Résumé :

Cet article ambitionne de contribuer à poser la problématique du développement dans les pays du sud de la Méditerranée, et plus particulièrement les pays appartenant à la région arabe et marqués par une résistance congénitale au changement et à la modernité, soumis qu’ils sont à une culture ancienne et pétrie de religion musulmane. Nous partons de l’hypothèse centrée sur le cas du Maroc, une monarchie ancestrale ayant recouvré son indépendance en 1956, après une éclipse de 44 ans passée sous administration coloniale française. Selon cette hypothèse, l’esprit peut avoir un impact sur le matériel et le pensé peut agir positivement sur le vécu, au terme d’un processus d’accumulation et de diffusion d’idées et valeurs incitant au progrès.

À l’instar du politique, l’économique voire l’artistique, peuvent être bridés par d’innombrables tabous ; à commencer par le champ de l’exercice du pouvoir, où il faut se demander ce qui est invariable et ce qui ne l’est pas ! La question est de saisir si les différentes parties en présence conviennent des constantes à respecter, et acceptent d’en parler et d’en convenir publiquement. Autrement, elles continueraient à se faire la guerre des insinuations, des sous-entendus et des procès d’intention. En somme, il est recommandé d’opérer une révolution dans les sphères mentale et culturelle, seules capables de désamorcer ces facteurs de blocage traînés comme des boulets ou perfidement enfouis dans le subconscient collectif et dotés de capacités destructrices et ravageuses.

 

Mots clés : développement, culture, modernité, représentation mentale, changement social.

 

Abstract:

 

This article aims to contribute to set up the dilemma of the development in terms of accumulation and diffusion of ideas and values incentive with progress.

The Moroccans became aware tardily of the huge economic disparity between the areas, of the ditch which henceforth separates the “poor wretches” from the rich, the townsmen of rural and the men of the women.

The self-satisfaction took several forms and was set up in political standard. Economism, has for disadvantage all of explaining and by the economy and the state of development of the tangible properties (various indices).

Like the policy, the economic one and the artistic one are attached by innumerable taboos, as in the field of the power implement, where it is necessary to wonder what is invariable and what is not! It will be necessary to determine it with precision, to speak about it and be appropriate about it, if not one will continue to be made the war of the insinuations, and the lawsuits of intention.

All in all, a revolution in the mental and cultural sphere able to defuse these factors of blocking trailed like balls or treacherously hidden in the collective subconscious, and equipped of destroying and devastating capacities.

 

Culture et développement :

Réflexions sur les « blocages culturels » au Maroc

 

 

Le fait de lier culture et développement social participe d’une prise de position consciente en faveur du rôle prééminent de la culture dans le processus de développement en général[1]. Aussi, le présent article se veut-il une contribution à la mise en évidence du rôle de la composante culturelle dans le combat pour le développement social, politique et économique, non pas comme accessoire aux actions concrètes de l’instance économique, mais un facteur agissant sur l’environnement infrastructurel à proprement parler.

En dépit de ses potentialités aux XVIIe et XVIIIe siècles qui en faisaient une puissance moyenne en Méditerranée, le Maroc a été dans l’incapacité au même titre que les autres pays du Maghreb et du Machreq, d’enclencher le moindre processus de développement économique basé sur une production scientifique et industrielle, de nature à lui éviter l’épisode d’une colonisation annoncée (1912-1955) sous protectorat français. Cet article pose la problématique du développement en termes d’accumulations et de diffusions d’idées et de valeurs incitant au progrès individuel et collectif. Un tel projet part d’un présupposé théorique : il existe des blocages multiples d’ordre culturel qui interfèrent dans le fonctionnement normal des mécanismes de production et de distribution des richesses, voire de l’affranchissement du potentiel créatif et inventif !

Pour toute société, le développement au sens large, se mesure prioritairement aux capacités de croissance de ses forces productives, à l’état d’avancement de ses moyens techniques et technologiques et à la maîtrise du savoir scientifique qui suppose une aptitude intrinsèque à la propagation et la transmission libre du savoir, et la remise en question de ce même savoir dans une perspective de renouvellement progressif. La conjugaison de ces facteurs engendre un état général de « bienfaits sociaux » pouvant être évalué à l’aune d’indices normalisés qui touchent aussi bien la nature du mode de production dominant que la consommation des ménages, l’évaluation de leurs revenus ou l’ordre de grandeur de son PNB. Les indices et statistiques donnent une idée approximative des capacités financières globales de la communauté, renseignent sur ses possibilités économiques et par conséquent ses chances de sortir du sous-développement.

Ces indicateurs sont cependant marqués du sceau de la généralité et méritent d’être analysées avec la plus grande prudence. Est-ce suffisant ? Assurément pas, car développement économique ne rime pas forcément avec développement social. Il en est la conséquence, et tout l’intérêt réside dans le fait que la diffusion du savoir peut entraîner des effets induits et se transformer en facteurs déterminants de développement[2]. Il nous semble donc impérieux de faire une large place à la dimension culturelle, car si l’on sait que la corruption par exemple, fait fuir les investisseurs, comment feindre d’ignorer que la xénophobie et la haine raciale soient tout aussi préjudiciables pour une économie !

Lorsqu’il s’agit d’analyser les facteurs entrant dans le sous-développement, comment ne pas tenir compte du complexe culturel qui peut emmagasiner de réels blocages ?

Pour évoquer des éléments de cet ordre liés à la société marocaine, nous proposons au préalable de cerner le concept de culture et ses accointances avec celui de civilisation. Dans le monde arabe (avec sa diversité anthropologique et linguistique) – un espace hétérogène de peuples divers – la notion de Civilisation est fortement associée au patrimoine et au devenir de l’identité. La culture serait grossièrement assimilée au savoir livresque dérivé de la religion et de la littérature anté-islamique, tandis que la question de civilisation se révèle centrale dans la définition de soi et de l’autre. Non seulement les deux concepts sont voisins, mais la civilisation demeure un concept proéminent dans la perception du monde. Il nous semble, ensuite, utile de présenter la société marocaine – objet de l’étude – avant de se livrer à l’exercice de repérage et d’analyse à titre empirique, de quelques exemples de « blocages culturels » qu’on appellerait volontiers « composants culturels funestes ».

 

 

Question de Culture

 

Il n’y a pas de culture dans l’absolu, en dehors du contexte qui l’a engendrée, dans le sens de Clifford Geertz qui plaide pour une « sémiotique » de la culture[3]. C’est peut-être pour cette raison que Civilisation fut souvent assimilée à Culture (Cazeneuve, 1976, p.33)[4]. Cette confusion à la racine du mot, fait de culture synonyme de civilisation, mais son appréciation en aval, ne considère comme civilisation que la partie émergée d’un substrat culturel englobant deux étages inférieurs : l’état sauvage et l’état barbare. D’où le dilemme des sociologues et anthropologues qui s’accordent à dire que tout groupement humain a forcément une Culture, mais divergent lorsqu’ils doivent convenir qu’il en est de même pour ce qui est de la Civilisation ! Celle-ci s’inscrit dans une dynamique évolutive qui commence avec un certain type « élevé » de culture dans lequel le groupe cesse de subir les aléas de la nature pour les transformer à son profit en s’appuyant sur des raisonnements logiques qui rompent avec la seule perception mythique ou métaphysique de l’environnement qui l’entoure. La proximité de la culture avec la civilisation est importante pour une aire géographique spécifique comme le Maghreb et le Moyen Orient, marquée par le débat sur une accumulation de civilisations composites (Babylone, pharaonique, carthaginoise, phénicienne, romaine, amazighe et enfin islamique) et une culture estampillée par la reproduction non élargie de schèmes traditionnels strictement liés à l’ère musulmane. La question est de savoir pourquoi la diversité historique n’a pas réussi à générer une diversité de la pensée, et donc une meilleure maîtrise des forces de la nature.

Deux facteurs cadrent la définition de la culture liée à son substrat civilisation. Une approche évolutive se fonde sur la recherche de l’existence de phénomènes liés au progrès social, à travers deux moyens de mesure ; l’observation de la complexité de la société et son niveau d’urbanisation[5], bien qu’il soit difficile de statuer à quel degré de diversification, une société est civilisée ou non. En revanche, le développement des techniques permet de saisir la capacité d’une communauté à accomplir une rupture dans l’usage des forces de la nature lesquelles cessent d’être vécues comme une fatalité et deviennent des éléments de satisfaction des besoins de cette communauté.

Une seconde approche tend à plus d’objectivité, évitant l’ethnocentrisme par l’adoption d’une démarche analytique. Ici, la préférence va à l’analyse des manifestations de la vie sociale, avec un souci de rangement des éléments de civilisation dans des cases autres que celles réservées à la culture. Est-il alors possible de faire un partage net entre ce qui est culture (idéologies, religions, arts et littérature) et civilisation, c’est-à-dire l’ensemble des créations de la société en vue de maîtriser ses propres conditions d’existence (Mac Iver, 1931) tant sur le plan de l’organisation sociale que des techniques ?

Marcel Mauss a tenté d’unir les deux significations lorsqu’il considère le phénomène de civilisation commun à plusieurs sociétés et distinct du phénomène culturel[6]. Les phénomènes de civilisation sont ainsi supranationaux et tout l’intérêt réside dans « l’étude des processus par lesquels les sociétés particulières s’individualisent sur un fond de civilisation »[7].

Plus une société est en phase avec les connaissances scientifiques permettant le contrôle des éléments de la nature (ressources minières, hydrauliques, énergétiques, etc.) et leur soumission au bon vouloir de l’homme, plus elle dispose de chances réelles de prospérité et de progrès.

Une population qui s’éloigne du cheminement rationnel expliquant l’évolution du monde, sombre forcément dans un spleen collectif, car se sentant démunie face à des forces qui la dépassent, trouvant refuge dans des raccourcis d’immanence religieuse ou mythologique[8].

Dans la société marocaine, cette incapacité à « décoller » sur le plan économique et à rassurer sur le plan social une large partie de la population quant à son avenir, puise son origine dans les tréfonds de sa propre histoire[9]. L’approche mystico-religieuse comme seule explication de l’univers a contribué dans ce contexte particulier, à diffuser une culture de précarité et de fatalisme[10], avec des répercussions directes sur le champ de la production et de l’investissement. On se demande alors, pourquoi les différents types d’États qui se sont succédés, n’ont pas su accompagner le mouvement d’industrialisation en Europe ! Il semble que la question de la culture soit d’autant plus importante que le Maroc, pourtant doté de potentiels humains et matériels considérables, peine à trouver le chemin du développement[11] !

 

 

Quelle culture pour quel dÉveloppement ?

 

Les données quantitatives que nous livrons à présent, n’ont de valeur que dans la mise en perspective du sujet. Elles servent de balises destinées à déterminer le champ de la réflexion, à révéler l’ampleur du déficit matériel qui handicape d’une certaine façon, l’éclosion culturelle escomptée.

La population marocaine est à moitié rurale. Le phénomène de l’émigration en cours, en particulier depuis la seconde guerre mondiale (Adam, 1972), a coïncidé avec le développement d’un pôle économique, en l’occurrence l’axe Kénitra–Casablanca qui consacre le « Maroc utile », héritage de l’économie coloniale.

 

 

Deux conséquences majeures sont à noter pour la société marocaine :

– l’exode rural a inondé les villes d’une population non instruite, servant souvent de main-d’œuvre bon marché et offrant l’avantage d’une natalité galopante,

– les banlieues des villes – comme au milieu des quartiers huppés – ont été ceinturées de bidonvilles et d’habitats insalubres, imposant un rythme effréné d’urbanisation et constituant une source constante de banditisme et de déviances multiples (du vol à la tire au crime organisé).

 

Parler de culture dans un environnement démuni relève de l’espièglerie intellectuelle. Pourtant, nous posons que le fait de combler ce déficit, participe de la solution à la plupart des maux de la société. C’est à ce prix que la société arrivera un jour à démanteler les blocages qui meublent son patrimoine cognitif, y compris ses référents religieux et que véhiculent facétieusement son langage courant, ses formules pré-conditionnées, ses préjugés… La culture est capable de faire admettre le malheur à celui qui le subit de plein fouet ; en cela, elle est un levier essentiel de l’idéologie.

Selon une enquête nationale sur les niveaux de vie des ménages (1998-1999)[12] :

 

 « L’évolution de l’indice du coût de la vie en milieux urbain et rural, depuis 1991 fait ressortir un seuil de pauvreté alimentaire s’élevant en 1998, à 1.968 DH (environ 176 €) par personne et par an dans les villes, et à 1.878 DH (168 €) dans les campagnes » (Direction de la statistique, 2000, p.93-94).

 

Ce qui donne en chiffres absolus, une dépense mensuelle affectée à la rubrique alimentaire de l’ordre de 163,5 DH (15 €) par personne dans les villes et 156,5 DH (14 €) par mois et par personne dans le monde rural[13]. Sur la base de ces données, il y aurait un effectif global de population pauvre fixé à 5,3 millions de personnes en 1999, contre 3,4 millions une décennie plus tôt (en 1990-91) et 4,6 millions en 1984-85[14].

Nous pouvons donc en déduire que le seuil de pauvreté n’est pas stable et qu’il connaît une évolution en dents de scie, dictée par l’interférence de plusieurs paramètres : économiques, sociaux et culturels, notamment pour ce qui est de l’accès de la jeune fille rurale à l’éducation et l’explosion démographique due à l’absence de politique cohérente en matière de limitation des naissances.

Il faut remarquer à cet effet que :

 

« 65,8 % des pauvres sont des ruraux, 44,2 % des enfants âgés de moins de 15 ans (37,5 en milieu urbain et 47,7 % en milieu rural…), le taux de pauvreté passe de 1,8 % pour les ménages à taille réduite (1 à 2 personnes) à 30,9 % pour les ménages ayant une taille de 9 personnes et plus », (Direction de la statistique, 2000, p.96).

 

Une étude récente a fait ressortir une ventilation plus affinée sur la stratification sociale au Maroc, qui met en avant une classe moyenne représentant 53 % et une classe à revenus modestes ou pauvres de 34 % parmi la population globale[15]. Il n’est donc pas difficile de constater la corrélation nette entre niveau d’éducation et niveau de développement social ; quel impact alors sur la sphère culturelle ?

 

 

Indigence et misère culturelle

 

Pour juguler les écarts ahurissants entre riches et pauvres, pour repêcher une partie de la population noyée dans le fleuve amblyope du capitalisme sauvage, il y eut un sursaut d’associations militantes locales et étrangères, qui ont mobilisé la société et les politiques. Nombreuses sont les associations qui œuvrent dans le domaine social (enfants de la rue, femmes seules, pauvreté, etc.) influant considérablement les pouvoirs publics et les politiques publiques[16], tandis que les associations étrangères n’ont réussi à peser de leur influence que dans le dans le domaine spécifique de la défense des droits de l’homme.

Une certaine idée de la solidarité a refait surface, trouvant écho juste dans les arcanes du pouvoir. Subitement, les Marocains prirent conscience des écarts économiques prodigieux entre les régions, du fossé qui sépare dorénavant les « misérables » des nantis, les citadins des ruraux et les hommes des femmes. Ce sursaut est bénéfique, mais risque de demeurer inopérant si les vrais problèmes ne sont pas pris en compte.

De plus en plus, il semble qu’il y ait une « élite » modérément avant-gardiste face à une masse charriant des idéologies rétrogrades et misogynes[17]. L’État a souvent représenté la seule structure rationnelle de la société, mais le chaos cognitif que l’on observe parfois, y compris dans les cercles du pouvoir, n’est que la partie visible d’un malaise plus profond. Quelques réformes touchant l’économique se proposent de réduire les disparités sociales et régionales, mais leur impact est forcément limité vu les retards accumulés. Toutes les initiatives en ce sens, demeurent infructueuses tant que les chantiers du front culturel ne sont pas ouverts pour un travail de déblayage et de curage des pensées archaïques qui font barrage à toute velléité de réforme, à commencer dans le domaine économique !

 

Depuis la première constitution de 1962, le Maroc est confronté à deux défis majeurs : le pari de la démocratisation de la vie politique et celui du développement économique.

Le premier consiste à réformer les grands corps de l’État pour parvenir à réaménager les pouvoirs royaux dans une nouvelle approche constitutionnelle qui ne fait pas encore unanimité. Il s’agit aussi de faire la place à un gouvernement responsable (devant le parlement et le roi), un jeu politique qui permet de faire ancrer dans les mœurs, la notion de contre-pouvoir, et favorise une meilleure rotation des élites.

Le second réside en la double contradiction de créer une bourgeoisie nationale qui soit en même temps soucieuse de l’intérêt général et encline à concilier ses propres intérêts avec ceux du capital mondialisé.

Un demi-siècle n’a pas suffi à poser les vraies questions pour dégager une stratégie de développement pour un projet de société. Jusqu’à la veille du gouvernement d’alternance (1997-2002) et même après, on a forgé un drôle de discours politique qui flatte l’ego collectif, évite le débat contradictoire et retarde l’explosion du dialogue dans l’espace public. L’autosatisfaction a pris plusieurs formes et fut érigée en norme politique (Mouhtadi, 1999, p.10 sqq).

Au début de la décennie 1990, il s’est même trouvé des « théoriciens » pour donner une consistance à ce discours vaseux… Le Maroc par sa « stabilité » politique, le « génie » de son peuple, serait promis d’être le prochain dragon de l’Afrique ! Cela ne s’est pas produit, mais le rêve persiste…

La dimension imaginative est intéressante de ce point de vue. Un peuple ne se développe pas par hasard, le développement économique et social est le fruit d’un choix délibéré, une volonté unanime.

Ayant choisi l’angle de la question culturelle, cette situation obéit à la lecture économique, mais se perçoit mal du point de vue socioculturel. Pourtant c’est bien cet aspect qui nous intéresse dans le cadre de cette approche. Si le dénuement matériel, y compris la raréfaction des moyens de subsistance, reste souvent l’aspect le plus visible de la condition humaine, la pauvreté, se traduit aussi par un malaise culturel que l’on constate peu ou prou et qui constitue une lame de fond sociale, appelée à glisser, à se mouvoir et au pire à buter contre d’autres lames de fond, provoquant des remous très vite perceptibles au niveau de l’écorce politique (affaiblissement de la représentation politique, relâchement des mœurs démocratiques et des valeurs morales, corruption, népotisme, etc.). C’est quoi alors un malaise culturel et à quoi le reconnaît-on ?

 

 

Description d’un malaise culturel

 

Comment décrire un malaise[18] ou ce que politiques et économistes s’accordent à appeler une crise ? Freud constate que

 

« Au cours des dernières générations, l'humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles et à leurs applications techniques ; elle a assuré sa domination sur la nature d'une manière jusqu'ici inconcevable… . Or, les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit », (Freud, 1929, p.25).

 

Rien n’est mieux que la littérature des Rihla marocaines[19], pour nous rendre compte de cette fascination-refoulement face aux progrès techniques réalisés au XIXe , dont le Chemin de Fer, le bateau à vapeur, le moteur à explosion, l’électricité, etc.

Le problème n’est donc pas l’utilité ou non de ces inventions, mais le fait de les considérer comme perverses, car participant du démon et allant à l’encontre de la volonté divine ! Cette idée est encore un soubassement inconscient et latent dans la majeure pensée islamique contemporaine.

 

Quels sont les symptômes permettant de conclure à l’existence d’un mal quelconque au sein d’une société ? Si la culture est le creuset de l’expression sociale, qu’est-ce qu’on entend par champ culturel ?

 

La culture est ici, prise comme l’ensemble des représentations mentales, idéelles et psychologiques propres à une communauté. Outre le savoir scientifique et technique, cet ensemble culturel intègre les comportements collectifs uniformisés, une remarque qui fait de l’anthropologie culturelle une science strictement historique (Sapir, 1967, p.29), et les désirs inavoués, les frustrations, les fantasmes ; l’ensemble de ce qu’on peut appeler la dimension psychanalytique d’un peuple. Nous touchons ici ce que Piaget appelle :

 

« la constitution des prélogiques ou des logiques collectives, en relation avec l’organisation sociale et familiale, la vie économique, les mythes et le langage » (Piaget, 1970, p.364).

 

Le champ culturel est donc pris dans une acception large, qui s’étend au patrimoine cognitif et affectif de l’être, dans sa perception de lui-même et la perception de l’autre, ainsi que dans ses capacités à gérer la nature en en tirant le plus de bienfaits possibles. En somme, tout ce qui condense et agrège l’héritage cosmogonique de la communauté, et le rend objet de compétition, de conflit ou de compromis[20].

Première remarque d’ordre empirique, l’observation des facteurs culturels, à l’œuvre dans le contexte social, demeure sans effet en l’absence d’un regard critique.

 

Bien sûr, on incrimine le système éducatif, le poids du passé, la bureaucratie, mais en général l’État a adopté la démarche du tout économique pour développer le pays et rattraper le retard vis-à-vis de l’Europe voisine. L’économisme a pour inconvénient de tout expliquer et par l’économie et par l’état d’évolution des biens matériels (différents indices). Fleurissaient ainsi les études sur la modernisation des entreprises, la propagation de la littérature managériale, les techniques de financement des entreprises, la mise à niveau dans le contexte de la globalisation que l’on conjugue sur tous les tons (et la presse économique a amplement gonflé cet aspect autant que son chiffre d’affaires).

Cet effort d’investigation dans l’instance économique, s’est tout naturellement accompagné de réformes au sein de l’instance politique que nous résumons dans un processus hardi de démocratisation, de renforcement de l’État de droit et de redéfinition même limitée, du champ d’action du pouvoir réglementaire, avec les révisions constitutionnelles de 1992 et 1996.

L’économisme a joué à fond la carte d’une idéologie trompe-l’œil. Rien d’étonnant si durant cette période précisément, fusaient les spéculations sur les potentialités économiques du Maroc. Une nouvelle charte d’investissements, des réformes administratives et des allégements fiscaux, n’ont pas suffi à provoquer le déclic. L’État lança de grandes opérations de relations publiques, de marketing politique et on osa croire à des capacités financières insoupçonnées lors de l’ouverture de la bourse de Casablanca.

Côté Relations publiques, le Maroc inscrivit son nom sur le tableau des capitales des rencontres internationales ; Marrakech abrita les assises du GATT, de nombreuses manifestations continentales et une rencontre en grandes pompes sur le développement économique du Proche-Orient se tint à Casablanca. Un rapport de la banque mondiale en 1995, eut l’effet d’une bombe. Le roi Hassan II parla de la crise multisectorielle qui guette l’économie du pays, n’hésitant pas à assimiler celle-ci à une « attaque cardiaque ».

Une quatrième révision constitutionnelle dégela les rapports avec l’opposition et amena au pouvoir deux ans plus tard, une coalition de tonalité centre-gauche. C’est l’aboutissement d’un long processus de lutte pour la démocratie qui crut un moment, pouvoir mettre fin au lent pourrissement de l’esprit critique, à l’étouffement des initiatives et à la marginalisation des compétences !

La modernité (al-hadatha) est devenue progressivement et lentement centrale dans la pensée arabo-musulmane depuis le XIXe siècle, d’abord en Egypte. L’incapacité à trancher pour un mode de vie, témoigne de la solidité des origines culturelles et sociales qui plongent dans un passé lointain. L’âge d’or de la civilisation arabe au moyen-âge représente dans le subconscient collectif, la perte de la cité idéale. La fidélité au passé révolu, témoigne du rejet délibéré de tout ce qui n’est pas fruit de sa pensée propre !

Si par le passé, le monde arabe a pu « guider » un moment l’humanité, il se rechigne à suivre ceux qui étaient ses « suiveurs », se refusant à reconnaître son déphasage historique par rapport à la modernité. Ce sentiment de fierté est cependant trompeur, car c’est une question existentielle. Elle représente le fond de la pensée traditionnelle, foncièrement régressive.

Lorsque la réalité est récalcitrante et que la société devient objectivement consciente de ce qu’elle nage à contre-courant, cela produit un profond chagrin.

 

 

Modernisation et culture de modernitÉ

 

La glorification du passé, remarquée chez la majorité des pays arabes, contraste avec l’absence d’esprit critique ; une attitude nécessaire pour améliorer une réalité humaine ou sociale, surtout quand celle-ci tend à corriger ses dysfonctionnements. La critique recense les erreurs d’une évolution sociale, une trajectoire politique, sans occulter ses points faibles ni ses accomplissements positifs. Ce qui permet aux acteurs sociaux et politiques d’opter pour des choix conscients et volontaires sans avoir un jour à les renier.

Depuis la mort d’Hassan 1er en 1894, un siècle s’est écoulé. Que de chemin parcouru ! Non seulement la parenthèse du protectorat a fortement secoué les structures sociales[21], politiques et administratives, mais cette période de colonisation pour courte qu’elle soit, a aussi déstructuré les fondements de la connaissance jusqu’alors dominante ; un savoir traditionnel empreint d’axiomes religieux invariablement ressassés et un sentiment de religiosité fort et diffus. La gestion politique du Maroc indépendant sur près de quatre décennies, n’a pas toujours été une réussite. Mais, que peut-on dire de la gestion économique et des secteurs de l’éducation, de la maîtrise de la technique et des appareils technologiques ?

Depuis la fin de la décennie 1980, la monarchie s’est résolue, sous l’effet de pressions endogènes et exogènes, à l’exercice de la remise en cause de nombre de vérités jusqu’alors admises comme telles, malgré leur nuisance. Le système politique a eu le mérite de vouloir finir d’avec une étape entachée de violence et de méfiance réciproque, et d’augurer une ère empreinte d’espoir et de réconciliation. La « société civile » commence à marquer son territoire, à s’affirmer comme force ambitionnant de jouer un rôle de contrepouvoir (Mouhtadi, 1999, p.21-26). Socialement, des secteurs se prennent en charge par les citoyens eux-mêmes, lassés d’attendre une action publique qui tarde à venir et qui commencent à renoncer au rêve de l’État providence. Autant de signaux annonciateurs de changements significatifs à moyen terme. Hormis le champ de l’urbanisme dont l’État a sciemment créée les conditions de floraison du secteur privé et surtout des coopératives, des associations ont pris en charge le secteur social[22] (orphelinats, centres d’accueils, aides directes aux ménages) mais surtout les associations militant dans les droits de l’homme et la moralisation de la vie publique (OMDH, AMDH, Transparency Maroc, etc.). Tout cela, demeure insuffisant. D’où l’importance d’ouvrir un chantier sur le front culturel qui constitue la matrice de ce qu’on appellerait le moule des représentations collectives saillantes ou enfouies. En somme la conscience d’un peuple, ou l’idée précisément qu’il se fait de lui-même. C’est aussi l’image qu’il aimerait donner de lui, de ses idéaux, ses valeurs affichées et ses frustrations et fantasmes refoulés. Il y a une relation causale entre le niveau de maîtrise de la technologie et la manière de penser le quotidien.

 

 

DÉveloppement et reprÉsentations mentales

 

Serait-il juste d’affirmer que le développement est d’abord une question de représentation mentale ; quant à la forme et au contenu de catégories appelées à déterminer et orienter les comportements collectifs ?! Les catégories mentales peuvent servir d’indicateurs pour qui voudrait comprendre pourquoi un peuple réussit dans un secteur et échoue dans un autre.

Une étude sur les entreprises publiques, l’exploitation des produits agricoles, de pêche ou de textile, peut apporter les éléments nécessaires pour faire le bilan d’une politique économique. Elle peut relever les lacunes et les insuffisances, les écarts par rapport à des objectifs initialement tracés. Elle ne pourra pas pour autant mettre le doigt sur les blocages d’ordre culturel pouvant être à l’origine de l’échec d’un tel programme.

C’est un domaine en prise directe sur la problématique de la modernité, mais qui demeure ignoré, même si dans de rares cas, on s’intéresse à l’aspect communication et aux problèmes multiples des relations interpersonnelles. La société n’est pas la somme des individus, bien que ces derniers vivent souvent sous l’emprise de schèmes communs à l’ensemble de la communauté. La perception affective et cognitive d’une population est souvent occultée par les études économiques « savantes ». La dimension affective est considérée comme relevant du domaine subjectif et ne mérite pas, en conséquence, qu’on y applique les règles de l’analyse scientifique.

La culture est forcément un héritage du passé rarement en adéquation avec le vécu actuel[23]. Dans le cas d’espèce, il semble que cet héritage soit globalement figé et relativement décalé par rapport aux problématiques contemporaines. Seules sont activées les idées et normes qui conforment le maintien en l’état, la stabilisation d’un savoir acquis et éprouvé qu’on qualifie de patrimoine. L’enjeu de taille dans pareille situation est la tentative de manipulation de la tradition. Par delà la période de colonisation,

 

« un nouveau phénomène apparaît, que l’on peut qualifier de pseudo-traditionalisme. Dans ce cas, la tradition manipulée devient le moyen de donner un sens aux réalités nouvelles ou d’exprimer une revendication en marquant une dissidence à l’égard des responsables modernistes » (Balandier, 1967, p.204).

 

Ensuite, il y a une participation collective – consciente ou non – à la sédimentation de couches nouvelles de savoirs venant adhérer au réceptacle, en lui apportant l’énergie nécessaire à sa survie et sa reproduction. Elle est souvent appréhendée comme une donnée intangible, un destin subi, sans jamais penser lui apporter les correctifs nécessaires. Exemple : comment adapter la culture dominante à la réalité d’aujourd’hui (sans la trahir) ou lui apporter les substituts culturels aux chaînons manquants à la suite de ruptures… ?!

La modernité est souvent indéfinie, elle s’apparente dans l’analyse de ses détracteurs, à l’occidentalisation, au relâchement des mœurs et dans le contexte arabo-musulman, à la laïcité. Celle-ci d’ailleurs déclenche subitement un réflexe de rejet chez tout musulman moyen, qui appréhende ce terme avec la plus haute suspicion. Pour lui, en effet, la laïcité ferait prévaloir la matière sur l’esprit, et donc l’expérience sur l’induction, ce qui entre en contradiction flagrante avec la conviction religieuse et la foi. La peur de la modernité pour une majorité de citoyens cache mal le risque d’abandon volontaire de son identité, sa foi, sa raison d’être. Elle serait l’arme redoutable de l’infidèle, du mécréant, un moyen qui consacre le triomphe de l’autre sur soi. Dans le sens commun, la modernité pour nombre de Marocains représente simplement l’athéisme et le reniement de la foi. Tout le dilemme de ce malaise est là. Ils ne peuvent se soustraire à la vie moderne, mais rejettent ses fondements ; la rationalité en tout, la libre créativité et l’innovation !

Il naît un sentiment de culpabilité vis-à-vis d’eux-mêmes et de l’idée qu’ils se font de leur confession et de ses préceptes fondateurs ; un symptôme de dédoublement de personnalité, qui se vérifie au sein de la famille, de l’entreprise et en politique !

La notion de juste milieu (si tangible dans le discours politique et les analyses les plus sérieuses), appliquée à ce cas, révèle la pertinence de se tenir à mi-chemin de la modernité et de la tradition. Ce ballotement peut mener à la pire des perturbations, parce que le risque est grand de ménager indéfiniment l’une et l’autre.

Le Maroc semble constamment dans une phase de transition démocratique, à la veille d’un décollage économique, et inscrit dans un lent processus de modernisation de la société, etc. Le problème est que la société se soucie rarement du point de chute, du point de rupture entre une phase et l’autre !

Résultat : l’économie n’est ni libérale ni dirigiste, le régime politique n’est assurément pas une autocratie absolue, mais n’est pas une démocratie dans sa plénitude. L’art (musique, peinture, théâtre, cinéma)[24] n’est ni moderne ni traditionnel, ce qui entrave sérieusement la cassure du carcan pour libérer les énergies étouffées au rang desquelles l’imagination créative devrait figurer en bonne place.

À l’instar du politique, l’économique et l’artistique sont bridés par d’innombrables tabous, formant un terreau fertile pour les composants culturels néfastes. Les lignes rouges quadrillent le territoire de l’exercice politique (religion, territoire, monarchie). Ces bornes se retrouvent sous des formes pernicieuses dans les domaines de l’art, des belles lettres et de la création iconographique. Or, tout le danger est là. A commencer du champ de l’exercice politique, où il faut se demander ce qui est invariable et ce qui ne l’est pas ! Il faudra déterminer les pourtours sans dresser des barrières, en parler sans forcément en convenir. Autrement, la société est épisodiquement déchirée par de perpétuelles escarmouches d’insinuations, de sous-entendus et de procès d’intention entre modernistes et islamistes[25].

Sur le plan politique, en tous cas, il n’y a pas de salut en dehors de l’autonomisation de la vie publique, c’est-à-dire la séparation entre le champ religieux et le champ de l’exercice gouvernemental et politique. La gestion politique, nécessite plus que jamais, l’adoption d’une démarche rationnelle qui établit la séparation de l’administration politique de l’emprise du discours religieux.

Aucun peuple n’a fait l’Histoire avec des esprits enchaînés, et à un moment de son histoire, le pays a besoin d’un sursaut culturel qui casse le cocon dans lequel se sont enfermés ses aïeuls pour près de six siècles. Il s’agit de réunir les conditions nécessaires à l’accomplissement d’un bond qualitatif dans tous les domaines de la production des normes culturelles, par l’introduction des règles de la sauvegarde des libertés fondamentales, de l’expression artistique, de la création en tous genres et de l’invention, sans entrave aucune, de quelque ordre que se soit.

En somme, une révolution dans la sphère mentale et culturelle. Nul ne saura de quoi sera faite la culture en 2030, mais tout un chacun devrait agir pour qu’elle soit le produit d’une société libérée de toutes contraintes. Elle sera le fruit d’une communauté ayant donné le meilleur d’elle-même, laissant à « la nature » le soin de configurer l’avènement d’une telle mutation culturelle, par fécondation substantielle de la tradition.

 

 

Les idées, comme moteur de l’histoire

 

Un autre aspect de la culture est à mettre en évidence : l’impact d’une idée sur l’évolution progressive ou régressive de la société. Autrement dit, le pouvoir que détiennent les idées sur le déroulement des faits sociaux et le fléchissement du cours de l’histoire d’une communauté.

De la conception du matérialisme dialectique, appliqué à des aires géographiques où l’oralité est prédominante, penseurs et politiques n’ont souvent retenu des relations complexes de détermination et de surdétermination, que la primauté de l’instance économique[26] et la subordination de la superstructure aux conditions matérielles d’existence. Cette approche omet de considérer les liens multiformes liant le corps et l’esprit, l’individu et la société, le pouvoir économique et sa légitimation politique. Enfin, le lien entre la société et la conscience qu’elle se fait d’elle-même.

La culture peut infléchir l’évolution sociale, contribuer à la libération d’une nation et susciter un mouvement de progrès, un sursaut salutaire, une révolution. Inversement, elle peut aggraver ses enchaînes au passé, précipiter sa régression et sa dérive.

C’est donc une invite à la méditation de concepts, de thèmes ou de formules socialement admises, malgré leur nuisance avérée au développement. Il s’agit de montrer leur impact négatif et le rôle inhibitif qu’ils peuvent jouer (et qu’ils jouent effectivement) sur le plan du progrès social et de l’économie. Parviendra-t-on un jour, à ébaucher le désamorçage (théorique tout au moins) de ces facteurs de blocage traînés comme des boulets de canons ou enfouis dans le subconscient collectif, et dotés de capacités destructrices et ravageuses ?

 

 

Culture dominante et mode de vie

 

Il faudrait plus qu’une étude isolée pour jeter la lumière sur cette nébuleuse, ce réservoir cognitif constamment alimenté et qui structure l’imaginaire, lamine les pensées et dicte des conduites, des convictions, des projets et des rêves, gonfle les frustrations et les complexes. La culture dominante (Anderson, 1977, p.110-113)[27] détermine les comportements et réflexes standard qui ont un impact sournois sur le quotidien. Par la force des choses, les comportements et attitudes des parents s’imposent aux générations montantes comme un ensemble hermétique de postulats et conventions sortis du néant ou du passé perçu comme tel. La définition de la culture comme nous avons tenté de la présenter, est une tâche ardue. Elle se trouve au carrefour de plusieurs sciences parmi lesquelles, la linguistique, la communication, l’ethnologie, l’anthropologie et la psychanalyse. Il existe une autre hypothèse de travail, à savoir le contournement de ce handicap par l’élaboration d’une « politique culturelle », qui limite le champ d’intervention et privilégie l’aspect empirique, conscient et volontariste de l’action publique dans le domaine de la culture. C’est relativement aisé, mais peut sembler hasardeux du fait qu’elle s’apparente à une manipulation dont les conséquences ne sont jamais connues à l’avance.

 

– La politique culturelle, serait-elle la somme des actions ayant pour objectif de promouvoir un ensemble de réalisations éducatives, documentaires et pédagogiques, supposées avoir un intérêt matériel ou immatériel pour la communauté ?

– La politique culturelle, se fonde-t-elle sur un corpus de schèmes préétablis ou se contente-t-elle de gérer l’existant ? Poursuit-elle la mission de favoriser la contradiction entre partenaires ou la recherche des compromis ?

 

Partant des liens entre développement matériel, y compris le développement social et le développement intellectuel, nous posons qu’il ne peut y avoir d’essor économique sans la promotion des catégories mentales qui lui servent d’adjuvants. Le substrat culturel est d’une certaine façon, le reflet de développement des forces productives. Il existe une relation dialectique entre l’univers de la pensée d’une communauté humaine et ses propres moyens de subsistance. Il faudrait néanmoins se garder d’oublier que la culture dominante surdétermine aussi le progrès matériel de cette même communauté. Il est, par exemple, une chimère de vouloir développer des richesses matérielles à grande échelle, dans un environnement culturel qui minore la rationalité, méprise l’innovation (et donc l’invention), et par-dessus tout, condamne l’argent et stigmatise l’usage qui en est fait, en balançant aux géhennes la classe sociale qui s’y identifie[28]!

Lorsque le souci d’une communauté est de sortir du sous-développement, il lui incombe la responsabilité de déterminer ses choix essentiels en matière culturelle. La tendance aujourd’hui est de travailler sur des prévisions s’échelonnant sur une période allant de dix à vingt ans ou plus. Ces orientations, une fois déterminées, trouveront le moyen de produire et de diffuser parmi les membres de la communauté, les valeurs escomptées. A supposer qu’un compromis social ait retenu les idéaux de la démocratie, de la liberté et de la créativité, il s’agira d’opter définitivement pour ce type de culture objet de consensus. L’idée de se décider pour l’une ou l’autre option, est une invite sans détour à la consommation d’une rupture, mais l’idée de compromis mérite qu’on s’y attarde.

Il ne s’agit pas d’ériger un directoire qui commande à la société ce qu’elle doit faire, penser et imaginer ; on serait dans la pire des dictatures ! Il ne s’agit pas non plus de tomber dans le piège du corporatisme dogmatique à quintessence idéologique (politique, syndical ou religieux).

 

 

Quelques pistes de rÉflexions

 

Pour la réussite d’une politique ambitionnant d’agir positivement sur la sphère culturelle, comme pour toute politique économique, scientifique ou autre, il convient de souligner la nécessité d’éviter l’amalgame en prônant une chose et son contraire. Cela est d’autant vrai que la culture est la matrice idéelle de toutes actions opératoires dans les instances économique et politique. Les deux cas suivants illustrent cette affirmation :

Encourager une économie libérale basée sur le rôle moteur des investissements, et tolérer culturellement ou ignorer (le résultat est le même) la survivance de la thésaurisation. La performance érigée en slogan ne supporte pas l’économie de rente, l’économie souterraine, la spéculation et l’évasion fiscale devenues parfois « vertus » économiques dans nombre de pays en développement.

De la même manière, on ne peut pas prôner le progrès social et les valeurs de liberté et de progrès, en sanctifiant la tradition et ce qu’elle charrie parfois, comme valeurs opposées aux choix même de la modernité. Défendre sur une même plate-forme idéologique et la modernité et la tradition, c’est véhiculer un présupposé démagogique et nuisible.

Non pas que la modernité soit toujours l’opposé de la tradition, mais leurs valeurs respectives, en cas de non contre-balancement significatif, ferait qu’ils s’éliminent constamment. Et, d’abord, qu’est-ce que la modernité ? En arabe, Al-hadatha, découle du verbe Ahdatha : créer, instituer ou innover, et peut signifier la recréation et le renouvellement dans un processus progressif qui vise l’amélioration d’un état quelconque. Il n’y a donc pas de modernité qui ne s’appuie sur la tradition en tant que legs d’histoire et composante du génie social et de l’être collectif. La tradition, en revanche, lorsqu’elle n’aspire pas à briser le carcan du passé, à se défaire de son archaïsme, est pure régression. Toute politique jouant sur les deux tableaux sans prendre en considération l’élan légitime du dépassement, consacre une ambivalence porteuse de tous les dangers.

Il convient de remarquer que lorsque la modernité (c’est-à-dire la prise en main du destin à l’échelle individuelle et collective par une démarche privilégiant la raison, les atouts du présent et les exigences de la contemporanéité), est adoptée comme choix de société, cela ne signifie pas renoncement à son identité ni négation de son patrimoine et sa civilisation. Toutes ces composantes se trouvent nécessairement incrustées dans ce que nous appelons « l’héritage culturel », comme le prouve de manière éloquente certains pays du sud asiatique, mais aussi le cas du Maroc dans beaucoup de ses allures banales.

Cette idée du choix univoque entre modernité et tradition comme si les deux étaient frappés d’une contradiction irréductible, est cependant vigoureuse au Maroc. Elle se perpétue depuis des siècles, dans une logique manichéenne imperturbable. La peur de la modernité dans le cas marocain, a toujours été vécue comme une crainte apocalyptique d’avoir à vivre une épreuve de soumission à une culture de domination étrangère, impie et à l’occasion, coloniale.

Elle ne se justifie que par la crainte de perdre l’essence de son identité, c’est-à-dire celle d’appartenir à l’aire arabo-islamique qui renoue perpétuellement avec l’aurore de l’islam originel. D’où son imbrication trop étroite à la pâte religieuse. Adopter une nouveauté, disons une novation, soit-elle vestimentaire ou culinaire, a été pendant longtemps, condamnée comme invention ou création contraire à la tradition, et donc condamnable d’un point de vue canonique, bien entendu religieux. Elle est donc liée à la cosmogonie qui sous-tend tout l’édifice culturel et semble ainsi distincte de toute référence à la stratification sociale[29].

Pourtant, dans tout projet moderne, il y a une part substantielle de tradition. Il serait perfide de continuer à vouloir trouver le juste milieu, car la force de la modernité comme projet prospectif, provient du mélange des acquis du présent, avec son propre résidu traditionnel. Voilà des lustres que les élites parlent d’une étape de « transition » dans laquelle le pays se serait fourvoyé sans que jamais il puisse en sortir, sachant que d’un état à l’autre et d’une borne à l’autre, il y a parfois un désert à traverser !

C’est ce chemin vide… ce désert qui fait peur, car l’équation voudrait que l’être humain ne renonce, même partiellement, à ce qui est connu et vécu comme constance existentielle rassurante, que pour « s’agripper » à autre chose qui demeure au mieux, un mirage[30].

Il faudrait pouvoir assumer le processus de « mutation » vécu sous différentes appellations, avant d’atteindre le formalisme qui réconforte la société (nouvelles valeurs, jamais totalement opposées à la tradition, mais suffisamment novatrices et rassurantes pour le futur) et qui demeure désigné par transition.

Affirmer vouloir être les deux à la fois, c’est renier l’évolution naturelle des choses, c’est faire preuve de cécité en s’attachant à un palier inférieur. Un peuple qui craint d’aller de l’avant (puisque l’horizon paraît inconnu), se conforte dans le ressassement, la routine et dans le pire des cas, suscite sans le vouloir un repli sur soi.

Certaines de ces assertions se vérifient par les hésitations de l’État sur le plan politique. La forte personnification de la monarchie exacerbe son autonomisation par rapport aux autres instances, dans un système politique réputé ouvert. Le même constat est observé sur les plans économique (essor des entreprises familiales, de l’économie de rente et de la thésaurisation), éducatif (persistance de la tradition, l’enseignement religieux étant une matière indispensable) et artistique (dominance de l’allégorie dans la littérature et de l’abstrait dans divers domaines de création).

Pour satisfaire les uns et les autres, une communauté hésitante risque de sacrifier le présent contre un pacte de fidélité à l’histoire. Tout le stratagème consiste alors à masquer la sauvegarde d’intérêts égoïstes d’acteurs décalés par rapport au futur. À défaut de trancher, on patauge, on fait du surplace, frôlant le syndrome d’une schizonévrose plurielle. La promotion de toute politique culturelle (c’est-à-dire aussi politique et économique) est tributaire d’un programme qui consacre une entente sociale sur un système culturel de consistance anticipative et progressive[31].

 

 

Conclusion

 

La culture telle qu’évoquée dans cet article, est une arme à double tranchant. Elle peut être un moyen d’asservissement et de servitude, si elle n’est pas détournée pour servir d’une arme d’émancipation et d’épanouissement de l’être individuel et collectif. A l’occasion d’une politique volontaire, elle peut être une arme potentielle pour sortir du sous-développement.

La culture appelée à muter la société, ne serait pas dictée par une minorité aussi éclairée soit-elle. Elle devrait être un choix communautaire objectivé. En soutenant qu’elle puisse favoriser le développement, cela ne signifie pas qu’elle dépende de forces économiques ou politiques qui se chargent de la « manipuler ». Deux directions sont à retenir avec la plus haute attention, l’école et les mass médias. La formation des générations montantes, est partout un objectif stratégique qui doit être soustrait aux ambitions de formations politiques au dépend d’autres. L’éducation est si précieuse – pour ne pas dire dangereuse – qu’elle relève d’une entente nationale. Elle devrait être une garantie de changement et d’évolution dans le sens du progrès, en opérant une rupture nette d’avec le mode de transmission de savoirs jusqu’alors dominants. Dans le domaine de l’enseignement, le Maroc a enregistré en 2000, un grand pas sur la voie de l’institutionnalisation de la réforme de l’éducation à travers une commission nationale[32] ayant élaboré une charte consensuelle. Et, c’est à coups de conciliations justement que la politique publique de l’enseignement a constamment failli à la mission qui est la sienne, celle de transformer la société au lieu de la reproduire avec ses dérapages, ses ratages et ses inégalités.

De son côté, la communication grand public à travers les mass-médias, constitue indubitablement un levier puissant « d’éducation » et de prise de conscience pour une plus grande participation à la gestion de la chose publique. La communication publique comme simple instrument de pouvoir, a lamentablement échoué dans un domaine qui ne constitue pas réellement une priorité pour le pouvoir. Depuis peu, la haute autorité de l’audiovisuelle (HACA) tente de libéraliser le champ, notamment à travers les radios privées, aujourd’hui relativement nombreuses, mais elle a coincé sur la libéralisation des chaînes de télévision jusque là exclusivement publiques. La communication publique peut représenter un vecteur de transmission des valeurs positives, des valeurs tournées vers les futurs et arc-boutées sur les grands principes de la société et de son histoire.

Hélas, il est globalement admis que de tels principes ne sont souvent admis et tolérés que sur le plan purement discursif… Autre champ que l’État s’est vu contraint de réformer, est celui de l’instance religieuse. Depuis le tournant du 11 septembre dans le monde, et les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca[33], le conglomérat religieux marocain a été fortement bouleversé. La monarchie[34], pièce maîtresse du jeu politique, semble réinvestir la tradition sous l’effet combiné d’une conjoncture internationale difficile et une montée fulgurante de l’islamisme en interne. Malgré son ouverture réelle et sa volonté affichée de se moderniser, la monarchie consacre dorénavant un retour, certes mesuré, au passé, par la multiplication de la présence religieuse et l’implication dans une politique de domestication des clercs, renouant tout naturellement avec une vieille tradition de pouvoir.

Le rêve d’enfanter des composants culturels en nombre suffisant pour insuffler un air de changement au sein de la société, semble momentanément figé. L’espoir de transformer une société à consistance patrimoniale, la faire sortir du carcan passéiste, est au mieux reporté sine die.

 

 

 

Références bibliographiques

 

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Waterbury John, Le commandeur des croyants, la monarchie et son élite, PUF, 1975.



[1] Max Weber parle des sciences de la culture à la place des sciences sociales. Et ainsi leurs « caractères originaux » seraient à la fois compréhensifs, historiques, et portant sur la culture ( Aron, 1967, p. 504).

[2] Au sens de « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes » développées par Bourdieu (1972) à propos de l’habitus.

[3] C’est la dimension sémiotique de la culture que défend Clifford Geertz : Believing, with Max Weber, that man is an animal suspended in webs of significance he himself has spun, I take culture to be those webs, and the analysis of it to be therefore not an experimental science in search of law but an interpretative one in search of meaning. It is explication I am after, construing social expression on their surface enigmatical” (Geertz, 1973 ; voir en particulier le chapitre I intitulé “Description: Toward and Interpretive Theory of Culture”).

[4] L’auteur précise que Patterns of culture, de Benedict R., a été traduit « Echantillons de civilisation », et celui de Taylor E. B., Primitive culture, est devenu « La civilisation primitive ».

[5] Il est intéressant de souligner l’apport d’Ibn Khaldun qui a construit sa théorie sociologique autour du concept d’urbanisme ou d’urbanité (’al-Umran).

[6] « Les phénomènes de civilisation, sont par définition des phénomènes sociaux de sociétés données. Mais tous les phénomènes sociaux ne sont pas, au sens étroit du terme, des phénomènes de civilisation. II en est qui sont parfaitement spéciaux à cette société, qui la singularisent, l'isolent », (Mauss, 1930, extrait d’un exposé présenté à la première Semaine internationale de synthèse, Civilisation, Le mot et l'idée, Paris, 1930).

[7] La formule est de Jean Cazeneuve. L’essentiel du débat sur culture et civilisation a été puisé dans son livre Dix grandes notions de sociologie, 1976 (p.31-46).

[8] Une démarche inversée du désenchantement du monde dans l’acception wébérienne. Il ne s’agit pas d’accéder à la modernité par la rationalité, mais de se sentir exclu du monde rationnel qu’on ne maîtrise pas forcément (voir Gauchet, 1985).

[9] Depuis la fin des Mérinides (XIVe et XVe siècles), qui a coïncidé avec la chute de Grenade et le début de la Reconquista, le Maroc est entré dans un processus de repli et d’enfermement qui explique son retard sur les plans technologique et économique.

[10] Le soufisme est à mettre au premier plan de l’analyse, quoique le mouvement dans sa dimension historique n’ait pas été purement négatif. Son démantèlement systématique parfois brutal au début du XXe siècle a ouvert la voie à des courants de pensée maximalistes sous forme d’associations doublées de milices armées ou susceptibles de l’être.

[11] « Développement » est utilisé dans sa perception globale, intégrant les éléments financiers, industriels, politiques, le bien-être, la santé, l’éducation, les loisirs, etc. Une société peut être prospère financièrement et demeurer pour autant sous-développée sur le plan humain, social et culturel.

[12] Enquête nationale publiée par la Direction de la statistique, Rabat 2000. Cette enquête est la seule source viable en attendant la publication intégrale du recensement général de septembre 2004 qui annonce grosso modo, un léger mieux.

[13] L’estimation des seuils cumulés de pauvreté alimentaire et non alimentaire, s’établit en 1999 à 3.922 DH en milieu urbain et 3.037 DH en milieu rural (Direction de la statistique, 2000, p. 94).

[14] Chiffre alarmant à l’époque, à cause notamment du début d’application du programme d’ajustement structurel.

[15] Le Haut commissariat au plan (HCP) a publié en mai 2009 les résultats d’une enquête de 2007 sur la classe moyenne. Il ressort de celle-ci que 53 % constitue la classe moyenne, contre 34 % pour la classe modeste et 13 % pour la classe aisée (voir http://www.hcp.ma/pubData/News/Intervention.FR.6.05.09.pdf).

[16] Deux fondations d’action sociale présidées par le roi Mohammed VI mobilisent d’importants fonds pour atténuer les effets néfastes de la pauvreté, de la marginalisation et de l’exclusion, tant au Maroc qu’à l’étranger ; Fondation Mohammed V pour la solidarité et Fondation Hassan II pour le développement économique et social.

[17]– Comme le laisse croire le débat houleux sur le code du statut de la famille, avec les deux manifestations de Rabat et de Casablanca, une réforme entamée en 1999 et adoptée 2004.

[18] Le malaise dont il est question est plus complexe que celui décrit par Freud. Et, hormis la question amazighe souffrant de domination, c’est un malaise composé qui condense celui déjà éprouvé par l’Occident et lui adjoint une frustration supplémentaire et spécifique au Maghreb et au monde arabe d’être tenus à l’écart des progrès humains aux XVIIIe et XIXe siècles !

[19] Par opposition aux rihla d’autres pays comme la Tunisie, qui avaient un regard différent, voir notamment Chater, 1998 ; voir également Roussillon, 1997).

[20] L’approche psychanalytique de la culture demeure fragmentaire, bien que son angle d’attaque soit considéré comme étroit et pénétrant. « Seule une refonte radicale de la théorie même des pulsions permettra de passer d’une vue fragmentaire, latérale et simplement analogique des phénomènes de culture, à une vision elle-même systématique de la culture. C’est en effet, avec la pulsion de mort et la réinterprétation de la libido comme Eros, face à la mort, que le problème de la culture sera élaboré, comme problème unitaire » (Ricœur, 2001, p.168-169).

[21] « … c’est par la modification sociale que le processus de modernisation, ouvert au moment de l’intrusion coloniale, affecte indirectement l’action politique et ses organisations » (Balandier, 1967, p.196).

[22] Une association islamiste non reconnue, dérange par sa virulence ; al adl wal ihassane (justice et bienfaisance). L’intérêt de la monarchie pour le volet social est en partie justifié par la nécessité de contrecarrer toute immixtion incongrue dans la sphère religieuse, réputée dépendre en système politique marocain, du domaine de la monarchie.

[23] « Le surmoi de l’enfant ne se forme […] pas à l’image des parents, mais bien à l’image du surmoi de ceux-ci ; il s’emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations », (Freud, 1984, p.94).

[24] Exception faite du renouveau du cinéma marocain et d’un mouvement qui parcourt la jeunesse urbaine s’exprimant à travers des modèles revisités du Rap, hip-hop, R&B, Métal, Hard-rock, etc. Certains y voient un mouvement culturel si prégnant qu’il porte le nom de Nayda (littéralement « debout », par opposition à Qaeda, « assise ») qu’ils rapprochent de la Movida espagnole.

[25] Comme à l’occasion de la sortie du film Marock de Leila Marrakchi, de Une minute de soleil en moins de Nabil Ayouch, une pièce de théâtre ou un recueil de poèmes (menaces contre la poétesse Hakima Chaoui). Pour plus de détails, voir Chaarani, 2004, p.310 sqq.

 

[26] Ce discours sur la lutte des classes, le prolétariat, les conditions de vie de la paysannerie, etc., trouve sa consécration notamment dans le BESM (Bulletin économique et social du Maroc).

[27] Dans le sens hégémonique Gramscien.

[28] Des exemples significatifs parmi d’autres : les bourgeois/nantis qu’illustrent les caricaturistes avec des bedonnes, sont qualifiés de « ventres (gonflés) de prohibition » (krouch le-hram), l’argent est perçu comme un instrument de Satan et donc voué à la géhenne comme ceux qui en ont fait mauvais usage (Abou Lahab dans la tradition coranique). La richesse est donc « saleté de l’ici-bas » (oussekh dounia). Une maxime résume cette idée : Allah yaqtoulna ma’a l-fokara – « Puisse Dieu prendre notre âme parmi les humbles ». Comme si l’enfer était réservé aux riches et le paradis aux humbles. Le paradis serait alors aux bons musulmans, pauvres et miséreux et l’enfer aux autres, riches musulmans et occidentaux opulents, chrétiens, juifs et païens !

[29] – On est ici loin de la théorie de la segmentarité développée par Evans Pritchard pour décrire l’organisation sociale chez le peuple soudanais (Les Nuer, 1994), reprise par Ernest Gellner (Arabs and Berbers, 1973) qui contourne la théorie du leff mise au goût par Robert Montagne (Les Berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc, 1930) et reprise enfin par John Waterbury (Le commandeur des croyants, la monarchie et son élite, 1975).

[30] Cela crée un état dépressif qui peut prendre des formes de violence extrême. « La pulsion qui perturbe ainsi la relation de l’homme à l’homme et requiert que la société se dresse en implacable justicière, c’est, on l’a reconnu, la pulsion de mort, identifiée ici à l’hostilité primordiale de l’homme à l’égard de l’homme », (Ricœur, 2001, p.321). L’explosion des kamikazes du 16 mai 2003 à Casablanca, peut valablement intégrer cette grille de lecture…

[31] La charte de l’éducation et de la formation, élaborée par une commission nationale, se trouve anéantie par les programmes scolaires qui font la part belle à la mythologie, la discrimination ou l’archaïsme, malgré des efforts de révision. De même, les efforts d’associations actives dans les relations du genre, n’auront pas d’impact tant que l’idéologie de la tradition d’inspiration religieuse continue de placer le mâle, invariablement, dans une position dominante.

[32] Il s’agit de la COSEF (Commission spéciale éducation-formation), réunie en 1999 à l’instigation du roi défunt Hassan II et présidé par un de ses conseillers. Elle regroupait des chercheurs, des praticiens, des militants représentant les partis et la société civile, y compris des islamistes représentant des associations et le corps des oulémas. Elle a rendu sa copie en 2000 dans une ambiance de rupture et d’enthousiasme. Aujourd’hui, on se rend à l’évidence ; sa mise à exécution par différents ministres a été un échec patent.

[33] Il s’agit des attentats kamikazes ayant ciblé quatre lieux symboliques à Casablanca la nuit du 16 mai 2003. Jamais revendiqués, ils seraient signés par la mouvance de la salafia jihadia un groupuscule sans réelles attaches sociales. Ces attentats ont changé la donne par la portée symbolique de leur exécution (le choix du kamikaze) et le nombre élevé des victimes (43). Depuis, un mouvement de fond traverse le champ religieux dans sa globalité, et interpelle la monarchie, garante de la foi et de la liberté des cultes.

[34] Article 19 de la constitution : « Le Roi, Amir Al Mouminine (commandeur des croyants), Représentant Suprême de la Nation, Symbole de son unité, Garant de la pérennité et de la continuité de l'État, veille au respect de l'Islam et de la Constitution. Il est le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit l'indépendance de la Nation et l'intégrité territoriale du Royaume dans ses frontières authentiques ».