Résumé :

Cet article présente les significations, le rôle et les fonctions pouvant s’attacher à la présence de végétaux vivants dans les intérieurs au cours des XIXe et XXe siècles. L’approche historique du phénomène a amené l’auteur à percevoir les plantes d’intérieur comme les éléments d’un processus créatif et non plus seulement comme des objets décoratifs. Á partir de cette redéfinition, et grâce au repérage de structures typiques trans-historiques, une herméneutique des plantes d’intérieur se fait jour qui montre que les végétaux d’intérieurs sont l’expression et l’affirmation d’une vision du monde particulière, basée sur une recherche de l’unité de l’espace et du temps.

Mots clés : végétaux d’intérieur, vie quotidienne, imaginaire, symbolisme, mythe

Une herméneutique des plantes d’intérieur

[1]Expression créatrice et connaissance sensible

d’une vision du monde au cœur des intériorités  

« Il me semblait que la profonde laideur de ce lieu se révélait à moi pour la première fois et au pire moment de sa carrière. A cause de lui, je me sentais vieux tout à coup, pâle et défraîchi, et je ne savais comment échapper à cet engloutissement. Le lendemain, après ma journée de travail, je suis allé acheter une plante », Philipe Djian. 

D’abord présents sur les terrasses et les loggias durant l’Antiquité et la Renaissance, les végétaux en pot ont investi depuis le début du XIXe siècle les différentes pièces d’habitation, les divers bâtiments ouverts au public, tout en se généralisant simultanément dans la plupart des cultures. L’ensemble de la connaissance historique de ce phénomène ainsi que l’observation de ses évolutions quantitatives et qualitatives amène à considérer ces plantes non plus comme de simples objets de décoration mais comme les éléments de base d’un art qui propose depuis maintenant deux siècles de véritables fresques végétales à ceux qui traversent ces espaces du dedans que sont l’habiter et les intériorités partagées collectivement. Il s’agit de reconnaître que nous sommes face à des créations produites au quotidien, en dehors de toute reconnaissance institutionnelle, et dont les changements de styles et de pratiques forment une histoire de l’art végétal. C’est seulement dans la mesure où l’on s’accorde à les concevoir comme telles qu’il devient possible d’en proposer une herméneutique pertinente et, par-là, de comprendre les fonctions qu’elles peuvent remplir.

L’observation du phénomène dans sa complexité et sa multiplicité permet de percevoir les créations passées et contemporaines au travers de formes-types permettant de parvenir à la reconnaissance des structures fondamentales fondatrices de l’art végétal. Ces structures typiques, niveau de formation du sens objectivé par les créations, en étant mises en correspondance avec les univers symboliques que les fresques végétales sont susceptibles de mettre en œuvre, révèlent les images primordiales, les archétypes qui fondent l’esthétique de la végétation d’intérieur. Grâce à cette archétypologie, il est possible de percevoir que les compositions, dans leurs rapports aux contenants, pots mais aussi volumes architecturaux, sont la manifestation d’une vision du monde particulière fondée sur la reconnaissance d’une unicité spatiale et temporelle. C’est cet ensemble de significations ainsi que sa capacité à permettre l’expression et la connaissance du monde que nous nous proposons de présenter maintenant.   

L’expression de l’unicité cosmique  

Si, dans les fresques végétales, l’élément central que sont les plantes en pot est formé à parts égales de souterrain et d’aérien, chaque tige, chaque feuille, reste avant tout l’émanation de la terre enclose dans un contenant. Celui-ci apporte la mobilité à l’humus contenu mais jamais ne se trouve totalement séparé de la Terre originelle et peut constituer un lien à la puissance chtonienne qui varie selon la composition végétale considérée. Et lorsque cette relation se distend, lorsque l’architecture s’affirme comme une césure avec le sol nourricier, la plante d’intérieur rappelle le lien indéfectible qui les unit. Créations baroques, les fresques végétales expriment la relation de l’habitant à la terre qu’il foule et dont son habité constitue le prolongement. Toutefois, la plante d’intérieur est loin d’être uniquement terrestre. Surgissant du sol qui la nourrit, elle s’élance dans l’air confiné de l’intérieur pour tendre vers l’aérien céleste, jusqu’à évoquer l’image d’un enracinement ouranien. Dans l’art végétal, le ciel peut être lui aussi le sol nourricier des plantes de nos demeures, dans lesquelles elles croissent parfois vers le sol, comme c’est le cas pour les suspensions ou ces nombreux dispositifs tels les puits de lumière, les halls ou les atriums couverts et dans lesquels le lien établi au travers de l’intime est précisé et amplifié par les plantes. Parfois, cet aller et retour cosmique se joue seulement au niveau de l’enceinte de l’intériorité par l’entremise d’un jardin d’hiver ou d’une baie vitrée. Dans ces fresques, le passage du plus profond au plus aérien prend corps grâce à ces plantes qui poussent du sol au plafond, formant une colonne ininterrompue entre les extrémités cosmiques.

Si les images de la verticalité sont fréquentes dans l’art végétal, il est à noter que chaque composition de plantes porte en elle une indéniable horizontalité. Leur histoire s’accompagne d’une mise en avant de ce schème montrant la tendance actuelle au géotropisme de l’imaginaire cosmique. Comme pour l’axe vertical, les plantes d’intérieur vont à nouveau endosser le rôle de médiateur privilégié entre l’intérieur et l’extérieur, non plus pour signaler la jonction aux forces chthoniennes et ouraniennes mais pour exprimer dorénavant le lien indéfectible qui s’instaure entre l’habiter et l’ailleurs lointain, au travers du territoire proche. Les fresques représentent ce trait d’union entre deux espaces qui courent le risque de se côtoyer sans jamais fusionner dans une unité architecturale et imaginaire. Ainsi, sous la poussée végétale, au cours des deux derniers siècles, les fenêtres vont enfler pour prendre la forme d’oriels et de jardins d’hiver, ou seulement s’élargir en baies vitrées ouvertes sur l’extérieur, illustration de cette remarque de Gilbert Durand rappelant que « l’habitat, la demeure, se relient positivement en une dialectique synthétique avec l’environnement géographique » (Durand, 1984, p.280).

Corrélativement, les fresques végétales, représentations cosmiques, permettent d’appréhender l’espace du dehors tout en constituant l’intimité qui en est l’antinomie en même temps que le complément. Il ne peut y avoir d’ouverture au monde sans l’affirmation d’un foyer originel que les compositions végétales concrétisent dans des formes plus ou moins denses. En cela, l’art végétal montre que la pénétration de la lumière dans les intérieurs ne conduit pas seulement à l’éclatement de l’intime. L’élargissement des différentes ouvertures, qui caractérise l’évolution de l’architecture depuis le XIXe siècle, s’accompagne d’un développement de l’intimité que les fresques végétales amplifient – image du nid végétal dont parlait Bachelard : « nid tout vert dans le feuillage vert » (1974, p.102) – permettant le maintient de l’équilibre entre l’espace du dedans et l’extériorité. On retrouve ce thème au travers d’un des arguments favoris utilisés par les laudateurs des plantes, qui consiste à vanter leurs capacités à augmenter l’aspect chaleureux des intérieurs, ou encore dans ces décors fortement encombrés par la présence végétale rappelant les boudoirs et les alcôves du XIXe siècle. C’est cette sensation d’intimité protectrice que les architectes cherchent à recréer dans les intériorités collectives, lorsque l’habitant se transforme en promeneur et qu’il pénètre dans des lieux qu’il partage avec d’autres.

Médiateurs cosmiques en même temps qu’objets intimistes, les plantes d’intérieur, en mettant en forme tout un jeu de correspondances, réalisent l’anastomose de l’intériorité et du cosmos et apportent aux intérieurs qu’elles végétalisent une sensation d’équilibre. Source d’acosmisme, comme l’ont écrit certains auteurs, l’ouverture de l’enveloppe architecturale sur l’extérieur, une fois végétalisée, constitue au contraire la complétude de l’espace. De la même façon, il n’est plus possible de percevoir les végétaux d’intérieur comme le signe d’un repli sur soi dans l’enceinte hermétique d’un habiter protecteur. En revanche, en projetant l’intime vers l’extérieur, les plantes vont gommer les différentes frontières entre l’habiter, le territoire et le cosmos. L’intériorité devient extraversion au travers de toutes ces feuilles qui se pressent contre les vitrages où qui vont gonfler de leur sève les façades. Les espaces vitrés végétalisés deviennent l’expression d’un nouvel espace cosmique, icônes d’un intime expansif qui transforme l’univers en immense intériorité.

Dans l’expression de cette coïncidence des espaces du dedans et du dehors, les axes cosmiques jouent un rôle prépondérant. La présence simultanée de la verticalité et de l’horizontalité au sein des fresques végétales d’intérieur, débouchant sur des images de la complétude et de l’équilibre, permet à celles-ci de devenir un lieu propice à l’expression de l’unicité du monde. L’affirmation selon laquelle « l’homme en tant qu’homme ne peut vivre horizontalement » (Bachelard, 1976, p.19) doit être considérée conjointement à l’obligation qu’il semble éprouver aujourd’hui de contempler, parfois avec avidité, l’horizon qui prend forme autour de lui, sentiment que les architectes contemporains intègrent dans leurs réalisations. « D’une ouverture, d’horizon en horizon, d’échappée en échappée, j’élargis indéfiniment mon domaine – à la limite jusqu’aux étoiles », écrit Pierre Sansot (1987, p.108). Rejoindre les étoiles en passant d’horizon en horizon, voilà une image magnifique qui décrit parfaitement le symbolisme de l’art de la fresque végétale, représentation non seulement de l’anastomose des différents espaces, mais également résumé cosmique, reproduction microcosmique de l’unicité du monde.    

L’expression de la synthèse temporelle  

Si la vie végétale se compose habituellement d’une succession de cycles binaires, dans le cas des plantes d’intérieur, le rythme vital ne correspond plus à une cadence débouchant sur une résolution en impasse mais sur une concrétion de phases identiques permettant la poursuite de la croissance à partir d’une même forme qui se construit au cours du temps. Les symboles rythmiques que nous avons relevés au cours de cette herméneutique montrent que les cycles de la végétation d’intérieur s’éloignent du symbolisme agraire pour représenter certes un temps qui recommence, mais plus encore un temps qui s’inscrit dans un continuum végétal basé sur la persistance. La cyclicité des plantes d’intérieur n’est pas une succession de phases autonomes mais bien plutôt l’expression d’une constance marquée par des excroissances vitales qui ne remettent pas en cause la vitalité fondamentale et pérenne de la plante. Dans sa globalité, le phénomène de la végétation d’intérieur est perçu comme une volonté de s’affranchir des aléas saisonniers par une diffraction du printemps qui offre un registre temporel alliant la continuité immuable et la vigueur changeante. Cette rythmique affirme la persistance au cœur des pots et des racines d’une sève vitale toujours présente, d’une pulsation permanente qui prend corps régulièrement sans jamais disparaître dans une absence léthargique. Les végétaux de l’habiter sont plus proches de l’arbre mythologique que de l’arbre de nos forêts tempérées, représentation confirmée par la présence redondante des images séléniennes et des images ophidiennes dans les œuvres littéraires et picturales mettant en scène des plantes d’intérieur.

Expression d’un mouvement perpétuel sous-entendu, la végétation d’intérieur permet de supposer la continuité vitale avec les phases précédentes et devient ainsi l’anamnèse d’un passé substantiellement identique, qui rattache chaque création à l’image d’une vitalité originelle. L’art végétal est aidé en cela par la capacité des plantes d’intérieur à évoluer dans l’immobilité, caractère qui leur offre un pouvoir anamnestique supérieur aux éléments inertes du décor intérieur. Symboles rythmiques, les plantes d’intérieur sont donc aussi une évocation du passé ontogénétique et phylogénétique, les témoins d’une communauté originelle et du lien constant qui unit l’homme et le végétal au cosmos dans lequel tout deux s’enracinent. Le végétal rappelle l’intime relation temporelle entre la couche originelle et l’écorce contemporaine, caractère dendrologique qui indique l’équivalence de toutes les phases successives et, en fin de compte, la suspension du temps. Représentation d’une temporalité synchronique, les fresques, par ces témoins de la croissance cyclique que sont les feuillages, les floraisons ou les bractées, évoquent la médiation avec ce qui a été, sans la nostalgie qui accompagne les objets que l’on entasse chez soi. Si la collection constitue selon Jean Baudrillard « le refuge dans une synchronie fermée » (1968, p.116) déniant le réel, les œuvres végétales sont une ouverture sur le passé, une reconnaissance de sa correspondance avec le présent, rendant toute son épaisseur à la réalité. Avec la végétation d’intérieur, la différence entre le souvenir et l’anamnèse prend tout son sens, l’écart se précise entre le simple rappel de ce qui fut et la rêverie de ce qui a été.

On observe ce symbolisme dans les compositions assez vastes pour que l’on puisse y pénétrer, ou dans lesquelles on puisse s’imaginer y pénétrer, ou encore dans celles qui transforment les salles de bains en morceaux de forêts vierges, évocation de la descente régressive. Dans ce lieu du soin corporel, cette pièce où le corps se dénude, tout concourt à cette sensation de retour dans la chaleur du cocon : l’eau, la végétation, la moiteur et le loisir de prendre le temps sont propices à la rêverie utérine. Là se dessine et se précise l’image du ventre maternel, comme bien souvent au bout des différents trajets descendants à la recherche d’un lieu pouvant soustraire l’être à la course du temps. Dans ces fresques, berceaux redoublant la coquille de l’habiter, le corps est doublement protégé, et les feuillages, sur lesquels contrairement aux autres objets la patine du temps n’a pas prise, permettent de se transporter vers un ailleurs intemporel, remémoration de la chaleur maternelle et peut-être plus encore de la chaleur tellurique qui sourd dans ces larges feuilles que l’on se plaît à soigner ou à arroser régulièrement. Dans chaque plante, les éléments primordiaux s’unissent, répétant l’instant initial qui a permis l’éclosion de la première pousse, icônes de l’arbre-dieu rappelant cet âge d’or et le prolongeant dans l’intimité des intérieurs publics et privés. Aujourd’hui, dans les fresques gigantesques qui prennent place dans ces nouveaux jardins d’hiver publics que sont les diverses intériorités de la cité, sous des dômes et des pyramides de cristal, les pots ont disparu et les palmiers s’enracinent directement dans le sol, évocation édénique que réclament tout particulièrement les baigneurs évoluant dans l’eau chaude des bassins des centres de loisirs, « images de l’espace bienheureux, du centre paradisiaque » (Durand, 1984, p.280) dont les floraisons ont été chassées.

Sous l’apparent foisonnement incontrôlé des végétaux se cache une forme symbolique, objectivation de l’essence végétale qui parvient à se projeter dans l’avenir tout en gardant le contact avec les puissances primordiales. La figure de la spirale paraît la plus adéquate pour représenter cette suite continue de phases qui s’enchaînent et se répètent pour constituer ce temps cohérent dont nous parle Edgar Morin (1977, p.216) : « L’unité de ce temps un et double, associé et dissocié, est à l’image du mouvement spiral, à la fois irréversible et circulaire ».

Chaque cycle végétal est en contact avec l’ensemble dont il constitue un maillon. L’instant vécu devient alors un résumé des moments passés et de la promesse de ceux à venir, et le temps progressif de la pendule cède la place au temps en spirale de la croissance végétale. Dans cette évocation d’un temps spiralé que représentent les fresques, la figure du baroque, déjà observée dans les représentations spatiales, se confirme. Il n’est alors plus seulement question d’anamnèse mais de mise en correspondance du passé, du présent et de l’avenir, notamment par l’intermédiaire de la présence de ces différentes feuillaisons faisant se côtoyer feuilles anciennes et feuilles nouvelles. Face à la fresque végétale, on ressent que la plante qui jaillit régulièrement du sol nourricier plonge simultanément vers les profondeurs terrestres, image de l’enracinement arborescent et de la continuité souterraine de la vitalité aérienne de la plante. La spirale végétale ne fonctionne pas dans un sens unique mais parvient à concrétiser la promesse d’un éternel retour au-delà des épreuves infligées par le temps qui passe.

Chaque organisme végétal porte en lui la possibilité de l’émergence d’une nouvelle spirale vitale, image de l’évolution créatrice que Matisse, lecteur de Bergson, utilisera dans ses toiles où les végétaux d’intérieur prendront une importance unique dans l’art pictural de ces deux derniers siècles. Á côté de l’artiste reconnu, sur la toile de son intérieur, l’habitant poursuit le même but en exposant ses gerbes végétales. La différence des pratiques se résout dans la proximité de la sensation éprouvée devant le jaillissement végétal, permanent et continu de germe en germe, que le créateur offre à l’habitant ou au simple visiteur. Les plantes d’intérieur, par l’ambiance « chaleureuse » qu’elles permettent de créer, provoquent une cénesthésie végétale qui, en se surajoutant à la « cœnesthésie de l’intimité » (Durand, 1984), offre l’image de la répétition du temps présent. C’est cela qu’évoquait déjà Shelley (voir Perrin, 1991) en 1822, dans son poème The Zucca, au travers de cette plante recueillie dans le froid de l’hiver et qui, abritée derrière une fenêtre, sourit aux astres de la nuit en élevant fièrement ses « feuilles vigoureuses et ses vrilles »Strong leaves and tendrils (Shelley, 1948, p.666) – description par le poète de cette image de la spirale du temps qui s’imposera à travers l’histoire de l’art de la fresque végétale.     

L’épiphanie de la dynamique cosmique  

Une herméneutique des plantes d’intérieur pourrait se terminer sur l’ensemble symbolique que constituent les images spatiales et temporelles. Or, cela signifierait la négation de la spécificité même du matériau de base qu’est le végétal. Il s’agit alors de chercher à comprendre quel est ce supplément de sens apporté par les plantes vivantes, quelles images que ne peuvent objectiver les objets inertes elles parviennent à mettre en forme.

Véritable résumé spatio-temporel, les fresques végétales sont, par leur dynamisme propre, des représentations capables de raconter la rencontre de l’espace et du temps constitutive de la spirale cosmique. La vitalité végétale exprime l’intime relation qui existe entre la réalité cosmologique et le récit cosmogonique, entre la présence du monde, son passé et sa tension vers l’avenir. L’art végétal révèle un univers constitué d’une succession d’espaces emboîtés les uns dans les autres, et dont les frontières s’effacent au profit d’une forme à la croissance perpétuelle, organisée et organisatrice. Créations dynamiques, les fresques végétales sont l’expression d’un monde en train de se faire, d’un monde labile qui s’affirme mais n’a pas été instauré une fois pour toutes, image de l’intime relation entre cosmogonie et cosmologie, c’est-à-dire entre histoire et actualité de l’univers. C’est ce dynamisme apporté à l’art de la végétation d’intérieur par la vitalité végétale qui reste inaccessible à d’autres formes de représentations, fondées sur la mise en scène d’objets inertes ou sur la présentation en deux dimensions de copies du réel. Alors que l’anastomose spatiale et la synthèse temporelle pouvaient encore être figurées par une présence inanimée et statique, la vision d’un monde organique inachevé et tendu vers l’avenir doit avoir recours, pour être révélée, à cette création vivante qu’est la fresque végétale. La seule présence des plantes, par leur pouvoir évocateur et les archétypes qu’elles mettent en œuvre, dynamise l’habiter et parvient ainsi à exprimer cette organicité.

S’ouvrant sur le monde depuis la Renaissance et plus encore à partir du XVIIIe siècle, l’intériorité trouve au XIXe siècle en la plante d’intérieur l’objet qui va renforcer cette expression d’un cosmos mouvant aux contours qui se dessinent et s’affirment quotidiennement. Depuis cette époque, les plantes ajoutent à l’enveloppe et au volume des intérieurs la force du mouvement qui sinon leur resterait inaccessible, l’intime, le nid, n’étant plus alors seulement enfermement et refus de l’extérieur mais projection vers lui. Ainsi en est-il des oriels ou des bow-windows, dispositifs baroques par excellence, bulles de verre dans lesquelles la présence végétale transforme les intériorités en véritables matrices, maisons gravides abritant en elles le dynamisme indéniable des feuillages. Cette rencontre entre statique et dynamique offre la sensation d’un habiter qui se déploie, image d’une respiration cosmique faite d’expirations et d’inspirations successives entre le cœur de l’intime et les confins cosmiques. Ici encore, l’importance de la dimension horizontale prend tout son sens. Face à la tension verticale, dont on connaît le penchant vers le géométrisme et les possibilités d’implications transcendantes, l’extension horizontale produite par la respiration de l’habiter permet de représenter l’unicité organique du monde et l’immanence de la force vitale qui la fonde. Á la transcendance de l’unité verticale inerte s’oppose l’immanence de l’unicité horizontale dynamique.

Choisir de placer l’image mouvante d’un monde en train de se faire dans l’intimité de l’habiter révèle par ailleurs la volonté d’inscrire l’être dans la spirale cosmique, d’exprimer la possibilité d’une consubstantialité entre le végétal et le créateur. C’est ce que montrent les exemples d’anthropomorphisme des plantes d’intérieur ou de végétalisation du corps humain repérables dans les expressions langagières ou les œuvres littéraires, intuitions d’une correspondance substantielle entre l’habitant et le végétal, débouchant par transitivité sur la possibilité de la perception d’une harmonie entre l’être et le monde.

La consubstantialité avec le végétal permet de supposer l’universalité de cette vitalité et amène à percevoir les plantes de l’intime comme l’expression du désir de s’inscrire dans ce flux vital, dans cette spirale négatrice de l’interruption du temps. Dans les coins de l’intériorité, souvent intégrés aux fresques végétales, et qui selon Bachelard sont « la case de l’être » (1974, p.131), l’habitant se fait végétal et croît – ou peut-être seulement croit – dans un monde substantiellement identique. Avec les plantes d’intérieur se concrétise l’« osmose ontologique » (Gbâané Dabiré, 1993, p.92), exprimée par certains mythes anciens, entre l’homme, l’ensemble des formes de vie et l’univers qui les abrite.

Ce symbolisme se trouve confirmé par le caractère androgyne des plantes d’intérieur. Dans l’intime, le végétal se reproduit de façon asexuée. Il se développe en répétant d’identiques floraisons ou d’analogues feuillaisons de façon autonome ou par le concours de l’habitant jardinier. C’est cette volonté de nier par la végétalisation la multiplication sexuée, qui reste synonyme de destruction, que l’on retrouve exprimée dans plusieurs exemples littéraires montrant la rencontre entre les végétaux d’intérieur et la stérilité tragique de personnages féminins. La profusion végétale dans l’intérieur signale l’infériorité de la fertilité féminine par rapport à la multiplication végétale. Elle évoque cette recherche d’une fécondité autre, image récurrente depuis la fin du XIXe siècle, également concrétisée dans l’Art nouveau. Face au visage de la mort, dont la fécondité de la femme ne peut se défaire, on assiste à un investissement envers le végétal, souffle de vie qui investit la maison d’une croissance continue. La femme-orchidée de Proust, l’épouse adultère dans La Curée de Zola, et de nombreux autres personnages féminins de romans du XIXe siècle[2], montrent la supériorité de la vitalité végétale sur la fécondité féminine. Dans ces œuvres, alors même que les compositions de plantes d’intérieur exhibent leurs croissances, leurs enlacements féconds, les personnages se trouvent confrontés à l’incapacité de procréer. Grâce à elles, l’image de la mort qui accompagne la procréation humaine s’estompe, le chemin vers une affirmation de la négation du caractère funèbre de la vie humaine est esquissé. Seule l’image d’une mort contrôlée et constructive, un dépérissement partiel au profit du développement d’autres cernes, d’autres feuilles ou d’autres floraisons, peut s’introduire au cœur des salons. La fresque végétale présente un masque funéraire adouci et compose avec ses plantes mortelles des arbres de vie, des gerbes de vitalité. Comme le signale fort à propos Gilbert Durand, bouture et surgeon, ces fondements de la fécondité et de la croissance de la végétation d’intérieur, « sont inducteurs pour l’imagination de l’espérance résurrectionnelle » (1984, p.342). La consubstantialité avec le végétal au cœur de l’intime redit cette espérance déjà formulée par la Naturphilosophie, expression philosophique contemporaine d’une intense période de création pour l’art végétal. Du haricot dans le coton que fait germer l’enfant à la jungle du jardin d’hiver, chaque manifestation végétale rappelle qu’au creux de toute enveloppe peut émerger la promesse d’une victoire sur le néant.  

La spirale végétale placée dans l’intimité de l’être euphémise la mort et parvient à la nier en révélant le mystère de la Vie, en objectivant le vitalisme universel constitutif de la spirale cosmique, l’épiphanie d’une transcendance immanente au monde et à l’être. L’esthétique végétale ne se fonde pas sur l’expression d’une puissance extérieure au monde mais débouche sur la mise en forme d’une force vitale immanente au cosmos, qui se trouve révélée par la présence des plantes dans la chaleur de l’intime. La compréhension de l’unicité organique d’un univers en train de se faire repose sur l’acceptation d’un vitalisme présent dans l’ensemble des éléments constituant le cosmos. La spirale végétale enclose se déployant grâce à un principe vital universel peut ainsi laisser en suspend le questionnement eschatologique, puisque seul importe ce vitalisme organisateur issu d’une impulsion originelle inconnue et promis à se poursuivre ici-bas, croyance communautaire qui rappelle la capacité agrégative de l’éthique de l’esthétique dont parle Michel Maffesoli (1990 et 1988, p.15-24), et décrite comme la « participation, au sein même du quotidien, à une transcendance immanente, cause et effet de toute communauté » (1990, p.200). Feuille après feuille, une union et un culte à la vie universelle se dessinent sous les auspices de Dionysos, dans cette poésie végétale quotidienne qui trouve dans les différents discours écologistes et l’exhortation au retour à la nature de simples épigones, dont la présence est plus acceptable pour la Raison que la reconnaissance d’un véritable art du quotidien.    

Conclusion :

La poésie végétale comme connaissance et compréhension du monde  

Si le symbolisme qui vient d’être dessiné à grands traits peut être plus facilement perçu dans les compositions grandiloquentes ou dans les créations des professionnels de l’architecture, l’art de la végétation d’intérieur reste un art de la retenue, et la tendance au grandiose n’est pas synonyme d’expressivité accrue. Le morceau de jungle que prévoit l’architecte dans le hall d’un immeuble s’inscrit dans le même univers symbolique que le pot de bégonia sur le napperon de la table d’une salle à manger. Dans les deux cas, on assiste à l’expression poétique d’une vision du monde, création d’un résumé cosmologique et cosmogonique. De toute son âme, la plante d’intérieur constitue un médiateur entre les différents éléments fondamentaux ou structurels du cosmos et montre une forme particulière de cette volonté de connexion des espaces vécus en une globalité que Claude Lévi-Strauss observait dans chaque culture[3].

Images cosmologiques et cosmogoniques, les compositions végétales peuvent dès lors devenir le moyen privilégié d’une connaissance sensible de ce nouveau cosmos qui se fonde sur les remises en cause d’un ordre universel ancien. Ainsi, au territoire bipolaire constitué de l’opposition entre l’espace sacré et l’espace profane a succédé un territoire unifié s’étendant jusqu’aux confins cosmiques. Celui-ci se concrétise entre autres par l’apparition d’un sauvage sacralisé (Viard, 1990) marquant l’estompage des frontières et une horizontalité de plus en plus prégnante qui vient s’affirmer face à une verticalité jusque-là prédominante. La fréquentation ou la création de fresques végétales est le moyen de découvrir, de connaître et d’affirmer ce nouveau territoire, cet horizon divinisé que l’on nomme parfois nature et qui n’est autre qu’une manifestation de la vitalité universelle qui fonde la spirale cosmique. Face à la réalité parfois chaotique que propose la raison et aux troubles de la vision du monde qui en découlent, l’art végétal constitue une poésie quotidienne permettant de comprendre celui-ci, de ressentir ses rythmes et de reconnaître que cette réalité est partagée avec d’autres.

Au cours des XIXe et XXe siècles, cet art a constitué une connaissance sensible qui a permis la cosmisation du chaos de la raison en représentant l’organicité de l’espace, la synthèse des registres du temps et le vitalisme immanent à ce cosmos dynamique qui remplace l’ancien univers statique dominé par la transcendance. Les fresques végétales contemporaines, icônes, churingas et totems postmodernes, participent à l’affirmation d’un mythe vitaliste face aux différents progressismes et aux divers messianismes et deviennent sans doute ainsi l’un des révélateurs et l’une des expressions les plus remarquables de cette nouvelle vision anthropocosmomorphique du monde pressentie par le romantisme à l’aube de la généralisation des plantes dans les intérieurs (Tacussel, 1995 ; Gusdorf, 1993).

Dès lors, cet objet anodin qu’est la plante d’intérieur, cet art du quotidien qu’on ne regarde plus à force de le voir, constitue pour le sociologue un moyen de compréhension pertinent de la réalité sociale. On retrouve ici la voie de la sociologie figurative, que Patrick Tacussel a proposée au travers de ses travaux sur la création littéraire, appliquée à un mode d’expression commun ou vulgaire mais également révélateur de sens. Comme l’a écrit l’auteur de la Mythologie des formes sociales (Tacussel, 1995, p.66) « l’analyse sociologique doit […] envisager la sensibilité et l’ambiance sociale qui se cristallise historiquement et socialement dans une création singulière ». L’herméneutique des plantes d’intérieur permet alors de repérer ce que Patrick Tacussel nomme une figure, c’est-à-dire « une forme sociale remplie d’un contenu historique et culturel », dont l’évolution se cristallise dans les fresques végétales. Le symbolisme qu’elles mettent en œuvre appartient à un ensemble mythologique plus vaste, que l’on pourrait désigner par le terme de figure vitaliste, qui s’enracine dans la sensibilité romantique et se concrétise actuellement dans de nombreux objets, dans un être-ensemble particulier et, enfin, dans un rapport au monde et à la nature spécifique.   

Références bibliographiques  

– Bachelard G., L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Corti, 1976.

 

– Bachelard G., La poétique de l’espace, PUF, 1974.

 

– Baudrillard J., Le système des objets, Gallimard, 1968.

 

– Domec L., Une herméneutique des plantes d’intérieur : pour une sociologie de l’espace domestique aux XIXe et XXe siècles sous la direction de Patrick Tacussel, université Paul Valéry, Montpellier, 2002.

 

– Durand G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Dunod, 1984.

 

– Gbâané Dabiré C.dans D. Bourg, Les sentiments de la nature, La Découverte, 1993.

 

– Gusdorf G., Le romantisme, Payot, 1993.

 

– Lévi-Strauss Cl., L’identité, PUF, 1987.

 

– Maffesoli M., « L’éthique de l’esthétique », Cahiers de l’imaginaire, n° 1, Toulouse, Privat, 1988.

 

– Maffesoli M., Au creux des apparences : pour une éthique de l’esthétique, Plon – Le livre de poche, 1990.

 

– Morin E., La méthode 1. La nature de la nature, Seuil, 1977.

 

– Perrin J., « L’évolution d’une image : fleurs et étoiles dans la poésie de Shelley », Shelley : lectures du Prométhée, Association des Publications Facultés Lettres et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1991.

 

– Sansot P. dans G. Durand, Le mythe et le mythique, Albin Michel, 1987.

 – Shelley P. B., The complete poetical works of P. B. Shelley, Oxford University Press, 1948. 

– Tacussel P., Mythologie des formes sociales : Balzac et les saint-simoniens ou le destin de la modernité, Méridiens Klincksieck, 1995.

– Viard J., Le tiers espace, Essai sur la nature, Méridiens Klincksieck, 1990.


[1] Cet article s’appuie sur la thèse de doctorat intitulée Une herméneutique des plantes d’intérieur : pour une sociologie de l’espace domestique aux XIXe et XXe siècles sous la direction de Patrick Tacussel, université Paul Valéry, Montpellier, 2002.

[2] Odette dans Du côté de chez Swann de Proust, Renée dans La Curée de Zola, Madame de Stasseville dans Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, Madame Walter dans Bel-Ami de Maupassant.

[3] « Ce qui différencie les cultures, c’est la forme de l’ensemble des raccordements […] Mais ce qu’elles ont en commun et qui les institue comme telles, c’est l’opération même de raccorder, de connecter » (Lévi-Strauss, 1987, p.31).