Résumé :

 

Sans retour nostalgique au passé, mais dans une construction identitaire d’un futur convivial, l’humanité est confrontée aujourd’hui à des choix fondamentaux : se transformer ou disparaître. La mondialisation l’oriente vers une homogénéisation des pratiques alimentaires centrées sur des aliments gras et sucrés, avec des apports carnés dominants… principales sources de maladies cardiovasculaires. Par ailleurs, les cultures locales tendent à céder du terrain, ce qui provoque une transformation des comportements et des corps. En tant qu’île, la Crête a été longtemps à l’abri de ce processus, mais nous avons pu constater une détérioration rapide des habitudes alimentaires et une progression de l’obésité. Alors que chacun cherche à copier la diète méditerranéenne en général et Crétoise en particulier, ce régime miracle est de moins en moins respecté sur l’île qui l’a vu naître. Grâce à une enquête qualitative, nous avons pu mesurer l’étendue de la détérioration sanitaire et sociale du territoire. Le retour au local, sans enfermement, serait-il la solution ?

 

Mots clés : Méditerranée, Crête, régime alimentaire, territoire, retour au local

  

 

Sur l’île de Crête, le régime miracle prend l’eau

 

 

« Imite la grandeur de la terre qui t’a vu naître »

(Olavo Bilac, poète brésilien 1865-1918)

 

 

Durant le siècle dernier, de nombreuses études scientifiques ont mis en évidence la réussite du régime crétois. Plus particulièrement, les années 1950 ont permis à la médecine de s’interroger sur la progression du nombre d’accidents cardiaques et sur son lien possible avec les évolutions de l’alimentation découlant de l’industrialisation de l’agriculture. En 1957, des spécialistes de l’alimentation comme le Dr Renaud ont cherché à savoir si certains régimes alimentaires pouvaient jouer un rôle protecteur pour la santé.

Depuis, on est allé jusqu’à parler de miracle crétois, car les habitudes alimentaires locales sont riches en anti-oxydants. Celui qui se nourrit ainsi a plus de chances de protéger ses artères, de ralentir le vieillissement de son corps et même, selon des études récentes, de conserver plus longtemps ses facultés cognitives et de diminuer les risques de déclenchement de la maladie d'Alzheimer.

Scientifiquement prouvées, ces particularités alimentaires crétoises qui trouvent leur origine dans la culture minoenne, sont depuis exportées. Tous ceux qui se soucient de leur santé veulent s'alimenter selon ce régime et certains alléchés par la notoriété du régime Crétois, parlent plus globalement d’alimentation méditerranéenne pour diffuser leurs productions agricoles sur le marché. Mais que deviennent sur l’île ces pratiques traditionnelles que chacun cherche à copier ?

 

 

Au carrefour de la Mare Nostrum, entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique, la Crète est la plus grande des îles grecques. Située dans le sud-est de la mer Méditerranée, c’est une île de 260 km de long sur 60 km au point le plus large, plutôt montagneuse avec trois massifs dont l’altitude dépasse les 2 000 mètres.

C’est aussi le territoire le plus méridional de l’Europe, pratiquement à la latitude de l’Afrique du Nord, dont l'Histoire remonte à 6 000 av. J.-C. La période la mieux connue est l'Âge de Bronze (2600-1100 av. J.-C), la période de la Civilisation Minoenne. Pendant cette période, les Crétois ont colonisé des Îles des Cyclades et ont érigé les palais de Knossos, Festos et Zakros. Sur leurs bateaux, les habitants pêchaient et faisaient du commerce tout autour de la Méditerranée (Braudel, 1998). Troc, don, contre don, les échanges économiques ont peu à peu remplacé les pillages et les guerres. Ces relations avec les divers pays méditerranéens ont donné naissance en Crête à ce que l'on considère comme la première civilisation de haut niveau en Europe dont les occupants mycéniens, doriens, grecs puis romains tour à tour s’inspirèrent. Les Grecs considèrent l’île comme source principale des légendes, des mythes et même des Lois à en croire Platon. A chaque fois et même sous Byzance, la population des campagnes crétoises a su conserver son régime à base de légumes et fruits frais, d'huile d'olive et de vin. Elle a ensuite survécu, réfugiée dans les parties montagneuses de l’île, aux occupations successives des Arabes (de 824 à 961), des Vénitiens (de 1204 à 1669) des Turcs (1669 à 1898) et enfin des Allemands. Les Crétois ont été obligés de se battre pour leur survie et leur liberté pendant plus de 2 000 ans, en conservant leurs habitudes et leur culture plus facilement que d’autres. Cet héritage constitue un terreau culturel de résistance, tout en facilitant l’ouverture et la convivialité. Cet art de vivre se retrouve dans les qualités du peuple crétois. Les anciens continuent souvent à vivre dans la ruralité, dans leurs villages d’origine, profitant des ressources offertes par leur environnement et de leur élevage familial. Cela reste vrai surtout dans les plateaux, loin des régions côtières fortement urbanisées. Cet art de vivre axé sur la raison ou phronésis d’Aristote constitue une des composantes sociologique et culturelle du régime crétois. Mais pour combien de temps encore ?

 

 

Le miracle crÉtois : alimentation et culture

 

Les preuves de l’existence de ce régime miracle réputé depuis l’antiquité se situent dans les vestiges des habitations, notamment des jarres où étaient stockés grains, huile, légumes secs, miel et vin. Selon les experts, l’alimentation d’un Minoen se composait d'abord de lait de brebis ou de chèvre, de légumes et de fruits frais, d’herbes et de plantes sauvages, de poisson et de peu de viande, d'escargots, le tout assaisonné à l'huile d'olive. Ce régime, riche en glucides lents, en fibres et en acides gras mono insaturés, est aussi pauvre en acides gras grâce à l’huile d’olive. Il y a des millénaires, les Crétois considéraient ce liquide doré comme essence de vie, car il donnait de la force et permettait de résister aux maladies au point qu’ils en faisaient des offrandes aux dieux pour s’attirer leur bienveillance. L’huile miracle était de tous les événements : on en oignait les nouveaux nés, les jeunes mariés, les prêtres et les rois.

Si l’île était déjà réputée du temps de Minos pour son savoir vivre et son alimentation équilibrée comme en attestent de nombreuses fresques où l’on peut apprécier la sveltesse des personnages, elle est revenue sous les feux de l’actualité dans la deuxième moitié du XXe siècle. Les pays anglo-saxons ont constaté, en effet, être plus sévèrement touchés par les maladies cardiovasculaires que les habitants des pays s'alimentant selon le régime alimentaire dit des Crétois, avec des repas riches en fibres, en vitamines et minéraux, en incluant des corps gras, riches en acide gras mono insaturés. Ces pratiques alimentaires s’accompagnent d’activités physiques (les anciens marchaient 13 km par jour) et d’un cadre de vie insulaire dépourvu de stress et de peurs.

Une étude comparative, dans 7 pays différents (dont la Grèce), est menée depuis les années 1960 (Ancel Keys, 1970). En Crête, 700 hommes ont été placés sous surveillance médicale, avec des contrôles réguliers de leur état de santé. Jusqu'à présent, ce groupe détient les taux les plus bas de mortalité liée aux cancers et aux crises cardiaques. Cette étude a montré que les crétois étaient le peuple qui vivait le plus longtemps et en meilleure santé grâce à son alimentation qui permet aussi de prévenir l’apparition de plusieurs maladies chroniques de plus en plus répandues dans notre monde moderne. En 1991, quand le Conseil de la santé de l'université de Crête fit son étude annuelle du groupe, 50 % était encore en vie, alors qu’en Finlande par contre, personne n’avait survécu ! Cette île méditerranéenne détient le taux de mortalité le plus bas, quelle que soit la cause de décès retenue. L'alimentation idéale est composée, selon des études récentes, de l'alliance de ces produits alimentaires de base de la culture minoenne qui contribueraient à la meilleure protection des vaisseaux.

Par contre, c'est directement l'alimentation née de l’agriculture moderne qui est en cause, privilégiant les graisses et le sucre, facteur multiplicateur des risques d'infarctus du myocarde et d'angines de poitrine, ou encore de thromboses vasculaires cérébrales qui s'expliquent par des insuffisances coronariennes. Ces maladies sont dues au « mauvais » cholestérol qui encrasse les parois artérielles et tend à les boucher.

Alors, ce régime méditerranéen est considéré, aujourd'hui, comme un modèle de santé pour la prévention des maladies cardiovasculaires et de certaines maladies digestives. Il aurait aussi une action contre les cancers ; en bref, il augmenterait la longévité. Plusieurs expériences pluridisciplinaires mettent en avant, avec assez peu de divergences, son rôle bénéfique pour la santé.

Au-delà de l’approche nutritionnelle, le miracle crétois, est aussi et peut-être même surtout, un art de vivre. C’est-à-dire la construction d’un vivre ensemble où la convivialité devance toujours la productivité (Illich, 1973).

C’est dans ce creuset culturel que s’exerce le régime nutritionnel crétois et plus largement méditerranéen. D’ailleurs, Alain, bijoutier, Président de l’association de la francophonie en Crête en est le témoin[1] :

 

« C’est cet art de vivre qui fait le régime crétois. La gentillesse, la reconnaissance mutuelle, sont autant de qualité qui font l’identité de la culture crétoise. D’ailleurs, si le régime crétois n’était qu’une histoire d’huile d’olive, je m’en ferai des bains tous les matins. Mais c’est bien plus que ça, le miracle crétois c'est un art de vivre si identitaire de notre Méditerranée en perdition ».

 

Les sociétés humaines doivent-elles choisir entre une qualité de vie se traduisant par une meilleure longévité et un développement économique exigeant une productivité optimale et une progression du stress ?

Quoiqu’il en soit, arrivées à un certain niveau de développement, ces sociétés productivistes rencontrent des effets de seuil qui se traduisent par des phénomènes de contre productivité. Alors la sagesse nous inviterait-elle à la lenteur (Sansot, 1998) ?

 

 

Aujourd’hui, quelle est la situation ?

 

Même si l’espérance de vie de ses habitants reste encore élevée[2], le miracle crétois est désormais en danger sur son île. Sous l’effet de l’urbanisation croissante et du tourisme de masse, la Crête est en train de se transformer.

Les phénomènes de mondialisation en cours accélèrent le processus de modification de la société et donc de la culture crétoise. L’évolution du taux d’obésité est un indicateur privilégié pour observer cette révolution culturelle. Aujourd’hui, le nombre d’obèses est en progression constante. Le régime méditerranéen ne fait plus le poids…

Les pays européens qui bordent la Méditerranée, comme la Grèce, l’Italie, le Portugal, l’Espagne, ou encore des îles comme la Crète, Chypre, Malte ou la Sicile, enregistrent les plus forts taux d’obésité et de surpoids infantile en Europe : 30 % des enfants de 7 à 11 ans ont un poids excessif, selon les dernières statistiques de l’International Obesity Task Force (IOTF), le groupe de travail international sur l’obésité. En Crête, 35 % des adolescents sont en surpoids ou obèses (10 %). Par comparaison, l’IOTF rappelle qu’à 15 ans, 14 % des adolescents américains sont obèses. L’écart entre l’Europe, la Méditerranée et les Etats-Unis se rétrécit dangereusement, souligne l’IOTF.

En conséquence, si le sud de l’Europe est aujourd’hui davantage touché par l’obésité infantile que l’Europe du nord, c’est que le traditionnel régime méditerranée, tant vanté par les nutritionnistes, cède du terrain face aux denrées de l’industrie agroalimentaire, plus riches en graisse, plus sucrées et plus salées.

Dans le même temps, l’urbanisation et le mode de vie occidental modifient les pratiques héritées de la culture minoenne et plus largement méditerranéenne. Les activités physiques régulières reculent et un mode de vie plus sédentaire et plus stressé s’impose. La raison recule face à la rationalité, au tourisme de masse et à la recherche d’une meilleure productivité.

 

 

Comment expliquer cette rÉalitÉ ?

 

Il suffit de se rendre en Crête pour constater que cette île est devenue une destination privilégiée du tourisme de masse. Si l’on a une vision seulement tournée vers la croissance économique, on peut percevoir cela comme une chance. Or, cette manne touristique a entraîné une transformation brutale de la société crétoise. Jusque dans les années 1970, il y avait des visiteurs mais ils étaient intégrés à la population et leur petit nombre ne remettait pas en cause les fragiles équilibres sociaux et écologiques. Le grand basculement vers le tourisme de masse va s’opérer dans ces années-là. Cela va représenter une véritable révolution écologique et sociale. En effet, la côte Nord va être largement bétonnée pour accueillir le flot touristique se transformant ainsi en espace à bronzer tout en folklorisant la culture locale[3]. Au début des années 2000, on comptait sur le territoire crétois en moyenne, 2 à 2.5 millions de touristes par an. Il est à noter cependant que ces chiffres semblent aujourd’hui se tasser à cause de la concurrence des destinations les plus proches dont les tarifs restent inférieurs : Turquie ou Tunisie. Est-ce que pour autant, les touristes vont s’enrichir de la culture crétoise ? D’ailleurs, dès le début du XXe siècle, Alexandra David Neel affirmait « Celui qui amène ses manies, ses habitude et ses obsessions, ne voyage pas mais se déplace ».

Ainsi de nombreuses agences de déplacement (et non de voyage) ont fait de la Crête un de leur meilleur « produit ». Le climat et l’histoire du territoire étant à la fois ses meilleurs et/ou ses plus pervers atouts. Quant au régime crétois, il est perçu comme un produit touristique, comme tout le reste : il est devenu marchandise.

Sofia (restauratrice sur la côte Nord) va dans ce sens lorsqu’elle affirme :

 

« Le régime crétois ? Il est devenu une attraction touristique, mais il n’est plus une réalité culturelle… !»

 

La recherche de productivité optimum est un phénomène largement en marche dans la plupart des territoires de la planète. Longtemps protégée, la Crête n’est plus à l’écart de cette influence. L’île est une vaste oliveraie accompagnée de quelques parcelles de vignes. La grande majorité des terres est en culture et les structures d’irrigation sont performantes. Mais cette intensification de la productivité agricole s’est traduite par une dépendance aux importations d’intrants et une forte spécialisation en produits d’exportation (huile d’olive, légumes primeurs…). Une ville comme Iérapétra située sur la côte Sud-Est s’est transformée en véritable capitale du concombre, de la tomate ou encore de l’aubergine cultivés sous serre. Une véritable mer de plastique côtoie jusque sur les plages la Mare Nostrum. La productivité optimum est ici le seul objectif. Ensuite, une noria de camions se charge de ventiler les productions de primeurs vers le continent et les pays du Nord de l’Europe. Nous sommes ici face aux mêmes mécanismes que ceux qui sont à l’œuvre dans le sud de l’Espagne, à El Ejido[4] par exemple. Il s’agit de faire reculer les cultures vivrières et d’intégrer les pratiques productives dans l’exploitation des cultures d’exportations.

Cette intégration dans la division internationale du travail accélère les interdépendances et fait reculer les autonomies locales. Ainsi tous les territoires dépendent des autres et les échanges internationaux s’accélèrent tout en maintenant de l’activité économique et donc une croissance fictive. Car au bout du compte, tout le monde consomme des produits divers certes, mais de qualité médiocre. Norias de bateaux, pollution visuelle et chimique, dépendance économique et culturelle, stratégies de court terme et dégradation des sols… : voilà les conséquences de l’illusion de la marchandisation du monde. Nous pouvons constater que ces phénomènes ne sont pas en œuvre uniquement en Crête mais concernent l’ensemble des territoires de la planète.

 

 

L’identitÉ locale s’efface au profit de la culture mondialisÉe

 

Comme dans tous les territoires soumis à une forte pression touristique et à une attraction symbolique par médias interposés, les pratiques sociales ont tendance à se transformer. Les populations locales intègrent progressivement que leur culture d’origine a fait son temps. Par ailleurs, la culture occidentale est présentée comme porteuse de modernité. Il y a donc un abandon progressif des pratiques alimentaires, des mœurs traditionnelles pour l’assimilation des comportements importés (individualisme, indifférence à l’autre, fast food, musique anglo-saxonne…). Christina nous en donne une illustration :

 

« Maintenant, les enfants ne mangent que des cochonneries. Ils sont installés dans leur confort et ne veulent pas en sortir. Faire des efforts, marcher pendant 13 km chaque jour comme les anciens, ce n’est plus de leur monde. Le régime crétois fait partie de l’ancienne époque, les jeunes ne veulent plus en entendre parler. Ils préfèrent manger rapidement, des produits importés le plus souvent. Du coup, le taux d’obésité des enfants grecs est le plus élevé d’Europe. Les modes de vie ont changé, et les corpulences ont évolué. Il faut dire qu’ils boivent des sodas… ils ne savent plus boire de l’eau… Ils ont perdu cet art de vivre qui était le nôtre. La consommation de vin recule, même l’huile d’olive ne fait plus l’unanimité comme avant… Pour les parents, c’est encore une réalité, pour ceux qui sont restés dans la ruralité mais pour les autres… On a l’impression que notre art de vivre méditerranéen va s’éteindre avec eux… ».

 

En un mot, la culture méditerranéenne recule face à l’occidentalisation du monde. Ce phénomène en cours est accéléré par l’urbanisation de la population (61 % de la population est urbaine en 2003[5]). Alors bien sûr, le côté insulaire et la richesse de la culture crétoise sont autant de protections qui minimisent jusqu’à présent ces phénomènes mais la tendance est malgré tout bien amorcée. Vassilis nous le confirme :

 

« Le régime crétois, ça n’existe plus. La dernière fois, j’ai fait des légumes secs avec ma famille. Mes enfants n’en ont pas voulu. Seuls mes parents et nous les adultes en avons mangé ».

 

Aujourd’hui, la meilleure illustration de cette transformation est la multiplication des fast food ou quick pita. Ces points de vente proposent une nourriture basée sur les aliments traditionnels de la Méditerranée (tomate, concombre, agneau ou porc grillé…) le tout enroulé dans une galette riche en graisse. Cette pita giros rapidement absorbée et vendue à petit prix (2 euros) est le résultat d’un syncrétisme entre tradition et occidentalisation et la concrétisation de la dégradation de la culture culinaire locale.

 

  

Vers la relocalisation des pratiques productives et culturelles ?

 

Face à ce constat de recul des valeurs et de perte d’autonomie de la population crétoise, la relocalisation des pratiques productives se présente comme un amortisseur de crise identitaire. Ce retour au local ne doit pas être perçu comme un enfermement, bien sûr, mais comme un enracinement dans sa culture pour mieux s’ouvrir à l’autre (Torga, 1986) : « C’est parce que je suis sûr de ce que je suis que je peux percevoir l’autre comme un enrichissement et non comme une agression ». La recherche identitaire et la valorisation de sa culture sont donc primordiales dans les territoires confrontés au tourisme de masse et à la marchandisation des activités sociales.

Quoiqu’il en soit, dans la ruralité crétoise la population a reproduit, de manière naturelle, le mode de vie inspiré de la tradition. Sans s’éloigner de la raison, les crétois ont cherché à répondre à leurs besoins de base. Ils continuent à pratiquer l’autoproduction et ont conservé leurs pratiques de cueilleurs (plantes, salades sauvages, escargots…). Il s’agit là d’une forme de simplicité volontaire tournée vers l’autosuffisance alimentaire et la satisfaction des besoins primaires. Depuis des millénaires, les anciens avaient su trouver en eux ou autour d’eux les solutions à leurs propres nécessités. Bien sûr, les solidarités s’exprimaient pleinement et donnaient sens au collectif. Par exemple, avec les saisons, les familles se déplaçaient des zones côtières (en hiver) aux plateaux montagneux en périodes chaudes. Tout le monde, quel que soit l’âge, était invité à ce transfert saisonnier, suivaient les animaux d’élevage pour la consommation familiale.

Aujourd’hui encore, dans la ruralité crétoise, les anciens sont intégrés à leur territoire et poursuivent une vie inspirée par le mode de vie traditionnel. Le plateau de Lassithi au Centre-Est de l’île (800 m d’altitude) en est une belle expression. Il s’agit d’un territoire rural à l’écart de la frénésie touristique du littoral. Là comme dans toute la réalité rurale de la Crête, les anciens sont intégrés à leur territoire. Si on perçoit le degré de civilisation des sociétés en fonction de la qualité de l’attention accordée aux anciens, alors la société crétoise est singulière. En effet, les personnes âgées y trouvent une place et sont reconnues comme porteuses de valeurs, de savoirs et savoir-faire dignes d’intérêt. Alain, bijoutier et Président de l’association de la francophonie en Crête est un observateur privilégié depuis plus de 10 ans de la réalité locale :

 

« Le régime crétois n’est pas qu’alimentaire, il est culturel. Les gens vivent vieux car en Crête on connaît une absence de stress, de peur. Ici, les clés restent sur les portes des maisons et des voitures. Les sociétés occidentales ont bâti leur pouvoir sur la peur. Ici, on peut sortir le soir sans aucun problème. Une fois âgé, chacun peut trouver une existence en famille. Les vieux ne sont pas rejetés dans des maisons de retraite. Ils sont intégrés, si un fils laisse ses parents aller dans une maison de retraite, c’est un fils indigne ».

 

Même un économiste classique comme, Adam Smith[6] affirmait déjà « Le besoin d’être regardé est même à l’origine de tous les autres besoins ».

Il parait illusoire de juger négativement la dépendance de l’individu au regard d’autrui, il faut au contraire la percevoir comme naturelle. L’homme devient alors, en quelque sorte, le juge immédiat du genre humain. La régulation sociale émet ainsi un contrôle immédiat sur les comportements de chacun. Smith va plus loin en avançant l’idée que chacun doit se construire « en spectateur impartial et bien informé » de lui-même. Cette reconnaissance sans cesse imposée participe de la dynamique individuelle et nous pousse vers un incontrôlable désir de l’acceptation collective. La vie vaut encore le coup d’être vécue si j’existe aux yeux de mes contemporains.

Par ailleurs, les philosophes de la reconnaissance comme Friedrich Hegel ont montré tout l’intérêt d’être reconnu par ses pairs. Ce qui différencie l’animal de l’homme, c’est que le premier n’obéit qu’à son instinct de conservation, alors que le second, en plus de ce désir biologique de la vie, aspire à la reconnaissance de sa valeur par autrui. L’homme pourrait alors aller jusqu’à la mort pour obtenir l’assentiment général. Hegel considère que la lutte pour la reconnaissance, « lutte à mort de pur prestige », est à l’origine des progrès de la moralité.

Dans ce contexte de reconnaissance sociale, les anciens crétois peuvent envisager une vieillesse sereine. Ils continuent à tourner le dos au paradigme dominant de l’homo economicus et réinventent chaque jour les usages et pratiques sociales de l’homo situs (Zaoual, 2005) ; c’est-à-dire un homme en situation intégrée dans son territoire de vie qui trouve, en lui ou autour de lui, les réponses à ses besoins de base. Le groupe est ici réhabilité. Seule cette organisation productive et sociale peut se qualifier de durable. Alors, comme Bruno Latour, nous pouvons affirmer que :

 

« Nous n’avons jamais été modernes… plus personne aujourd'hui ne prononce le mot de « modernisation » sans interrogation, remords, scrupules. On se demande ce que l'on va perdre avant de saisir ce que l'on va gagner. J'ai entendu des agriculteurs qui appelaient « agriculture moderne » celle de leurs parents, et désignaient ainsi une forme dépassée, démodée de productivisme… » (Latour, 1996).

 

Sans retour nostalgique au passé, mais dans une construction identitaire d’un futur durable, l’humanité est confrontée aujourd’hui à des choix fondamentaux.

Si, comme l’affirme Jean-Yves Nau dans Le Monde du 25 mai 2005, on peut manger méditerranéen bien au-delà des rives de la Méditerranée, il convient de ne pas oublier qu’il faut aussi en accepter les caractéristiques culturelles : exercice physique, pas de stress, éloge de la lenteur, favoriser la convivialité au détriment de la productivité… D’ailleurs, et si la modernité n’avait été qu’illusion puisqu’elle n’a pas su trier parmi les possibles et conserver ce qu’il y avait de durable dans les pratiques des peuples méditerranéens… ? Si demain la crise écologique nous impose des restrictions et de nouvelles formes d’organisations productives et sociales, nul doute que nous aurons à revisiter les pratiques des anciens ou des sociétés traditionnelles (Rabourdin, 2005). Si la recherche de durabilité s’impose comme l’objectif à atteindre des sociétés postmodernes, alors le mode de vie méditerranéen devra être réhabilité. Cependant, que restera-t-il des savoir-faire traditionnels dans des sociétés qui tournent le dos à l’histoire pour mieux intégrer le modèle occidental perçu comme universel ? Or, la société contemporaine a du mal à trouver sa voie hors de la marchandisation des activités sociales et se nourrit peu des disparités culturelles. Elle est soumise à une forme de colonisation des imaginaires qui laisse peu de place aux cultures locales en général et à l’identité méditerranéenne en particulier. Et pourtant, les travaux de Fernand Braudel ont montré combien cet espace était au centre des civilisations antiques. Renoncer à cela n’est-ce pas tourner le dos à ce qui a pétri l’humanité au fil des siècles ?

 

Encadré – Le régime santé

Le docteur Serge Renaud a contribué à faire évoluer les mentalités du corps médical sur la nutrition grâce à ses travaux menés en Amérique du Nord puis à l'INSERM. Il est devenu un habitué des colloques sur les relations entre le vin et la santé, depuis qu'il a déclenché une augmentation de la consommation de vin aux Etats-Unis en expliquant à la télévision étasunienne ce que l'on a appelé par la suite le French Paradox.

La France, dont la consommation de graisses est élevée, est le pays où l'on meurt le moins de problèmes cardiovasculaires. Le Dr Renaud a mis en évidence en 1992, une relation entre la consommation modérée et régulière de vin et la diminution du risque de maladies coronariennes. Depuis, il est allé plus loin dans sa recherche et a montré l'importance du facteur « nutrition » dans la prévention des rechutes : une baisse de 70 à 80 % (!) des événements cardiovasculaires en suivant le régime crétois comparé au régime « prudent » habituellement prescrit aux personnes ayant eu des accidents cardiaques. Typiquement méditerranéen, ce régime inclut donc une consommation quotidienne modérée de vin. Il comporte davantage de pain, de céréales et de poisson, moins de viandes (bœuf, porc ou mouton) qui seront remplacées par de la volaille, pas de beurre ou de crème auxquelles se substituera une margarine à base de colza. Un impératif enfin, pas de jour sans fruit. Deux mois après le début de ce régime, on observe déjà une action sensible par rapport au risque de récidive.

Ses travaux ont certes été publiés dans les plus grandes revues scientifiques, mais il vient de les rendre abordables au plus grand nombre. « Le régime santé » paru aux Editions Odile Jacob (Paris V) en 1995, retrace l'histoire de ses découvertes et de sa vie de chercheur.

Cette véritable contribution à la médecine moderne, s'appuie sur une diète qui concilie cuisine de gourmet, bien-être, santé et une consommation modérée de vin à chaque repas. Il paraît difficile de pouvoir allier plus étroitement plaisir et santé !

 

 

 

Références bibliographiques

 

Braudel Fernand, Mémoires de la Méditerranée. Ed. De Fallois. 1998

Keys Ancel, Coronrary heart disease in seven countries. Ed. circulations 41 (suppl. 1). 1970.

Illich Ivan, La convivialité. Ed. Seuil. 1973

Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur. Ed. Payot. 1998

Llena Claude, « Tozeur ravagée par le tourisme », Le Monde Diplomatique, juillet 2004.

Commission internationale d’enquête, El Ejido, terre de non droit. Ed. Forum civique européen. 2000. 120 p.

Torga Miguel, L’Universel c’est le local moins les murs. Ed. William Blake and Co. 1986

Smith Adam, La théorie des sentiments moraux, Editions d’aujourd’hui, 1982.

Zaoual H. in, Socioéconomie de la proximité. Du global au local. Ed. L’Harmattan. 2005. 190 pp

Latour B. « La modernité est terminée » Le Monde du 28 août 1996 ou Internet : http://www.ensmp.fr/~latour/presse/presse_art/002.html

Rabourdin S., Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes. Ed. Delachaux et Niestlé. 2005. 224 p.



[1] Nous avons réalisé une enquête qualitative autour de 12 entretiens semi-directifs auprès de crétois et crétoises qui se sont montrés très concernés par la question de l’alimentation.

[3] Un phénomène identique a pu être observé dans la palmeraie de Tozeur dans le sud tunisien (lire Llena, 2004).

[4] Lire le rapport de la Commission internationale d’enquête sur les émeutes racistes de février 2000 en Andalousie intitulé : El Ejido, terre de non droit (2000).

[5] Voir le site Internet : http://www.abm.fr/fiche/crete1.html

[6] Même s’il est plus connu pour ses travaux d’économiste, Adam Smith était avant tout professeur de morale. Il considérait que La théorie des sentiments moraux qu’il publia en 1759 était un ouvrage plus important que la fameuse Richesse des Nations.