attachement de l’habitant à son quartier non par rapport au symbole du cadre bâti, mais par rapport aux relations entre les personnes qui y vivent.

La ville d’Alger, comme toutes les grandes villes qui ont connu un fort et brutal mouvement de population, n’a pas eu le temps de sauvegarder une entité de quartier comme lieu de forts liens sociaux. Déjà, dans les années trente, le sociologue Louis Wirth de l’École de Chicago prévoyait dans son appréhension du phénomène urbain comme mode de vie la disparition à court terme du quartier – espace de vie. La raison en est la diminution des relations de voisinage au profit d’un nombre étendu d’interactions anonymes. Wirth recommandait la prolifération de la spécificité des lieux de vie, ainsi elle permet à chaque habitant du quartier de satisfaire un type de besoin.

De fait, le nombre croissant des habitants va faire éclater la cohésion sociale du quartier. Dès lors, le quartier va perdre de sa forme première de cohésion sociale et se recomposera en plusieurs groupes de voisinages cohésifs dont apparaît des réseaux de sociabilité en plus petite taille. A titre d’exemple, citons les quartiers populaires d’Alger, qui ont connu un regain de mobilité intérieure et qui représentent un très grand brassage de résidents de régions diverses. Leurs habitants s’identifient à un lieu plus restreint, cette mutation résultant de ce que l’on pourrait nommer des « fractures sociales urbaines ».

 


9 Kaj Noschis , Signification affective du quartier. Paris, Librairie des Méridiens, 1984.


Pour quelle raison la revendication d’appartenir à un espace d'habitat est plus souvent présente chez les groupes de jeune du quartier populaire comme les quartiers de la « Casbah, Bab El Oued ou Belcourt, El harrache » que chez les habitants des quartiers à faible densité résidentielle ? Pour notre part, nous pensons que l’une des raisons probables est que dans les quartiers populaires de la ville d’Alger que nous nommons, à la suite de Park, « aires de ségrégations », l’entraide et la convivialité sont de rigueur. Ces « aires de ségrégations » préservent la solidarité de voisinage car ces types d’aires de vie dans la ville prennent un sens identitaire lié aux conditions de vie difficiles pour la majorité de ces résidents. L’identification collective est mise en adéquation avec la symbolique historique du lieu et aux conditions de vie difficiles. La conception de l’homogénéité sociale est très largement partagée chez les habitants des « aires de ségrégations » de la ville et quelle que soit l’origine régionale. Car pour eux, être membre d’une grande famille de la «houma», c’est tout simplement exister socialement, en s’assurant une sécurité personnelle et familiale et un soutien dans son quartier, comme le dit l’un d’eux :

« On risque moins de se faire attaquer en cas de dispute, on peut s’approprier la rue pour une fête familiale, avoir une entraide entre voisins dans des circonstances familiales ».

Tout ceci nous laisse à penser que c’est une même identité spatiale qui fonde l’esprit d’appartenance au groupe. Cet esprit se cristallise dans l’appropriation du territoire par le marquage dans l’espace et ou par une attitude collective à l’intérieur de ce territoire ou tous simplement la représentation mentale des limites géographique de l’espace de la «houma», désignée, en termes algérois, par une sorte d’identité de fait, l’esprit «houmiste».

Le terme «houmiste» désigne le sentiment d’appartenance à une même «houma». Il renvoie à l’ancrage dans un espace urbain limité, circonscrit dans les représentations mental comme le quartier, l’impasse, la rue, la place, la cité locative. Ce mot est une dérivation de la langue arabe au français en rajoutant «iste». Largement diffusé, forgé dans le dialecte algérien, le terme «houmiste» va circonscrire plus qu’une définition fonctionnelle, une pluralité de conduites symboliques. L’espace identitaire ou l’espace du «houmiste» s’agrandit à partir de l’emplacement géographique du «houmiste», elle varie de l’immeuble ou de la maison de résidence à l’arrondissement. A titre d’illustration, voici comment – sur un des terrains d’exploration qui gardent pour nous toute leur signification – cet esprit de quartier d’un habitant d’Alger est exprimé à travers un site web (http://bahdja.8m.com):

« L’esprit «houmiste» c’est la tribu reconstituée… à partir d’un ensemble d’immeuble pris d’assaut par des personnes qui essayent de s’approprier un territoire [bien marqué]… et qui ont une notion de citoyenneté aussi restreinte que la cage d’escalier… Le «houmiste» type c’est celui qui t’explique qu’à partir de tel coin de rue, à partir de tel magasin on a changé de repères, c’est aussi celui qui croit avoir un certain droit sur toutes les personnes du quartier. Il essaye selon les situations et les circonstances de prendre le rôle du père, du grand frère,…La fin du « houmiste » c’est dans quelques petites décades et l’Internet sert à garder en mémoire cet état d’esprit des jeunes Algérois de 18 ans à 60 ans.»

Le «houmiste» type, terme utilisé plus haut, est dans le langage sociologique un acteur social, référent dans l’esprit communautaire des jeunes algérois. Le sens de «houmiste» type a été très bien illustré par le réalisateur Merzak Allouache dans son film «Omar Gatlato» (1976). Ce réalisateur nous dresse une carte postal de l’univers des quartiers populaires de la capitale et des jeunes de la ville d’Alger des années soixante dix face à la lenteur bureaucratique, à l’exiguïté des logements, la ségrégation et la frustration sexuelle et à la délinquance urbaine. Ce film «Omar Gatlato» était singularisé par un portait d’un jeune homme d'une des grandes cités populaires d'Alger dans son quotidien ; les sorties au cinéma, au stade en groupe, l’écoute nostalgique et pour la plupart des jeunes de son âge des chansons du «chaâbi». Ces conduites sociales et culturelles ont longtemps fait sens, jusqu’à aujourd’hui dans une sorte de permanence de l’esprit de la ville d’Alger chez les jeunes. Ces jeunes nourris par le « chaâbi » et par les musiques internationales à la mode est un témoignage de revendication à une appartenance à un espace hérité et réinventé.

Et dans un enchaînement d'événements historiques et plus précisément à la fin des années quatre-vingt en pleine crise nationale qu’on observa une cristallisation momentanée des valeurs communautaires algériennes et une montée de revendications d’appartenances identitaire. Quelles sont ces mutations dans les formes d’identité spatiale communautaire ?

 

4. L’identité spatiale communautaire dans la crise nationale

Les villes creuset de tous les maux sociaux devenues des terrains d'échecs 10

(l’échec scolaire d’un grand nombre de jeunes Algériens et l’absence de structurespubliques de loisirs, de sport et de culture) qui constituent l'apport favorable pour renforcer les rangs des fondamentalistes religieux. Alors, une nouvelle forme de sociabilité apparait dans les quartiers populaires urbains : par les prières collectives, les campagnes d'hygiène dans les rues, les actions de soutien scolaire, les aides alimentaires, les aides financières aux projets matrimoniaux des jeunes.

Les jeunes de quartier ne restaient plus dans les cafés ou dans les rues, ils se retrouvaient le plus souvent dans les mosquées. Ils étaient apparus alors comme les défenseurs de l'intégrité sociale des quartiers menacés par les prémices de la libération des mœurs.

A la fin des années quatre-vingt-dix, il y’a eu une montée des aspirations individuelles dans l'espace public des quartiers connus pour être depuis la fin des années quatre-vingts des fiefs islamiques, en contradiction profonde avec le cadre de solidarité que les groupes des frères musulmans tels les groupes du Front Islamique du Salut (FIS) avaient tenté de restaurer. L'individualisme a affaibli l'emprise de l'action collective des groupes islamiques sur des quartiers connus pour leur forte cohésion sociale à l'intérieur de l’espace public. Les anciens sympathisants du FIS ont une représentation assez forte des intérêts individuels à l’intérieur de leur ancienne communauté. A titre d’exemple, nous reprenons une des interviews réalisée


10Rouadjia, A, Les frères et la mosquée-enquête sur le mouvement islamiste en Algérie, Paris, Karthala, 1990.


par Benghribil Chams auprès des jeunes des « houmettes » de Belcourt (un des quartiers populaires d’Alger), dont laquelle des jeunes décrivent cette montée de l’individualisme pendant la période de terrorisme en Algérie comme un corps malade, dont les causes du mal sont au sein du corps :

« On est arrivés au point où chacun peut piétiner son frère pour son intérêt personnel. S'il voit quelque chose derrière son frère, il éliminera son frère pour acquérir cette chose! »

« On est devenus comme des nerfs sciatiques…On escroque systématiquement la personne qui nous fait confiance »11 Le passage de l'action collective à celle individuelle a profondément remis en question la nature des relations sociales dans la «houma».

Ses habitants sont en contradiction avec les normes et valeurs locales qui ont fait l’esprit communautaire, ce qui se traduit par leur rupture avec l’appartenance à l'espace sociale collectif de leur quartier. Citons

  

Conclusion

La communauté est une matière sociale fluide, elle est mobile, elle se compose, elle se décompose, se recompose ou se fonde. Il existe des communautés qui survivent à leurs membres, certaines se forment en faveur d’un événement, d’autres correspondent aux attentes du moment mais peuvent se trouver totalement dépassées par les évolutions, d’autres s’adaptent aux événements en cherchent leur équilibre dans un monde en mouvement

Dans le cas de la société Algérienne post indépendante, les conditions des rapports entre l’individu et la collectivité ont été modifiées par l’exode rural et l’urbanisation massive, l’instruction et le travail massif des femmes avec la mobilité sociale. On note dans les nouveaux modèles d'entités de groupes, des formes d’assistances mutuelles collectives qui s’opèrent au nom de la solidarité du groupe traduisent des nouvelles formes de liens sociaux occasionnels et temporels dans la société


 11 Chams Benghribil « La décomposition social du djihad dans un quartier populaire Alger», dans Annuaire de l'Afrique du Nord, débat de recherche, Paris, C.N.R.S ,1999, p. 141.


algérienne post coloniale. Nous désignons ces formes comme une réinvention culturelle des communautés mutualistes. Car sous des nouvelles formes renaissent les substrats des caractéristiques des liens sociaux d’antan. Elles sont opératoires pour édifier un logement dans les pénuries pour obtenir des ressources et des moyens techniques ou du travail. Les nouvelles formes d’assistance mutuelle se concrétisent par des pratiques associatives. Ces dernières se maintiennent dans l’anonymat collectif des quartiers populaires. A titre d’exemple dans la réalisation de maisons individuelles, nous avons besoin de la main d’œuvre, des relations, de l’argent et du savoir des autres, alors on fait appel aux frères, aux cousins, amis et voisins. Alors se manifeste un étonnant savoir-faire relationnel, une capacité à s’associer. C’est un pacte social qui prend une forme d'entraide.

Ce modèle d’assistance mutuelle au nom de la solidarité du groupe est une forme de lien occasionnel et temporel. Ainsi, l'identité communautaire n’apparaît pas comme un processus linéaire qui suit l’histoire objective/subjective des individus. Elle s'exprime dans le rapport des individus au contexte spatio-temporel.

Le recours des habitants installés à Alger, avant l’indépendance, à une dimension historique de la vie sociale d’Alger d'antan constitue probablement un moyen de s’inscrire dans l’histoire de la ville et de se l’approprier. La cherche à reconstruire l’identité de proximité socio-spatiale du passé forme un des objets de la crise d’habiter actuelle des villes algériennes.

Ainsi, créer le sentiment d'appartenance n'aboutit pas pour autant à une référence communautaire. L’identité communautaire spatiale est loin d’être une donnée intemporelle, préexistante qui s’impose aux individus et aux groupes. Elle est une structure plurielle et dynamique dans la (ré) appropriation de l’espace.

 


Références Bibliographique

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