Résumé : 

En s’appuyant sur des éléments conceptuels pluridisciplinaires et interdisciplinaires sur le travail et la complexité et sur des éléments d’interventions et de recherches sur les conditions de travail dans le secteur psychiatrique, cet article analyse le travail des soignants en développant le parallélisme entre travail collectif et interdisciplinarité.

Le travail soignant sous l’angle du travail collectif et de l’interdisciplinarité, permet d’insister sur l’importance d’approches locales, à l’image notamment de l’Analyse ergonomique du travail. Les limites du travail collectif et de l’interdisciplinarité, voire de leur parallélisme, sont également suggérées par la réalité du travail, les logiques disciplinaires et les contraintes institutionnelles ou organisationnelles.  

Summary : 

This paper aims to compare collective work and interdisciplinarity, in order to analyze nursing work. The interdisciplinary concepts of work and complexity discuss with elements of interventions and researches into work conditions in the psychiatric sector.

This notional comparison allows the authors to insist on local investigations, like the ergonomic analysis of work. Limits of collective work, limits of interdisciplinarity and limits of their comparison, are suggested by the real work, the disciplinary logics, and the institutional and organizational constraints.  

Mots clés : Travail collectif, interdisciplinarité, travail soignant, sciences sociales, ergonomie Keywords: Collective work, interdisciplinarity, nursing work, social sciences, ergonomics   

Le travail est-il une activité collective interdisciplinaire ?

Le travail comme support de réflexion sur l’un et le multiple dans les sciences sociales   

Travail collectif, interdisciplinarité, travail réel soignant  

Les composantes collectives et sociales des activités humaines traversent les secteurs et les disciplines. Leur importance est de plus en plus soulignée par les discours et les pratiques : discours scientifiques pluridisciplinaires sur l’importance des coopérations, nécessité pragmatique proclamée de réseaux interdisciplinaires, par exemple dans les secteurs de la santé, de la recherche ou associatif, évolutions de technologies qui facilitent voire nécessitent les échanges… En acceptant l’hypothèse de la sociologie du travail soulevée par Durand (2000) qui considère que les conflits sociaux au travail cristallisent les tensions sociétales, la prédominance des aspects collectifs au travail ne fait que retranscrire cette prédominance observée plus largement dans la société. Les dimensions collectives du travail peuvent devenir l’objet presque exclusif des interventions sur le travail, comme la Psychodynamique du travail (Dejours, 2005) le suggère.

Néanmoins, malgré un intérêt indéniable, cette mode, comme toute mode, est scientifiquement suspecte. Plusieurs facteurs ont pu conduire à mésestimer les coopérations, notamment dans le champ du travail : multiples formes, multiples niveaux d’analyse, multiples propriétés, nécessités disciplinaires et méthodologiques de découpage de l’objet d’analyse, effet de mode au-delà de la nécessité pragmatique et scientifique, articulation complexe des niveaux collectifs avec les niveaux plus individuels et entre les niveaux collectifs, sciences du travail peu structurées… La réflexion d’ensemble sur la thématique coopérative des activités humaines a été inévitablement biaisée.

L’interdisciplinarité courante et souvent inévitable au travail (Couturier et Chouinard, 2003) symbolise l’engouement pour les aspects collectifs. Dans un cheminement conceptuel allant du métathéorique au local, les apports interdisciplinaires, essentiellement sociologique, ergonomique, psychologique et systémique, sont interrogés pour l’étude d’une activité éminemment collective : le travail soignant. La thématique collective insiste sur son propre intérêt, puisqu’elle concerne le travail interdisciplinaire pour étudier le travail soignant, et le travail soignant pour lui-même.

L’interdisciplinarité peut être perçue comme une modalité du travail coopératif, en particulier dans la recherche et à l’hôpital. L’importance intrinsèque de l’interdisciplinarité et plus largement du travail collectif n’est pas polémique : la question se pose davantage en termes de buts, de moyens, de natures des articulations, de pertes et de gains conjoncturels par rapport au travail individuel… Le terme d’articulation « ramasse » parfaitement l’intégration de la thématique interdisciplinaire au sein de la thématique du travail collectif en général. Concernant le travail collectif nécessaire pour gérer la complexité des situations de travail, notamment à l’hôpital, l’articulation peut être définie comme un investissement supplémentaire nécessaire pour que les efforts collectifs de l’équipe soient finalement plus que l’effort chaotique de fragments épars de travail (Strauss et al., 1985). Concernant la pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité, le minimum de formation mutuel et de savoirs partagés permet de saisir les découpages et les articulations, en permettant aux spécialistes de chaque métier d’avoir suffisamment de connaissances pour pouvoir dialoguer, se comprendre et repérer, dans les interventions des autres, de savoir les problèmes qui relèvent de leurs compétences et quand il serait utile de passer la main (Vinck, 2001). En ce sens, le minimum de connaissances mutuelles permet de reconnaître les spécificités et la nécessité de connaissances partagées pour travailler ensemble. C’est pourquoi la question des référentiels communs et des connaissances communes est autant investie, notamment par la psychologie sociale et cognitive (de Terssac et Chabaud, 1990 ; Dupuy, 1992 ; Hoc et Amalberti, 1995).

Le travail collectif peut être envisagé comme une activité collective complexe, trans-opérationnelle et d’ordre varié (Lacoste, 2000). A la suite de la sociologie (Zarifian, 1995) et de l’ergonomie (Vaxevanoglou, 2002), l’analyse du langage en lien avec le travail (Lacoste, 2000) permet d’insister sur l’importance de l’événement imprévisible, de l’aléa, encore plus impératif à l’hôpital. De même, l’imprévisibilité est fondatrice des processus de recherche.

Cet aléa représente pour l’ergonomie dite de l’activité l’écart fondamental entre prescription et réalité. En ce sens, la question de l’articulation trouve son corollaire dans la question de l’organisation, qui oppose la procéduralisation, la sérialisation, à la nécessité de répondre à l’événement qui ne peut être prévu, quel que soit le secteur.

Faire correspondre la réalité et la prescription est utopique et néfaste : l’objectif d’un intervenant est de permettre aux opérateurs de faire face en fonction des marges de manœuvre et des moyens. Dans l’idéal, l’évolution des règles de travail est permise par un rapport dialectique entre organisation du travail prescrite (subvertie pour être améliorée) et organisation du travail réelle (Dejours, 2005).

Dans cette optique, l’étude du travail réel in situ permet de comprendre l'insertion des infirmières dans les systèmes socio-sanitaires (Couturier et Daviau, 2003). Cette insertion est prégnante en psychiatrie, secteur éminemment socio-sanitaire. L’étude du travail réel (Vaxevanoglou, 2002) y montre l’importance des régulations unité par unité, en fonction des individus et des politiques locales et générales. Raffiner localement l’analyse, en combinant recherche et intervention dans un objectif social précis, paraît nécessaire pour repositionner au plus juste l’importance des aspects collectifs dans le champ social. Dans ce but, les approches situées permettent au chercheur de ne pas être en dehors du champ de l’action sociale et d’interroger de façon plus directe les objets sociaux plutôt que disciplinaires. La relativité des objets disciplinaires peut être envisagée comme un appel à l’interdisciplinarité, mais peut limiter également l’interdisciplinarité pour une raison comparable : la relativité des objets interdisciplinaires.

Un double fil rouge, un double cadre, permet de joindre les apports des sciences sociales et de l’ergonomie de l’activité : d’une part la question coopérative et interdisciplinaire, d’autre part le travail soignant étudié dans sa réalité, notamment dans sa réalité collective mais en notant que celle-ci n’épuise pas le travail soignant. L’interdisciplinarité ou a minima la pluridisciplinarité, et le rapport entre recherche et action, sont fondateurs de l’ergonomie de l’activité. Cette dernière permet de prolonger diverses réflexions émises en sciences sociales, divers apports théoriques qui rappellent l’utilité de mener la réflexion sur le travail collectif dans son ensemble.

Les théories des systèmes et de la complexité sont d’un secours évident. A un niveau méta- théorique, leur utilisation dans les sciences sociales peut néanmoins être source d’ambiguïtés. Ce ne sont pas tant les aspects collectifs qui importent que la confrontation entre l’un et le multiple, c’est-à-dire l’union et l’opposition. Ce niveau métathéorique est rapidement revisité dans le champ des sciences sociales, avant d’aborder le niveau théorique du travail en général, puis les analyses locales du travail soignant, pour conclure sur le (re) positionnement de l’interdisciplinarité.   

Les niveaux individuels et collectifs en sciences sociales :

des systèmes complexes

Les théories systémiques plaident pour une auto-organisation du système qui échange de l’information avec l’environnement, au sein d’une arborescence où les parties sont reliées entre elles en fonction d’une complexité croissante. Bien plus que l’optimisation d’une partie, c’est l’architecture des parties entre elles qui optimise l’ensemble. La notion de complexité est fondamentale pour envisager les approches systémiques :

« Le noyau principal de la complexité est, non seulement dans la liaison du séparé / isolé, mais dans l’association de ce qui était considéré comme antagoniste. La complexité correspond, dans ce sens, à l’irruption des antagonismes au cœur des phénomènes organisés, à l’irruption des paradoxes ou contradictions au cœur de la théorie. Le problème de la pensée complexe est dès lors de penser ensemble, sans incohérence, deux idées pourtant contraires. Ce n’est possible que si l’on trouve, a) le méta point de vue qui relativise la contradiction, b) l’inscription dans une boucle qui rende productive l’association des notions antagonistes devenues complémentaires. » (Morin, 1977, p. 379).

La cohérence du système nécessite le dépassement des antagonismes. Envisager les liens et les oppositions permet d’éviter le réductionnisme en dépassant le paradoxe de l’un et du multiple. Dans ce cadre, la compréhension du monde phénoménal nécessite de considérer l’ensemble des événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas… Ce désordre apparent est ordonné par la sélection des éléments d’ordre tout en gardant les caractères vitaux du complexe, à savoir ce qui les « tisse ensemble ». La compréhension de la complexité du monde social nécessite donc de dépasser son désordre apparent pour envisager son ordre réel, défini en termes de jonctions entre les éléments individuels et collectifs, subjectifs et objectifs. Cette approche générale peut être étayée et précisée à travers la notion de travail, puis des exemples issus d’interventions en ergonomie, puisque celle-ci envisage la gestion de la complexité et des aléas du travail réel, par opposition à la prescription qui se base sur l’apparence.

Auparavant, il est significatif de montrer que cette approche générale trouve des échos dans plusieurs sciences sociales, notamment pour dépasser peu à peu l’opposition entre holisme et individualisme. Trois exemples peuvent être rapidement explicités.

Une partie de la psychosociologie tente actuellement de dépasser une opposition entre la « recherche d’une connaissance « en soi » » d’une « pureté objective », mesurable, contrôlable, reproductible, à l’image de l’école russe (Setchenov, Pavlov) qui identifie le psychique et le physiologique, et « l’incertitude d’un savoir qui se construit avec les sujets », telle que l’identifie l’école de Vienne (Freud, Ferenczi, Klein), (Aymard, 2002, p.134). Ces auteurs plaident pour une psychosociologie critique « certes du côté de la primauté du sujet mais aussi [qui] soutient la tension d’un rapport dialectique entre objectivité et subjectivité », (Aymard, 2002, p.134-135). Le terme de groupe est « porteur d’une signification en tension. Du sens premier, « nœud« , « assemblage« , nous pouvons entendre d’une part ce qui réunit, relie entre eux plusieurs éléments et, d’autre part, ce qui retient, emprisonne », (Aymard, 2002, p.136). Dans ce cadre, le groupe est un ensemble d’interactions et d’interdépendances, de liens opérationnels et affectifs permettant l’unité, l’appartenance, la cohésion, mais aussi la tension entre la réunion, le lien et l’emprisonnement de plusieurs éléments. Enfin, la définition du groupe dépend de la situation globale, de l’environnement et des conditions extérieures du groupe.

La notion d’identité est à la base d’une littérature pluridisciplinaire exponentielle due à l’intérêt scientifique et empirique du concept, mais également à la difficulté de cadrer une telle notion. Celle-ci a néanmoins gagné en précision à travers la notion d’identité individuelle et collective, développée par la sociologie du travail (Erbès-Séguin, 2004 ; De Coster et Pichault, 1998 ; Durand, 2000). L’identité individuelle émerge « à partir de et par rapport à l’identité collective », (Mihai, 2004, p.16). Après avoir développé l’identité, notamment professionnelle, en tant que constituant essentiel de l’identité sociale, la sociologie insiste désormais sur l’identité collective et individuelle. Pour les envisager ensemble, de façon complémentaire, l’objectif est de dépasser l’opposition entre courants en insistant d’une part sur les structures sociales, les catégories objectives macro-sociales, les groupes socioprofessionnels stables (Durkheim, Bourdieu), d’autre part sur la sociologie compréhensive, les interactions présentes et passées, jeux de masques et miroirs entre individus (Weber, Sainsaulieu).

La notion de transaction est en débat dans plusieurs champs de la sociologie et de la psychologie (voir par exemple De Coster et Pichault, 1998). Au sein de la sociologie du travail, la transaction permet de passer du constat de la diversité des logiques d’action à la reconstitution de la logique des formes identitaires. La notion de transaction exprime simultanément les interactions et réciprocités des relations de travail, et l’incertitude et l’intériorisation de plus en plus grande des trajectoires professionnelles. Elle doit permettre de tenir les deux bouts d’une chaîne qui va des faits macro (transformations majeures des politiques économiques et des rapports de force entre classes) aux processus micro-sociaux (appartenances de plus en plus diversifiées pour se définir soi et les autres). Cette notion appelle l’articulation entre des données biographiques individuelles longitudinales ou rétrospectives pour saisir les cheminements, les constructions individuelles de l’existence, de la vision du monde et de soi-même, et des éléments et évolutions structurels et institutionnels qui envisagent les pratiques et politiques d’emploi, de travail, de formation…

En résumé, l’un et le multiple se co-construisent en fonction d’environnements déterminants. L’étude de ces environnements dans le champ social, incorpore les dimensions collectives, mais celles-ci ne sont qu’une force parmi d’autres, comme le soulignent les modélisations subséquentes du travail.   

Du travail complexe au travail collectif

Au niveau théorique, les conceptualisations du travail peuvent être envisagées comme autant d’approches systémiques et complexes. Ces conceptualisations rappellent que presque tout travail est collectif, mais que les aspects collectifs ne sont qu’un des aspects de la complexité. La systématisation et la naturalisation des aspects collectifs est moins évidente qu’une partie de la littérature le suggère.

L’objet travail est effectivement propice à l’actualisation de la notion de complexité : lieu de tensions, pluralité des rationalités qui s’entremêlent dans l’activité de travail (Leplat, 1997) au niveau individuel comme collectif, rapport entre les niveaux micro et macro (Borzeix, 2001), liens entre recherche et enjeux de société qui se superposent aux liens entre intervention et recherche (Curie, 1996, Daniellou, 1996)… Les définitions du travail suggèrent cette omniprésence de la complexité sinon dans le travail, au moins dans ses théorisations, et l’impact particulier des aspects collectifs dans cette complexité. Les multiples dimensions du travail et donc la complexité à affronter, ont été approfondies par Meyerson en 1955 en tant que « fonction psychologique » (Meyerson, 1955, p.3) et déjà en 1948 en tant que « conduite » (Meyerson, 1948, p.7). Le travail « est à la fois une activité forcée, une action organisée et continue, un effet producteur, une activité créatrice d’objets et de valeurs ayant une utilité dans un groupe, une conduite dont le motif peut être personnel – gain, ambition, goût, plaisir, devoir – mais dont l’effet concerne les autres hommes », (Meyerson, 1948, p.16). Ainsi « l’homme au travail se comprend mieux par l’histoire du travail et des techniques : histoire matérielle et en même temps histoire sociale, morale et psychologique », (Meyerson, 1948, p.14).

Le travail peut être analysé « comme activité et comme valeur » (Lévy-Leboyer, 1987, p.19-35) alors que n’importe quelle tâche concrète se présente sous cinq aspects ou attributs principaux : technique, physiologique, psychologique, sociologique, économique, (Friedmann, 1961).

De façon plus exhaustive, à la jonction de l’anthropologie et de la sociologie, le travail peut être envisagé :

« en tant qu’activité humaine organisée, quels que soient son statut (public ou privé, permanent ou précaire, rémunéré ou pas), son secteur (agricole, industriel, tertiaire, domestique, libéral, artisanal), son niveau hiérarchique (de l’opérateur à l’ingénieur, de l’employé au manager), et quels que soient la nature de la tâche et le métier correspondants (exécuter, encadrer, concevoir, vendre, rendre un service, donner une information, soigner, enseigner…) ; du travail comme une activité comprise en termes « d’accomplissement pratique » (Garfinkel, 1984), une activité « située » (Suchman, 1987) dans l’environnement local, technologique et institutionnel où elle se déroule ; une activité, le plus souvent collective, partagée, distribuée, mettant en jeu un « cours d’action de communication » (Theureau, 1992) et des « ressources variées (qui peuvent être aussi bien cognitives, affectives, perceptuelles que culturelles, sociales ou langagières) » (Chamoux, 1998) », (voir Borzeix, 2001, p.68-69).

Les lignes de force sont multiples et inter-reliées. Le rôle des artefacts peut également être rappelé pour ne pas être minoré par la complexité au plan humain (notamment des collectifs). Concernant « la nouvelle importance donnée aux propriétés physiques des objets matériels et à leur relation avec la cognition individuelle et collective » (Salembier et Pavard, 2003, p.93), les artefacts centralisent souvent les points positifs ou négatifs des collectifs.

Personne ne dispose d’une vision de tous les problèmes à résoudre, de leur complexité, des compétences pour les résoudre. On résout la complexité en décomposant, jusqu’à obtention de problèmes solubles à échelle humaine. En ce sens, il y a différenciation et catégorisation, donc interdépendance au sein d’un système (technique, humain, social…). Autrement dit, la complexité du système est croissante, par exemple selon des discordances en fonction des savoirs, critères, méthodes… Il faut travailler à la cohérence de ce tout qui diffère de la somme des parties. Ainsi, la performance d’une équipe n’est pas la somme des performances individuelles : plus le groupe est large, plus la performance baisse (Monod et Kapitaniak, 2003). Travailler à la cohérence du tout semble possible grâce aux activités individuelles et collectives structurantes dans un système sociotechnique.

Les ambiguïtés des dimensions collectives du travail se révèlent paradigmatiques de la diversité et de la complexité du travail en général, et par voie de conséquence de la complexité en général. Ainsi, même si les deux termes ne s’épuisent pas, le travail est complexe parce qu’il est collectif, et collectif parce qu’il est complexe. Pourtant, les choix d’analyse sont nécessaires. Dans ce cadre, l’impossibilité de séparer les éléments plaide pour une approche davantage constructiviste, compréhensive, inductive, plutôt que déductive, explicative, structurelle. Mais ces deux types d’approches sont conciliables. En un sens, le champ social permet de dépasser l’approche systémique grâce à l’approche systémique elle-même. Le cumul non systématique mais récurrent en sciences sociales, des approches compréhensives et explicatives, suggère une aporie des théories systémiques, puisque ces dernières suggèrent également l’importance des approches hypothético-déductives. Si cette aporie est indépassable actuellement – donc nécessite une forme de suspension théorique aux niveaux les plus généraux – les approches situées et les modèles locaux sont d’un certain secours pour minorer cet écueil.    

Circonscrire la variabilité et la complexité du travail collectif et

individuel : des approches locales du travail soignant aux théories et

conflits organisationnels   

Démarche et méthodologie  

Une piste de réflexion se présente sous l’angle du curseur entre les tensions et dialectiques qu’entretiennent les niveaux individuels et collectifs. Un questionnement à partir de modélisations locales gagnerait à être réitéré dans le cadre d’autres activités coopératives, mais le média du travail se révèle fécond pour ne pas penser le social dans « l’absolu », en l’absence de social. La littérature est donc mise en discussion avec des données extraites d’une recherche et d’interventions sur les conditions de travail en psychiatrie, et sur les articulations internes au travail soignant et les articulations du travail soignant avec les autres spécialités.

Si les conceptualisations générales du travail se veulent complexes, les approches locales évitent ainsi les excès de la complexité et du collectivisme. La réalité protéiforme se laisse percevoir en fonction des réalités locales, qui se déclinent différemment selon les secteurs, postes, corps de métier… L’objectif d’explorer et d’analyser les ordres locaux dans leurs spécificités et dans leurs dynamiques propres, en adoptant une méthodologie et des objectifs théoriques qui reconnaissent pleinement leur autonomie (Friedberg, 1997), peut être atteint au travail en pensant l’analyse du travail comme programme de recherche scientifique autonome (Theureau, 2006). Plus précisément, l’Analyse ergonomique du travail (AET) peut être conçue (Wisner, 1996) en tant que méthode d’examen de la complexité sans modèle a priori, c'est-à-dire une approche ascendante, bottom up (comme d’autres sciences humaines telles que l’ethnologie ou la psychodynamique ; et par opposition aux sciences appliquées qui testent sur le terrain des modèles issus d’expériences de laboratoires).

Le but est de répondre à une question précise et d’obtenir des solutions opératoires, mais ce but n’implique pas d’écarter l’objectif de ne pas rester exclusivement au niveau des ordres locaux. Des interventions dans le champ social permettent de s’insérer dans les dynamiques sociales, pour alimenter les recherches à partir de données proches de la réalité. Les nécessités des interventions sont spécifiques et partiellement distinctes des nécessités des recherches, mais enrichissent ces dernières sous réserve de précautions méthodologiques, conceptuelles et critiques.

L’Analyse ergonomique du travail permet cette proximité entre intervention et recherche. Cette analyse a été utilisée dans le cadre de restructurations de deux établissement publics de santé mentale (EPSM), afin d’améliorer ou a minima de sauvegarder la qualité du travail du personnel soignant, ses conditions de travail, sa santé, et par conséquent la prise en charge des patients. Dans ce but, les stratégies et les ressources organisationnelles, collectives et individuelles pour faire face aux transformations, et les impacts sur les structures de soins, ont été évaluées en fonction des besoins spécifiques à chaque unité, service, EPSM.

La démarche clinique de l’AET a pour but de préciser des diagnostics sur les situations de travail, le travail réel, les conditions de travail, la santé ainsi que les possibilités d’évolution.

Cette démarche guide les choix des outils en fonction des situations locales. Premièrement, les analyses ont portées sur les projets, les enjeux, les traces de fonctionnements des unités, services et établissements, les populations et leurs représentations de la conduite des projets. De plus, l’activité du personnel soignant en situation de travail a été analysée à travers des observations de l’ensemble des tâches soignantes, des actions et des modifications de l’environnement suite à une action : tâche, activité, régulations, filières, flux, conditions, risques… Enfin, les représentations des personnels soignants ont été évaluées à partir des verbalisations et des questionnaires. Des questionnaires validés (Vaxevanoglou, 1997) ont évalués les perceptions du travail et les déterminants organisationnels et psychosociaux du stress des équipes soignantes en hôpital psychiatrique. Des questionnaires exploratoires ont été validés pour évaluer les perceptions des restructurations : leurs mises en œuvre et leurs impacts concernant la santé, les conditions de travail, le travail des soignants et la prise en charge des patients.

Les réunions de mise en débat des résultats des analyses sont essentielles pour les interventions et pour la recherche, d’autant qu’ils s’avèrent problématiques pour les praticiens et pour les directions. Les résultats ne sont exploités qu’en référence aux objectifs précités. Ainsi des données issues de l’AET et surtout en son sein de l’activité réelle du travail soignant en psychiatrie, peuvent dialoguer avec des éléments suggérés par les sciences sociales, pour l’essentiel issus de la littérature sociologique.   

Éléments d’analyse  

L’hôpital offre différents niveaux d’appartenance collective (Sainsaulieu, 2006). Il n’y a ni individu roi ni fusion dans la communauté, mais des sentiments d’appartenances collectives grâce à de fortes interactions techniques et relationnelles (Sainsaulieu, 2006). L’interaction intersubjective à échelle humaine, locale et professionnelle, prédomine : en deçà du service et au-delà de la répartition des tâches, souvent au niveau de l’unité. Plus l’analyse est élargie, moins le sentiment d’appartenance semble fort (Sainsaulieu, 2006) : unité, puis filière de soins / secteur, puis ethnie / classe / genre / service de santé public.

Le même type de constat s’impose dans le secteur psychiatrie. Les unités intègrent des collectifs plus ou moins défensifs ou offensifs, pour lesquels les sentiments principaux vis-à-vis du travail relèvent essentiellement de la réalité du travail dans l’unité. Un continuum peut être dégagé :

– unité aux objectifs clairs et ayant les moyens de les atteindre,

– unité aux objectifs relativement clairs mais aux moyens plus ambigus : équipe jeune confrontée à une population agressive, équipe confrontée à une population difficile à réinsérer malgré des objectifs univoques en ce sens…

– unité aux objectifs très ambigus et à une absence de moyens criante : objectif de réinsertion d’une population dont l’immense majorité décédera inévitablement à l’hôpital qu’elle ne quittera pas davantage que durant les décennies précédentes, manque de moyens humains et matériels…

Ce troisième type d’unité représente un nombre important de soignants et de patients. Mais ceux-ci relèvent de groupes minorisés dans la mesure où « on est moins minoritaire que supposé tel, et toujours en relation aux majoritaires » (Olive, 2004, p.3). Ces unités sont d’autant plus marginalisées qu’elles traitent une population relativement homogène, alors que les autres unités correspondent à des secteurs géographiques. Les activités de socialisation sont quotidiennement abandonnées faute de moyens et de temps, alors que ces activités de socialisation sont la raison d’être de ces unités. Divers indices persuadent le personnel d’être dénigré par sa direction. Cette perception est également dans une certaine mesure celle des analystes – intervenants, mais uniquement dans une certaine mesure, notamment parce que les verbalisations de la direction aux intervenants permet de rappeler à ces derniers que les résultats de ces unités sont corrects, surtout compte tenu des contraintes de ces unités. C’est évidemment le rôle de l’intervenant d’insister sur ce point et conjointement sur une meilleure adéquation des objectifs et des moyens en fonction de la réalité du travail. Ainsi, la qualité des appartenances paraît fortement dépendante de la réalité du travail, en particulier de l’écart entre prescription et réalité et de l’adéquation entre les moyens et les objectifs. Bien davantage que les objectifs prescrits, le travail réel et notamment les objectifs réels, surdétermine la qualité des transactions opérationnelles et intersubjectives.

Ce constat peut être rapproché de la différence entre services techniques et relationnels (Sainsaulieu, 2006). Les services relationnels éprouvent davantage les individus et la communauté soignante, le risque y est plus aléatoire. L'insertion des infirmières dans les systèmes socio-sanitaires peut être complétée par cet autre continuum des modèles : instrumentalisation du relationnel par le biomédical, relationnel constitutif des soins infirmiers (Couturier et Daviau, 2003). Les unités de troisième type abordées précédemment, sont celles pour lesquelles la technique psychiatrique montre ses limites, puisque les patients sont souvent internés depuis des décennies et le pronostic n’est pas plus positif. Á part quelques actes techniques routiniers, ces patients nécessitent pour majeure partie une activité de nursing qui relève quasiment du gardiennage.

Le risque est géré à un niveau individuel et collectif, en fonction de la réalité des contraintes qui sont elles-mêmes modulées par le pouvoir individuel et collectif de négociation avec les instances prescriptives. Quelle que soit l’unité, les relations prescriptives que les corps administratifs et médicaux entretiennent avec le personnel soignant, et les relations internes aux unités d’autre part, sont essentielles. Des sentiments d’appartenances intra unité positifs, permettent d’élargir peu à peu ces appartenances de qualité : au service et à l’hôpital puisque ceux-ci offrent les moyens du travail réel dans l’unité, aux objectifs de service publics puisque ceux-ci sont atteints, au corps de métier soignant puisque celui-ci gère les unités et les services en continu… Cette qualité des appartenances est couplée avec la qualité des transactions, en particulier la dynamique relationnelle.

La notion d'intervention prend de plus en plus d’importance dans le travail infirmier (Couturier et Daviau, 2003) et peut être rapprochée des autres métiers relationnels, surtout socio-sanitaires. Cette importance relativise l’« essence » infirmière. Cette « essence » est également relativisée par les accointances avec les métiers de cadre : gestion des plannings des personnels et des patients, multiplicité des activités à gérer et à prioriser, multiplicité des incompatibilités des dimensions (organisationnelles, relationnelles, administratives, psycho-socio-sanitaire…) et des prescripteurs, structuration et répétition courante des tâches à l’identique sur la journée mais davantage sur la semaine… (concernant le travail des cadres, voir à titre indicatif Guilbert et Lancry, 2005 ; Gonzalès, 2004). Pourtant, dans un second temps, au-delà de la dimension technique spécifique, cette multiplicité des références (relationnelle, d’encadrement, technique, médico-psycho-sociale…) semble faire l’essence du travail infirmier.

Dans le cadre qui se dessine peu à peu, de nombreux exemples appuient que « la qualité des échanges dépend aussi des « objets intermédiaires » produits et mobilisés dans l’interaction » (Vinck, 2003, p.58). Un premier objet pragmatique est le planning, en tant qu’exemple de concomitance entre activité individuelle et activité collective en lien avec les problèmes de prescription. Dans une unité, le cadre infirmier est censé produire le planning, mais il rencontre de nombreux problèmes dans son activité individuelle. Aussi les infirmiers exaspérés le font. De même, l’acceptation du corps médical de gérer son planning selon les contraintes soignantes signe la qualité des transactions et du travail. Les observations infirmières ont également leur importance en tant qu’objet intermédiaire. Deux services ont dû fusionner mais les infirmiers ne notaient pas les observations de la même façon : après de nombreux problèmes et de nombreuses tensions, il a été décidé qu'ils noteraient des deux façons. Les infirmiers ne savaient donc plus ce qu’était la tâche, ce qui ne peut être que source de problème. Et les tensions ont effectivement suivi. La conscience de la tâche au sein d’un collectif classe les infirmières parmi leurs semblables et signale la fonction psychologique du travail pour elles (Clot, 2002).

Si « c’est dans la tension dialectique entre deux tendances polarisées (unité distinctive et unité indistinctive) que l’on dit l’autre et qu’on le nomme » (Olive, 2004, p.4), l’unité distinctive semble plus essentielle. La co-construction supposée partagée de sens et d’action par les opérateurs sociaux (Valastro, 2004) permet des emboîtements problématiques mais continus entre individuel et collectif. Cette co-construction permet l’appartenance à des collectifs de référence pour développer l’activité de travail en elle-même, et tel que ce concept a été développé par l’ergonomie de l’activité. Á partir de l’activité réelle de travail, les approches locales de l’ergonomie de l’activité montrent les compromis que les individus développent entre santé et efficacité dans une optique d’action. Les sciences humaines et sociales traitant du travail au niveau collectif rencontrent dès lors trois problèmes :

– Premièrement, le lien entre recherche et action rend très difficile une approche hypothético-déductive, sauf à faire extrêmement peu de cas des réalités locales. Les limites émises, surtout concernant la reproductibilité, doivent être entendues, et quelques tendances générales sont effectivement modélisables ; mais le lien réel et intersubjectif entre individus reste une donnée purement locale dont la modélisation à partir d’une démarche hypothético-déductive ne peut retranscrire pleinement ou suffisamment le caractère ontologique.

– Deuxièmement, il y a dans le compromis santé / efficacité une tension irréductible. La santé est éminemment individuelle alors que le travail est en grande partie collectif. Si l’importance du soutien social dans le maintien et le développement de la santé n’est plus à démontrer, il y a néanmoins une coupure épistémologique entre travail et santé qui paraît irréductible.

– Troisièmement, les inadéquations entre les discours sont inévitables. Les discours managériaux, scientifiques et des opérateurs sont hétérogènes et ne reflètent que des points de vue sur la réalité. Seule l’approche constructiviste peut les entendre. De plus, les problèmes d’articulation entre les logiques se posent avec acuité, mais est-il si souhaitable de rapprocher ces points de vue ? Certains corps de métier ne doivent pas se rendre compte des contraintes qu’ils font peser sur d’autres, sauf à ne pouvoir soutenir psychiquement leurs propres rôles. Par exemple, permettre aux corps médical et soignant de devenir des gestionnaires ne peut que nuire à leur métier initial. Leurs identités professionnelles ne peuvent s’accommoder des compromis entre gestion et soins, sauf à perdre toute identité professionnelle… et à tout faire « moyennement ». De même, si tout le monde s’accorde pour mettre le patient au centre de l’hôpital, le point de vue sur le patient ne peut être le même selon qu’on calcule les entrées et dépenses, qu’on envisage les soins médicaux et infirmiers, qu’on épouse le point de vue de l’assistance sociale…

Le terme de qualité est porteur de toutes les ambiguïtés, ce qui permet de distinguer les conceptions peu compatibles de la qualité (Fraisse et Robelet, 2004) : la conception « industrielle », gestionnaire, organisationnelle de la qualité (entreprise de service comme les autres, formalisation et homogénéisation des processus de soins…), la conception « médicale » de la qualité (conception individuelle de l’activité de soins, selon des critères médico-techniques visant le rapprochement des pratiques réelles à des pratiques dont l’efficacité thérapeutique est scientifiquement prouvée) et la conception soignante (conception individuelle du soin nécessitant la formalisation et la collaboration). Ces distinctions sont ici reprises en l’état, en y ajoutant la conception des cadres intermédiaires anciens soignants, correspondant à un point d’équilibre / de déséquilibre, plus ou moins heureux, entre les conceptions managériale, soignante et médicale. Mais selon les unités et les cadres, ils sont clairement plus proches de telle ou telle conception.

Au-delà des discours homogénéisateurs, cette diversité des perceptions et des attentes autour de la qualité peut mener à des contradictions et à des conflits d’intérêts et de pouvoir (Fraisse et Robelet, 2004). Plus que la coopération – éventuellement faiblement en accord avec les modèles de professionnalités – ce sont les termes des oppositions, les valences au sein des organisations qui importent : qui fait quoi, comment, avec quel pouvoir et quels moyens… Il y a un équilibre à trouver entre de réels compromis et de simples prises de décisions dans le cadre de jeux de pouvoir tout aussi nécessaires. En ce sens, si « l’interdisciplinarité est une condition de travail dans les réseaux socio-sanitaires » (Couturier et Chouinard, 2003, p.4), elle n’est que déterminante et pas surdéterminante, ce qui expliquerait en partie qu’« on en parlerait plus qu’on ne la pratiquerait réellement » (Couturier et Chouinard, 2003, p.4).

Bien plus que l’interdisciplinarité en elle-même, l’organisation réelle en tant que distribution des tâches réelles dans un cadre contingent précis, paraît déterminante. Une fois les approches classiques dépassées, presque toutes les approches organisationnelles rappellent, de façon plus ou moins incidente, que chaque entreprise est un cas spécifique à traiter comme tel (les approches sociologiques, sociotechniques et systémiques, et déjà auparavant les approches des (néo) relations humaines et les approches néoclassiques). L’assertion de Crozier (1991) affirmant que le principal moteur du changement est toujours l’équipe dirigeante, est peut-être effectivement relative (Chiha, 2003). Mais de façon complémentaire, il est également pertinent de relativiser le fait que le changement radical est souvent le produit des intermédiaires, des cadres moyens considérés comme :

« base atonique, point de jonction, de transmission et de traitement de l'information ascendante et descendante, qui seraient les mieux disposés à connaître l'information paradoxale, les mieux outillés pour assimiler les intérêts contradictoires des parties en présence et pour entreprendre des actions de changement. Pris entre le pouvoir hégémonique des puissants et la précarité permanente des plus bas, voire marginaux, entre les discours stratégiques des chefs et les pratiques routinières des opérateurs, les gestionnaires intermédiaires subissent les multiples contraintes du contexte, comprennent mieux les jeux en présence, s'adaptent et affinent leur agir » (Chiha, 2003, p.127).

Les informations sont loin de monter ou de descendre systématiquement à ces cadres. Leurs canaux ascendants et descendants et la fiabilité de ces canaux sont multiples (par exemple gestionnaire, médical, paramédical, soignant et logistique à l’hôpital) sans qu’ils y soient réellement insérés. Les opérateurs ont des pratiques beaucoup moins routinières qu’il y paraît, et notamment des gestions courantes de paradoxes. Il n’est pas certain que la position frontalière des cadres « leur confère […] une représentation des paradoxes que les autres catégories ne peuvent percevoir » (Chiha, 2003, p.127), au sens où ils auraient une sorte d’exclusivité des paradoxes. En revanche, cette proposition semble indéniable s’il s’agit essentiellement de reconnaître qu’ils ont un point de vue spécifique.

La plupart des théories organisationnelles se sont développées en référence aux évolutions possibles que les organisations permettent ou non. La conceptualisation des organisations va de pair avec la conceptualisation de leurs changements (voir par exemple Mintzberg, 1982). Aussi ce n’est sans doute pas dans telle ou telle partie du personnel que réside la possibilité de changement et surtout la possibilité de la réussite de ce changement, mais bien dans l’adéquation à son environnement, pour l’essentiel le triptyque organisation / collectif / individu. Les points d’inertie sont multiples, internes à ces éléments ou à leur coordination. Une telle optique concilie la résistance des individus au changement, trop rapidement proclamée, et la récalcitrance des organisations (Friedberg, 1997), ou encore l’organisation débordée (Clot, 2002)   

Repositionner l’interdisciplinarité  

Les disciplines se développent en fonction de leurs propres contraintes et de celles de l’interdisciplinarité, sans que celles-ci soient systématiquement compatibles. Comme le travail collectif, l’interdisciplinarité peut rester théorique. Pourtant, toute activité de recherche, particulièrement au sein des sciences sociales, nécessite de s’interroger sur son propre écart prescrit / réel et sur l’interdisciplinarité. Au niveau disciplinaire et interdisciplinaire, cette nécessité renvoie à un débat sous-estimé entre sociologies et ergonomies, dans un cadre simultanément politique, théorique et opérationnel. Par exemple, en pratique, l’intervenant et le chercheur jonglent tant avec l’étude du travail réel qu’avec les jeux de pouvoir.

Ce qui paraît plus ou moins évident sur le papier l’est néanmoins nettement moins sur le terrain et dans les formations. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler les efforts et outils (théoriques, pratiques, institutionnels…), les relations de pouvoir, les questions d’identités de statut et d’identité des disciplines (Vinck, 2001). Les thématiques interdisciplinaires et du travail collectif se disjoignent en ce sens que le travail collectif doit rester beaucoup plus longtemps à un niveau pluridisciplinaire – c'est-à-dire dans le sens de superposition, juxtaposition de plusieurs champs de savoirs, points de vue (Vinck, 2001). Les projets de recherche doivent jouir par définition de beaucoup plus de liberté, ce qui signifie certes la possibilité d’expérimentations interdisciplinaires, mais aussi la possibilité de refuser ce type d’expérimentation, ne serait-ce qu’à cause d’une actualité scientifique autre.

En résumé, la conciliation entre activités individuelles et collectives est plus difficile que la centration sur les coopérations le suggère. Ce ne sont pas simplement les coopérations mais surtout les transactions, articulations et confrontations (conflits et coopérations), qui sont nécessaires à l’action de l’intervenant extérieur et plus largement des personnes en situation de travail. Supérieures aux consensus, les transactions développent le champ social, comme le soulignent les « objets intermédiaires » dans le champ du travail. Ce n’est pas tant le travail collectif qui importe que sa coordination avec le travail individuel qui ne doit en rien lui céder. Si on peut douter de la croissance univoque de l’individualisme (Sainsaulieu, 2006), on peut également douter de l’impact univoque du collectivisme. Ainsi, à l’image de la psychologie et des sociologies mais avec un certain décalage, l’ergonomie et les champs proches s’intéressent de plus en plus aux activités individuelles sociales à coordonner pour qu’elles soient collectives (Theureau, 2006), ou encore aux activités individuelles collectives (Vaxevanoglou, 2002).

Cela ne plaide pas de façon univoque pour l’interdisciplinarité, mais bien pour une interdisciplinarité à laquelle les disciplines font contrepoids – que l’on considère l’interdisciplinarité à travers les champs d’étude ou à travers le travail collectif. Les disciplines ne peuvent reculer devant une interdisciplinarité qui avance. Leur fructueuse articulation nécessite leur développement autonome. Les arguments récurrents ne sont que très partiellement recevables. « Le monde n’est pas disciplinaire » (Audigier, 2001) ? Les multiples rationalités qui l’habitent suggèrent partiellement le contraire. Et s’il n’est pas disciplinaire, il n’est pas davantage interdisciplinaire. Un point de vue plus heuristique est de considérer qu’il est disciplinaire et interdisciplinaire, et que cette articulation lui permet de tourner.   

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