Esprit critique > Hiver 2006






















 



Les déracinés

Contribution à une reconnaissance
de la littérature dans le domaine scientifique

 

Emmanuel Sabatie

 

Doctorant en sociologie à l’université de Perpignan, a reçu
en 2003 le prix Gaston Baissette de la Nouvelle
à l’occasion des 61èmes Jeux littéraires méditerranéens pour son texte
« Sursis au soleil » – premier extrait de son recueil Histoires
de cercle
(ed. Marée d’encre, 2004).

Suivi de :

Défense critique de la contribution
à une reconnaissance de la littérature dans le domaine scientifique,
d’Emmanuel Sabatie

 

Par Yves Gilbert

 

Maître de conférence en sociologie à l’université de Perpignan et
membre du comité scientifique de la
revue Esprit critique.

 

 

1 – L’art n’est pas la science

 

La science ne considère que ce qui est de
l’ordre de l’homogène, de la logique, ou du répétable. Le
savant remarque un fait naturel ou contre-nature, un événement
physiologique ou pathologique, une normalité ou une anomalie sociale, et
exerce ainsi son regard sur le vivant, décelant là où il est ignorance,
une vérité en cours de détermination.

 

Fontenais de Florence
constate, par exemple, que l’eau dans les puits monte toujours à la
même hauteur. Ceci est une observation scientifique, car repérant ce qui
est dans le réel, source momentanée d’ignorance. L’hypothèse
vient après les faits, constituant l’idée de départ d’une
théorie.

 

Galilée fait à son tour la supposition que
l’eau pèse et il le démontre en le formulant dans un langage
mathématique, soit, la densité de l’eau que multiplie la hauteur de
l’eau est égale à la densité du liquide que multiplie la hauteur du
liquide contenu dans le tube. L’expérience vérifie donc la théorie
pour rendre compte d’une efficacité possible du langage
mathématique sur le réel.

 

Si la science est en effet théorique, elle ressent
aussi un besoin d’agir pragmatiquement sur une donnée vivante.
L’expérience de Pascal à la Tour St Jacques à Paris et aux puits de
Dôme, confirme la théorie de Galilée, et contient déjà en germe, les
expériences et les découvertes futures sur l’adaptabilité de
l’homme et des machines dans les airs et dans l’espace.

 

La conquête rationnelle de
l’espace et des airs est une conquête qui commence avant tout sur
et sous terre
, dans le vivant des choses cachées. Le savant, à partir
d’une positon épistémologique «désintéressée», œuvre à
l’édification d’une liaison du réel au rationnel par
l’expérience et la théorie, et vise donc nécessairement de façon
intéressée, à la gestion dominante de l’esprit rationnel sur une
nature rendue non moins rationnelle, de façon à ne retenir que ce qui est
commun et prévisible, et donc nécessairement déterminé par une loi et une
efficacité scientifique à la fois pratique et conquérante. Considérant
par exemple pour Durkheim, qu’il convient d’étudier les faits
sociaux comme des choses (la statistique aidant à démontrer ce principe),
il est ainsi aisé de comprendre pourquoi la sociologie a d’abord
été une physique du social, et le chercheur en sociologie, un savant à la
recherche de lois déterminantes du vivant.

 

Sciences et techniques peuvent marcher
de concert. L’homme est tenu pour être un sujet obéissant à des
lois mathématiques. La sociologie a participé à l’avènement de la
science moderne, fondée par Galilée, codifiée par Descartes, et dans
laquelle la Nature se voit réduite à une simple fonction mathématique, à
une abstraction géométrique ou à une expérience de l’esprit logique
sur les lois du vivant. L’homme étant perçu égal à un élément chimico-moléculaire tels que peuvent l’être les
pierres, les plantes, l’air ou l’eau, la technique, en
cherchant à cerner seulement par le logos la connaissance du vivant et de
l’humain, se manifeste en réalité comme un phénomène de barbarie
qui menace l’Occident en particulier, et plus généralement le
monde.

 

2 – Cependant la
science a évolué

 

Mendeleïev disait qu’il ne pouvait pas exister
de pensée sans pensée classificatoire. Je peux dire aujourd’hui en
raison de la prise de conscience de travaux sociologiques ouet
anthropologiques récents, qu’il ne peut pas y avoir de pensée
classificatoire si l’émotion et la sensibilité du chercheur sont
astreintes à un rôle d’esclave. A une analyse superficielle, par le
biais de la raison mécanique ou de la statistique de type quantitative,
est donc substituée une connaissance plus approfondie du ‘fait social’,
construite à partir des aléas liés à l’observation, à
l’échange ou à l’authenticité d’une relation vécue
comme vraie.

 

Le chercheur est par conséquent de plus en plus amené
au choix des récits, par lesquels, il s’engage à mettre en ordre
par l’écrit la parole d’un acteur, en échangeant et en
«questionnant» sur son parcours social, les voies empruntées pour
structurer progressivement une histoire personnelle. Le chercheur raconte
cette histoire en essayant d’être le plus proche possible de son
interlocuteur et ce travail autobiographique révèle ce qui constitue la
trame d’un récit : soit, le vécu de l’expérience fait de
passions, de désirs, de petits riens, ou de banalités, et à partir duquel
une analyse se pose, afin d’expliquer ce qui fait que les
singularités irréductibles sont également attachées à des référents
culturels et institutionnels, ou bien encore, à des attaches de groupes
ou à des appartenances de « famille », dont les projets et les
aspirations marquent toujours les destins individuels.

 

La méthodologie du récit précisé, il est alors
possible de penser le lien avec la littérature, car les récits sont à
l’image d’un roman social rendant compte d’une
trajectoire sociale.

 

Faire émerger la parole des acteurs du social est une
tâche de terrain. La retranscription de cette parole n’est possible
méthodologiquement que dans l’utilisation d’un vocabulaire,
d’une structure et d’un temps grammatical adaptés. La
transformation du vécu en langage implique en effet la nécessité d’un
exercice d’écriture lié à la littérature elle-même.

 

3 – La science
peut-elle être un art ?

 

Si les techniques liées au langage du récit sont les
mêmes que celles que l’auteur de fiction utilise pour raconter une
histoire, le réel pourrait-il se raconter comme une histoire ? Il
est un contenu à transmettre par le langage écrit, et cet art du dire
peut-il amener à la nécessité de comprendre le fait social ? Car si le
récit porte sur un langage retranscrit, ou interprète une histoire
singulière, en quoi les processus techniques du langage romancé
peuvent-ils enrichir notre approche des récits, et nous amener ainsi à
interpréter les histoires de vies comme des reconstructions artistiques,
imaginaires, subjectives, où se joue quelque chose de la production de
soi ? Cette approche littéraire ne se présente pas en sociologie sans
soulever un certain nombre de réflexions critiques et un débat
fondamentalement lié au rapport entre réalité et fiction.

 

Je continue pourtant à penser que ce texte court
– « Les déracinés » – est peut-être plus significatif
historiquement, et surtout sociologiquement, qu’un long rapport
d’enquête et d’analyse scientifique, que le travail qui y est
conduit se soit inscrit dans une perspective explicative ou compréhensive
d’action et de réflexion.

 

J’avais déjà travaillé à Perpignan sur « les
harkis » à partir de l’étude ethnographique d’une famille de
cinquante-cinq personnes. J’ai ensuite changé de sujet moins pour
des raisons scientifiques que politiques. Cependant, je n’ai jamais
vraiment abandonné ce thème de recherche. J’ai alors écrit
« Les Déracinés » et j’ai été naturellement amener à
réfléchir sur le sens de la poésie et de ses liens avec la Science. Le
texte, le sujet abordé, le style, le ton, l’atmosphère ; tout
cela est très dur… authentique… pas de « sentimentalisme »,
rien que du brut…

 

Beaucoup pourront me rétorquer en retour que ceci
n’est qu’une fiction, avec le mépris habituel qui peut être
rattaché à ce mot. Il n’est pas de problématique bien définie, de
citations d’auteurs de référence, mots-clés etc. En d’autres
termes, il n’est aucune attache selon toutes méthodes raisonnables
qu’exige l’épistémologie classique en sciences sociales. Or,
si le savant peut repérer des constantes dans le divers des sensations
données, la réalité se manifeste toujours de manière diverse (différente,
singulière) et changeante, de sorte que je persiste malgré tout à poser
l’hypothèse qu’il y a de l’art dans la science, comme
il y a de la science dans l’art, et que le langage de l’art
peut parfois éclairer le discours de la science (et la sociologie en
particulier). Je ne suis pas guidé par la présomptueuse conception de
« vouloir changer le monde », mais seulement par le désir
d’exposer une hypothèse de recherche, parmi d’autres,
m’engageant à recréer un lien entre la littérature et la science,
de poursuivre en quelques sortes, à mon humble échelle, les travaux de
Zola, de Kafka, de Camus, et de tous les grands explorateurs du Social
qui m’ont inspiré la création de ce texte que je livre ci-après.

 

 

Les déracinés

par Emmanuel Sabatie

I

 

Le camp s’est asséché. Il n’est plus
trace de vie. Seules des pierres, vieilles pour la plupart et aussi des
bouts de ferrailles, parsèment le sol de cette végétation urbaine. Le
vent souffle fort dans ce petit bled du Sud de la France. Il dépasse
souvent les quatre-vingt kilomètres-heure. Le mal de tête est la
conséquence logique de ce vent violent ; un mal qui prend chaque
neurone et les broie comme si vous aviez un mixeur à la place du cerveau.
Le chibani accuse ce souffle de lui
donner des maux. Comme les gens accusent eux aussi la tramontane de
déferler sauvagement dans leur tête. Pourtant ce mal est bien présent. Il
n’a pas de raison d’être. Il est !… tout
simplement ; et vous fait prisonnier de ses tourments. Vous devenez
alors à l’image d’un arbre à demi courbé sur les bords de
routes ; un de ces arbres qui ressemble à tant d’autres et qui
souffre de la brutalité du vent. Le chibani
se touche le front, les mains en cône, et plie ses yeux. Par lancement,
le mal lui revient. Le soleil est à peine levé et comme tous les matin,
le vieux harki va faire un tour au camp – ou tout du moins ce
qu’il en reste. Il marche au milieu d’un tas d’ordure
et paradoxalement son cœur bat plus fort. Il a derechef vingt ans. Ses
bambins jouent près de sa femme. Une femme si belle. Cheveux noirs fins
et corps en chair, elle s’habillait toujours de cette robe blanche
et noire ; une robe qu’elle enlevait le soir, nettoyait,
repassait puis remettait le lendemain. C’était toujours le même haillon.
Mais ça lui allait comme le diamant posé au doigt d’une princesse.
Quelque chose qui brille au milieu de la fange. Car la merde était
partout. On pouvait la renifler, la sentir tout autour. A la fin de
l’hiver 62, tout le monde pensait se casser d’ici. Ils
allaient trouver du travail et s’en aller loin du camp. Mais la
plupart sont restés – pas de travail – ils sont restés au
camp en attendant un geste de l’Etat. L’Etat ? Quel
Etat ? Le chibani ne l’a
jamais vu en face. Ombre menaçante, visage inconnu, l’Etat est ce
diable que tous redoutaient certains soirs de pleine lune. Il venait de
la mer. Des bruits de vagues cassées, mêlées à des chaînes, faisaient
écho dans le crâne de tous. Chacun fermait ses volets et attendait que le
monstre passe. On le voyait jamais. Il passait puis il repartait.
L’Etat ressemble tellement à ce diable des mers. Il déambule et
ne t’affronte jamais
. Le chibani
tire sur sa clope. C’est le mégot. Mais il tire quand même dessus
jusqu’à n’apercevoir presque plus rien de la roulée. Des pierres
roulent le long d’un coteau cerclé de maisons en ruine. A
l’intérieur de l’une d’elles, des jeunes au teint
blafard. Leurs yeux sont vides, cerclés de noir et de désuétude. Alors le
chibani s’avance vers ce groupe.
Il en connaît un parmi eux. C’est son neveu et il lui ressemble
étrangement ; à part qu’il est trop maigre pour son âge et que
sa peau éructe en des points divers. Sa peau crache le pus. Maladie de
seringue !… il s’en fout plein les bras et comme
diraient les voisins : « il n’était bon qu’à
ça »
.

 

« Hep » leur lance-t-il comme on lance une
pierre d’une fronde.

 

Eux se retournent et demandent au chibani
ce qu’il veut.

 

– Vous avez pas le droit de faire ça ici, leur
acquiesce-t-il. Vous avez pas le droit de mourir ici !

– Comment ça on a pas le droit ? Pas le droit de
mourir ici ?

 

Le vieux accélère ses phrases. Les mots
s’enchaînent et il postillonne presque, comme par colère.

 

« Vous n’avez pas le droit bande de
bâtards ! Vous m’entendez ! Vous n’avez pas le
droit de mourir ici ! »

 

Sur ce, les jeunes se rapprochent du chibani. L’un d’entre eux tient
entre ses mains cette fille de pute de seringue. Il la pointe comme un
couteau et menace le vieux de fermer sa gueule. Lui hurle d’une
voix aussi forte que le bruit d’un moteur diesel :

 

« Vous n’avez pas le droit de mourir
ici ! »

 

Puis plus rien. Seulement le silence. Les jeunes
zappent et le vieux se barre. Il laisse derrière lui, sous un soleil
terne, le camp des harkis – enfin l’ancien camp,
puisqu’il n’est plus rien aujourd’hui à part ces amas
de pierres le rappelant à son souvenir étrange. Nostalgie à la fois
tendre et orageuse. Un peu comme ce temps qui flotte au dessus de son
épaule. Des rayons de soleil percent à travers les nuages. On dirait des
trous de gruyère. Et le vieux pense que ses souvenirs sont faits aussi de
gris et de lumière.

 

II

 

Sa femme l’attend juste devant la porte en bois
remplie d’échardes. Elle est assise sur les marches en béton. Ses
jambes sont repliées et elle porte un voile transparent. Le vieux passe à
côté d’elle, la bouscule légèrement, puis ouvre son chez-lui. Une
fois à l’intérieur, il pose sa veste et songe un instant à elle. Sa
femme passe ses journées sur le palier de la maison. Au début, son mari
avait voulu la corriger. Elle semblait comme une pute tapinant dans la
rue. Mais il a eu beau la redresser, rien n’y a fait. Elle a
échoué. Plus bas que sous terre, elle languit sans fin après les vers qui
viennent la ronger. Devenue cinglée !… depuis qu’elle a
perdu ses deux enfants dans le camp – et depuis plus d’envie,
rien ! Le vieux ne voit qu’une femme aussi ridée qu’elle
est folle. Puis il va dans la cuisine se servir un caoua
bien noir. Des nerfs, il en est plein les veines qui se gonflent comme
par instinct. Mais le café relaxe. Ce truc nerveux relaxe les gens
nerveux. Et il en boit trois tasses d’affilée.

 

« Pourquoi vont-il mourir là-bas ? »
Il se répète cette phrase plusieurs fois. « Ces jeunes vont mourir
parce qu’ils touchent à ces saloperies … y’a mon
neveu… il ne m’a pas reconnu… Il est trop défoncé
pour me reconnaître ».

 

Le chibani repense à
son frère. Il n’est plus là pour l’élever. Il s’est
foutu une balle dans la tête – de ce fusil de guerre ramené du
bled. Il ne restait plus rien de sa face et c’est le chibani, l’aîné de la famille, qui a
organisé les obsèques. Depuis il se sent responsable de ses neveux ;
et surtout du dernier.

 

« Il me ressemble tellement. Pourquoi lui ?
Pourquoi va-t-il mourir au camp ? Est-ce donc notre sort que de
mourir comme des chiens ? Est-ce qu’Allah a voulu qu’on
crève de malheur ? »

 

Et il se fait une roulée, puis se ressert un café. Sa
femme est toujours devant le palier. Elle s’excite sur place. Remue
toujours ses doigts en forme de prières. Même geste toute la journée
– elle remue ses doigts en forme de prières.

 

III

 

Il est cinq heures du soir, le chibani
essaie son rocking-chair.

 

Le vieux l’a acheté aux puces à un de ces
marchands sales et à demi-gitan. Le rocking lui a été laissé pour 7 euros.
Lorsqu’il a ramené cet objet chez lui, personne ne
l’attendait avec un sourire. Un sourire qui lui aurait dit : ce
que c’est beau… tu as fait une affaire… on le mettra ici où
il servira pour cela etc.
Non, rien de tout ça. Seulement le vide et
le silence. Et aussi cette folle. Assise comme d’habitude. Sans un
mot sortant de sa bouche. Personne pour partager sa joie. Alors la joie
devient minime, presque inexistante.

 

Le vieux est maintenant assis depuis plus de deux
heures sur ce bout de bois. Il se balance à une vitesse lente, quasi saccadée.
Puis il se balance encore jusqu’à entendre le couinement des
articulations du rocking-chair. Il aime écouter cette mélodie fausse.
Elle déchire ses oreilles ; elle stride
comme une fourchette caressant une assiette en porcelaine. Ce son est sa
vie, semblable à ce rocking-chair, usé et strident. Sa tête repose
presque en arrière et son regard s’absente vers le plafond. Il
remarque des fissures. Plus qu’il en est en fin de compte. Il en
imagine des milliers et dans ses fissures, il voit ce jeune soldat au
teint mat. Deux larges falaises l’encerclent et il marche en leur
creux, à l’affût du moindre signe. Derrière lui, un groupe de
combattants le suit à pas lents. En haut, le chibani
ne distingue rien ; en haut des falaises, il ne voit que des fusils
mais personne qui tient les fusils. Puis, d’un coup, tout explose.
Des grenades sont lancées et tous se jettent à terre. Les éclats de
bombes achèvent ces hommes en des milliers de bouts de chair. Et dans
chaque fissure, il est une embuscade et un soldat au teint mat marchant
entre deux larges falaises. Le chibani
inspire l’air comme pour reprendre son souffle. Il est fatigué.
Trop vieux pour penser, mais ses souvenirs le harcèlent comme un feu
ardent. Ils lui brûlent le thorax – pire que l’alcool. Une
bouteille de whisky est livrée tous les matins par l’épicier du
village. Il en boit un litre par jour, plus la vinasse qu’il va
chercher à la cave du coin. Mais le pire est qu’il n’est
jamais saoul. Il a beau boire, le passé revient à la charge.
Traître ? Harki ? Héros ? Qui se souviendra de lui ?
Musulman ? Vie ratée ? Alcool ? Et tant d’idées
mêlées comme les enfants d’aujourd’hui – au sang mêlé.
Ses deux mains traversent ses cheveux. Puis d’un coup brusque, il
se lève du rocking-chair. Il va vers cette photo. Elle est dans le
couloir prés du téléphone. Et à chaque fois, avant de se coucher, il faut
qu’il la voie, la caressant des doigts, effleurant le visage pris
en photo – c’est celui de sa femme et elle tient entre ses
bras ses deux fils. A ce moment, il n’aurait jamais imaginé que
leur vie s’arrêterait aux camps. Parfois la maladie frappe juste là
où ça fait mal. Comme une sorte de crampe au bide. Est-ce le
diable ?
La gorge aussi est resserrée par des doigts invisibles.
La mort frappe là où ça fait le plus mal « et mes enfants en ont été
les proies ».

 

 

IV

 

1964 fut le pire hiver, impitoyable pour tous. Les
médicaments ne sont pas arrivés. Et il est tombé plus de douze
enfants ; douze enfants morts le temps d’un hiver, pendant que
d’autres se faisaient dorloter dans un lit, sous un toit chaud. Les
femmes se griffaient le visage. Leurs fils mourraient le plus souvent
dans leur bras. Le toubib était là. Mais ce n’était pas un toubib.
Juste un infirmier. Il voyait bien que les basanés étaient en train de crever.
Mais que pouvait-il faire d’autre ? Speed, cris et larmes,
toute la scène était dressée à l’instar d’une tragédie
grecque. La mort devait conclure le final et les acteurs n’étaient
que des basanés. Des blancs à demi-nègre. Des
bougnoules en quelque sorte. Et la scène se terminait toujours par la
mort ; la mort de l’enfant. Combien de mères sont devenues
folles dans ces moments ? Même des hommes ont pété les plombs et se
sont faits sauter la cervelle. Les enfants mourraient. L’hiver persistait
dans son froid meurtrier. Personne ne devait sortir du camp. Et de toute
façon pour aller où ? La France est si grande. Cet espace si étrange
et les gens qui l’habitent si distant. « Pour aller où
donc !? » chantaient d’une voix fausse les jeunes du
camp. Et le chibani a fait partie de ses
jeunes. Lui aussi se demandait « où aller ? Quel avenir ?
Devions-nous faire toute notre vie dans ce camp ? » Le
chibani songe à ces questions du passé.
Il en est bien sorti du camp. Dehors, ce fut pire qu’à
l’intérieur. Il savait que dehors c’était l’enfer, mais
pas à ce point là. Pas au point de baisser sa tête. Pas au point de ne
plus être un homme et de marcher la queue baissée comme ces chiens soumis
à un environnement menaçant. Fantôme surgi de nulle part, vert, bleu,
rouge et la mort qui déferle comme un tourbillon. Le rêve s’incarne
dans la réalité. L’enfer était pour lui dehors, et le dehors
devenait ce tourbillon. En 1966, il est donc sorti du camp et a obtenu
son premier job. A cette époque la bétonneuse était manuelle. Il faisait
du ciment. Alors les avant-bras enflaient un peu comme ceux de Popeye.
Jusqu’à ressembler à un monstre, un monstre de force, tout
simplement un homme bon à ne faire que du ciment ; tremper ses mains
dans cette merde à l’aide d’outils de fer, puis la malaxer
pour en faire quelque chose de mou. Ensuite, les autres
s’occupaient du reste. Le reste n’était pas gratifiant pour
un sou. « Mais conduire les machines… je conduirai des
machines » se disait le harki devenu maçon. « Je conduirai des
machines ! » Espoir, le mur s’est-il brisé ? Espoir,
pourtant le chibani sait qu’il
n’existe pas. L’espoir est déchu mais l’illusion est
là. Il croit encore. Il croit à il ne sait quoi. Un jour, on saura ce
que j’ai fait
. Mais pour le moment, tout le monde se contrefout
d’un bougnoule qui trempe ses mains dans le ciment. Comme un
kelb – du matin au soir –
bougnoule bon à faire du ciment.

 

V

 

Ça fait une semaine qu’il pleut à Rivesaltes.
Le vieux harki en revient. Le camp est plein de boue. Les vers ont repris
leur territoire. Ils jonchent le camp comme eux l’ont jonché dans
un autre temps. Il n’a pas traîné et sa femme semble dans un bon
jour. Elle veut exceptionnellement faire un couscous et a besoin de
viande. Il renfile sa veste et sort en acheter au marché. Sur la route,
il ne croise personne. Car il ne voit personne depuis longtemps. Il suit
sa route ainsi, avec les yeux baissés, jusqu’au marché ; là,
un marchand l’interpelle.

 

« Hep, tu veux du mouton papi ? »

 

Le chibani tend deux
à trois sous et le marchand lui vend colliers, côtelettes et abats de
moutons. « C’est pas cher » se dit-il. Et en plus la
viande vient d’un animal égorgé. Ce qui rend le couscous
meilleur ; non plus seulement au goût, mais à l’esprit, à
l’âme, ou meilleur à ces choses invisibles qui ne se nourrissent
que de choses invisibles.

 

Sur le chemin du retour, trois jeunes lui demandent
une clope. Le vieux ne lève pas les yeux et trace sa route. Les jeunes le
suivent et l’insultent en même temps. Le chibani
n’accélère pas le pas pour autant. La peur de mourir lui est partie
depuis si longtemps. S’il mourrait maintenant, ce serait même un
soulagement à sa vie de chien. La peur de mourir, c’est bon pour
ceux qui croient encore à la vie ! Soudain, un de ses poursuivants
l’agrippe par la nuque et le fait chuter sur le bord du trottoir.
Le vieux a l’impression d’avoir le bras cassé. Il hurle en
arabe d’aller se faire foutre. Ça enrogne
ses agresseurs qui s’acharnent à coup de pieds sur ses os maigres.
C’est alors que le plus âgé sort un couteau et lui taillade le
visage en croix. Les autres s’emparent des quelques centimes qui
traînent dans sa poche.

 

Pourquoi ne m’ont-ils pas tué ?
Pourquoi me laissent-ils en vie ?

 

Les jeunes prennent la fuite. Ils sont du village. Le
vieux ne cherchera pas à se venger. Ça fait belle lurette qu’il est
mort et qu’une autre mort ne ferait qu’accélérer sa marche
vers l’enfer.

 

VI

 

Les poules, les barbelés et les moutons
réapparaissent dans sa tête tels de vagues souvenirs. Son corps est
absent, couvert de sang, mais il sent encore le vent lui caresser le
front. Couché sur le dos, contre le sol froid de la rue, il repart ainsi
dans le passé. Il remonte très loin jusqu’au calendrier musulman
qui s’impose progressivement aux contraintes administratives du
camp. Les fêtes religieuses sont célébrées. La fête de l’Aïd,
qui marque la fin du jeûne et du Ramadan, est certainement la plus
importante d’entre toutes. Dans un hangar spécialement aménagé par
l’armée, les hommes égorgent les moutons sous le regard admiratif
des enfants. Les transistors émettent toujours dans chaque foyer Radio
Alger. Les femmes reprennent leurs habitudes domestiques et coutumières.
Elles ont les mains orangées par le henné. Elles vont chercher
l’eau à la fontaine du village. Elles lavent le linge ensemble au
lavoir municipal. Elles prient en aparté et éduquent les filles et les
garçons « à la musulmane ». Les hommes les plus vieux, vont
quotidiennement prier dans un coin du camp. Accompagnés d’un seau rempli
d’eau, ils lavent méticuleusement les extrémités de leurs
corps : les mains, les pieds et le contour du visage. Accroupis et
orientés vers l’Est, ils prient jusqu’à cinq fois par jour.
Jouant aux dominos, fumant leur cigarette et buvant leur café, les
anciens accompagnent également les hommes plus jeunes par de longues
discussions. Ils parlent alors de l’Islam, de la famille, de leur
femme, de leurs enfants, de la chance d’être en vie dans cette
terre nouvelle. Les bagarres fréquentes, entre kabyles et arabes, ou
entre arabes provenant de régions différentes, ou bien encore, entre des
familles ennemies et provenant d’un même village, assurent quant à
elles leur rôle de divertissement et de spectacle à l’intérieur du
camp. Les enfants jouent pieds nus. Des jeux qui rappellent ceux des
enfants pauvres des ghettos latins. Leur ballon de foot est fait à partir
de vieux chiffons récupérés, puis mouillés et enlacés les uns sur les
autres jusqu’à obtenir une forme ronde. Des objets ou des détritus
divers, hérités du passé de cette « terre d’accueil »,
errent un peu partout entre les dunes artificielles situées juste
derrière le camp. Ils se transforment dans l’imagination des
enfants, en des jouets qui excitent chez eux la curiosité ou
l’envie. Les moutons qui sont laissés en liberté dans le camp
quelques jours avant la fête du grand Aïd, deviennent en plus
leurs compagnons de jeux occasionnels. Les enfants n’hésitent pas à
monter sur leur dos et à organiser des courses. Même l’école
devient un espace de jeu et de rire. Ils y vont ensemble et se
connaissent tous. Située au centre du camp, elle est dirigée par des
françaises aux cheveux courts
. Puis le temps se couvre. Le ciel se
voile. Le tonnerre gronde. Bruit de balles et de fusils dans tout le
camp, les enfants ne jouent plus. Les mères pleurent et se griffent la
peau jusqu’au sang. Les hommes se battent entre eux… le soldat au
teint mat est revenu… et il vient s’asseoir au milieu des
bébés morts.

 

VII

 

Des voitures passent. La rue est éclairée. Personne
n’y fait cas. « Un clodo» se disent quelques badauds et
c’est tout. Le vieux harki pisse encore plus le sang, laissé pour
mort au fond du caniveau. Dernières pensées… les souvenirs fusent
comme des balles tirées par les fellagas ; de ces balles qui
vous transpercent l’épaule, la tête ou le reste du corps. Après
l’Indochine, il y a eu l’Algérie. Et après l’Algérie,
il n’y a plus rien. Plus d’espoir. Plus de croyance. Même pas
en Allah. Tout n’est qu’hypocrisie. Il n’est plus rien à
part le vide dans lequel se noyer. Car le vide est plein d’eau. Une
grande piscine dans laquelle vos pieds ne touchent pas le sol. Et si vous
ne savez pas nager, vous sombrez en silence. « Aurais-je dû me
foutre une balle dans la tête ? Comme mon frère, en finir avant
l’heure ? Après l’Algérie, il n’y a donc plus
rien ? ». De toute façon, ce monde est déjà noyé – trempé
dans les illusions de toutes sortes. Vide de tout – ce monde est
déjà noyé ! Le chibani
n’est pas le seul à ne pas savoir nager. Qui sait donc nager ?
Il repense à la guerre. Et aussi un peu à vous. Il va bientôt clamser sur
le bord d’un trottoir – seul comme d’habitude. Et vous
l’avez déjà oublié. Utile à vos œuvres, il n’était plus
utile à rien. Moins qu’une cloche. Mais son âme vole encore. Dans
vos quartiers, au milieu de vos poubelles, entre les pisses de rats et
les fientes d’oiseaux gavés, le soldat sera toujours là. Les
esprits tourmentés restent avec nous. Le vieux est peut-être déjà mort à
l’heure où je raconte son histoire, et il me dit d’arrêter
ici… d’arrêter de quoi ? … de croire,
d’espérer, de vivre me répond-il… car c’est la
fin… ne le voyez donc vous pas ?… que c’est la
fin…

 

(avec l’aimable autorisation des éditions Marée
d’Encre – Juin 2004 ©)

 

Emmanuel Sabatie

 

 

Défense critique de la contribution à une
reconnaissance de la littérature dans le domaine scientifique,
d’Emmanuel Sabatie

par
Yves Gilbert

 

 

On ne peut que souscrire à la revendication exprimée
par Emmanuel Sabatie de voir la littérature se
mêler du fait social et de voir la sociologie s’ouvrir à la
littérature pour en faire l’un de ses outils. Nous rejoignons là
une question finalement assez ancienne. Celle qui concerne la place de
l’art dans l’interprétation et l’accomplissement de la
vie. Questions posées chez les Grecs, les Romains, questions peut-être
posées sur les murs peints des cavernes, questions reformulées plus
récemment par des gens comme Spinoza ou, plus près encore, par John
Dewey, dans Art as expérience
(1980). La musique, particulièrement, peut-être, avec la chanson (chanson
réaliste, poétique du quotidien, contestation ou révolte du rock ou du
rap, etc.), mais, plus tôt, avec l’opéra, lui-même
s’inspirant de la tragédie ; le cinéma, avec des réalisateurs
comme Marcel Carné, Fritz Lang, Chris Marker, Ken Loach,
Vim Wenders ; la photographie de Cartier-Bresson
ou, encore, du paradoxal Robert Doisneau (spécialiste de
l’instantané posé, voire composé) ; le théâtre, les arts
plastiques ; la littérature, bien sûr, rivalisent dans cette
ambition de nous faire pénétrer, au travers de leurs divers procédés,
points de vue, outils, sensibilités, pertinences, dans l’épaisseur
de ce social qui nous lie. Enseignant la sociologie dans une université
française, je n’ai de cesse de recommander aux étudiants
d’abandonner régulièrement les (trop souvent) austères ouvrages
« scientifiquement corrects » stockés dans les bibliothèques
universitaires pour aller « flâner activement » sur ces chemins
de traverse qu’artistes, poètes, compositeurs, littérateurs ont la
grâce de nous défricher. Georges Perec, sur l’espace, David Lodge,
sur le milieu universitaire, Jean-Christophe Rufin, sur les conséquences
proches de la globalisation, mais, avant eux, George Orwell, Aldous Huxley…, et encore Charles Dickens,
William Faulkner, David Goodis, John Fante, Henri Miller, Jack Kerouac, Paul Auster, John
Irving, Philippe Djian… Tant
d’autres sur toutes les dimensions de la vie, de l’amour, de
la mort, de la guerre, de la politique. Nous avons tant à apprendre, même
de nous et de nos propres modes de lecture et d’interprétation du
social !

 

On ne peut donc que souscrire à des propos visant à
reconnaître le rôle essentiel de la littérature, non pas dans la quête
d’une distraction esthétisante, dans un jeu de l’esprit ou un
exercice de style (encore que ces simples dimensions se justifient à
elles seules : avez-vous lu les exercices
de style
(1947) de Raymond Queneau ? Avez-vous écouté les études
de Frédéric Chopin ? Avez-vous fait les deux en même temps ?),
mais comme vecteur de la meilleure connaissance des épaisseurs et
rugosités, logiques et folies, bonheurs et souffrances du social.

 

Ces propos entraînent des remarques, qu’il ne
faut pas entendre comme des contestations, des remises en questions mais
bien pour ce qu’elles sont : des répliques ou des échos.

 

Ce n’est pas
parce que c’est écrit que c’est de la littérature

 

En sociologie, la littérature a un statut ambigu.
C’est d’ailleurs probablement aussi le cas dans les autres
sciences humaines (je pense, par exemple, à la question du roman
historique). Tant qu’elle fait, elle-même, l’objet de
l’analyse – en tant que produit du social -, pas de
problèmes. La littérature est alors sous contrôle, comme les feux
qu’encerclent les pompiers. Le texte est décortiqué, observé, toisé
telle la souris qu’on nous oblige à disséquer à l’école, la
peau ouverte comme le manteau d’un exhibitionniste, et épinglée sur
les bords pour éviter qu’un courant d’air compatissant ne la
replie pudiquement sur les entrailles exposées au grand jour. Les
analyses d’un texte, d’un auteur ou d’un tableau me
rendent souvent perplexe. Veut-on aborder un texte ou une toile, une
sculpture ou un morceau de musique pour ce dont ils sont porteurs en
termes de couleurs, de tonalités, de rythmes, de charges émotives de
thèmes abordés, ou bien veut-on, à force de professionnalisme méticuleux,
en désosser la moindre parcelle pour l’étiqueter, la classer, pour
tout expliquer et finalement ne plus rien comprendre ? Que fait-on
du texte ou du tableau après analyse ? Les met-on dans un
tiroir ? Au frais, comme à l’institut médico-légal ?
Quand je tombe sur de telles analyses, je me sens un peu comme les gens
qui sortent de la morgue dans les polars (et peut-être aussi en
vrai) : j’ai un peu envie de vomir.

 

Mais quand le texte n’est pas l’objet de
l’analyse mais le support de sa restitution, quand il devient à la
fois l’outil et le produit du sociologue, les choses se
compliquent.

 

Encore, du temps de Durkheim, les choses paraissaient
assez simples, du moins pour lui. Sur le plan de la forme, il fallait que
les sociologues abandonnent le langage du commun et atteignent un certain
niveau d’ésotérisme afin qu’un non-initié ne puisse se saisir
de leurs termes et en faire, en quelque sorte, mauvais usage. Cette recommandation
figure en toutes lettres dans le dernier paragraphe des règles de la méthode sociologique.
(Durkheim, 1937, p144) Je ne pense pas qu’il soit vraiment
nécessaire d’épiloguer sur ce que Durkheim aurait dit du procédé consistant
à mettre en scène les individus ou groupes à observer et à les faire
parler, avec leurs mots, à subodorer ce qui se passe dans leur tête et à
restituer le tout sous forme de récit ou, pire encore, sous forme de
roman… Je ne doute pas, pour reprendre une formule qu’utilise
Spike Lee dans l’un de ses films, que
s’il était encore vivant, en entendant cela, il se retournerait
dans sa tombe…

 

Longtemps le principe et les conventions de
l’écriture en sociologie ont été codifiées dans la droite ligne des
recommandations de Durkheim : syntaxe simple et démonstrative,
concepts clairement définis, littérateurs s’abstenir. Il faudra
attendre les sociologues de l’Ecole de Chicago et leurs successeurs
pour que surgisse l’idée que la restitution brute de matériaux
(écriture, musiques, paroles) puisse être porteuse, en elle-même,
d’un contenu sociologique. On sent l’importance des apports
de l’ethnologie et de l’ethnographie dans cette attitude.
Qu’on prenne simplement la mesure du succès du paysan polonais en Europe
et en Amérique
, (Thomas et Znaniecki, 1998)
ou des films de Jean Rouch et on comprendra l’importance du trajet
accompli.

 

Toutefois, même si le matériau est de plus en plus
celui de la quotidienneté des individus ou des groupes observés, dans son
enracinement, ses sensibilités, ses idiotismes, le travail du sociologue
consiste à reproduire des faits de réalité. Il n’en est pas encore
à construire une fiction romanesque.

 

C’est que la littérature n’a pas vraiment
bonne presse, semble-t-il, chez les sociologues et les universitaires.
Les littérateurs se permettent d’écrire et parfois sur des sujets
qui font l’objet de leurs analyses. Et les littérateurs n’ont
pas de règles d’éthique professionnelle. En tous cas, pas
d’éthique scientifique. Ils se permettent beaucoup d’écarts.
En plus, bien souvent, ils utilisent des matériaux scientifiques pour
écrire leurs romans (qui, eux, ne le sont pas).

 

Cela rend les choses encore plus compliquées, comme
le signale Jean-Christophe Rufin dans les dernières lignes de la postface
de Globalia :
« Un roman ne peut en aucun cas se réduire à l’exposé
d’idées ou de faits. Certains universitaires ont du mal à le
comprendre et poursuivent les romanciers de leur vindicte parce que leurs
recherches portaient sur les mêmes sujets. Ils s’estiment les
véritables auteurs des œuvres de fiction qui utilisent leurs travaux
dans leur documentation. Il y a pourtant bien loin de l’un à
l’autre. Entre une thèse sur l’histoire de Carthage et Salammbô, il y a la distance entre
une pierre brute et une pierre taillée. Le romancier, même s’il
n’a pas la prétention d’égaler Flaubert, a pour
responsabilité d’animer la matière, d’y insuffler
l’esprit. Il doit convertir les problèmes en affects, les
mouvements en désirs, les ruptures en tragédies, les actes en
délibérations de consciences libres. Et surtout, il faut qu’à la
raideur glacée des choses, il ajoute la souplesse purement humaine de
l’humour et de la dérision » (Rufin, 2004, p495-496).

 

C’est que la position des universitaires à
l’égard de la littérature est ambivalente. Un peu de mépris pour ce
qui n’a pas le statut de la scientificité et pour ce qui est
accessible au vulgaire, un peu de jalousie à l’égard de qui paraît
élégant, socialement prisé et susceptible d’accès à la postérité.
Combien d’universitaires se croient autorisés à s’essayer un
jour ou l’autre, avec plus ou moins de bonheur (en général plutôt
moins) dans le genre romanesque pour poursuivre l’exploration de
leur objet et sa restitution ou, pour changer radicalement
d’objectif, passer à autre chose. Ecrire, j’en ai
l’habitude, je fais ça tous les jours, pensent-ils sans doute. Cela
ne doit pas être sorcier d’écrire un roman. Surtout quand on en
connaît les ficelles… Oui, mais tout le monde n’est pas
Umberto Eco ! Et rappelez-vous qu’il n’y rien de pire
qu’un best-seller qui ne se vend pas !

 

Le terme de « littérature grise » est
porteur de cette ambivalence de sentiment et de ressentiment à
l’égard de la littérature. Il désigne un genre mineur qui
n’est ni le genre scientifique ni le genre littéraire. Il a, tout
de même, cela en plus que la littérature qu’il contient des traces
d’intelligence (matière grise). Pourtant, chez les littérateurs, la
collection française la plus prestigieuse, c’est la « blanche »
de Gallimard, voire la « noire », pour les plus affurés…
et non la « grise » de Tartempion.

 

Ouvrage scientifique, essai, littérature grise,
littérature, poésie, roman, la chose est complexe, puisqu’une fois
distingués les procédés, styles, longueurs, supports, etc., reste encore
à s’interroger sur les objectifs de l’écriture (veut-on
décrire, démontrer transformer, accuser, dénoncer, donner à penser,
donner à rêver … ?), tout autant que sur les conditions
sociales de sa production et de sa reconnaissance comme le fait un peu Bourdieu
dans son Homo academicus
(1984) ou Hervé Hamon et Patrick Rotman dans Les intellocrates
(1985).

 

Le débat est certainement déjà largement ouvert et je
n’en suis pas spécialiste, j’en reviens donc à mes quelques remarques
épidermiques. Les questions que je suggère partent du principe acquis que
l’écriture littéraire, dans son style comme dans ses procédés, est
de nature à apporter considérablement à la compréhension des choses du
monde social. J’entends là la compréhension au sens le plus
étymologique de ce mot que je me refuse toutefois à écrire avec un trait
d’union, comme le font certains, pour mettre les points sur les
« i », ce que je considère que comme un vulgaire procédé de
faiseur. Entre parenthèses, couper un mot d’un trait d’union,
c’est déjà suspect, mais pour mettre en plus les points sur les
« i », cela relève non pas de la « faisance »
mais bel et bien de la malfaçon et de la malfaisance. C’est un tic
que j’ai rencontré souvent dans des écrits sociologiques et je
m’en désole. S’il faut faire parler les mots sous la
torture…

 

Montrer, démontrer

 

Une des questions que pose probablement au sociologue
la question de l’utilisation du genre littéraire est une question
qui n’a pas tant de rapport avec le style ou les procédés de
l’écriture qu’avec la posture de celui qui écrit.
Jean-Christophe Rufin, fortement engagé dans le mouvement « Sans
Frontières » (humanitaire et alternatif), toujours dans la postface
de Globalia (2004), campe le problème en distinguant les objectifs de
l’essayiste de ceux du romancier : « En général,
l’essai débouche sur des propositions d’action. La
description et la compréhension ne se justifient que par la volonté de
transformer les choses. L’essayiste a le devoir de prendre
parti ; à tout le moins, c’est ce qu’on attend de lui.
Le romancier doit, au contraire, s’en garder. Il renvoie chacun à
ses émotions, à ses réflexions et à ses choix. » Et, pour tout
simplifier, Durkheim nous enseigne, dans Les règles de la méthode sociologique, qu’il ne saurait
y avoir de confusion entre le militant (le politique de Weber ou
l’essayiste de Rufin) et le sociologue (le savant et… le
romancier ?). Le second cherche à expliquer le monde, alors que le
premier cherche à le transformer. Et nulle possibilité de confondre les
genres. Ce genre de débat est vieux et nous conduit droit au pont aux
ânes. C’est l’éternelle question de l’objectivité et du
détachement en sciences sociales. Il y aurait des choses dont on pourrait
parler en toute neutralité, avec la rigueur scientifique ou
journalistique nécessaire, et puis des gens qui refuseraient de voir ces
choses simples et qui verraient des intentions mauvaises partout en nous
obligeant implicitement à prendre parti. Jean-Marc Sylvestre, chroniqueur
économique néo-libéral (ce n’est pas grave de couper un mot comme
celui-là) de la chaîne de radio France-Inter, nous explique que
l’économie, c’est l’art de parler de ces phénomènes
fascinants que sont la production et la consommation. Ce qui se crée,
d’un côté et se qui se détruit, se consume, de l’autre.
Ailleurs, Bernard Maris (2003) nous explique que l’économie
consiste à savoir qui tient le couteau et comment le gâteau est partagé.
Le second ne risque-t-il pas de se voir attaqué pour non-scientificité,
puisqu’il affirme dans son exposition du propos le principe et
l’injustice d’une inégalité des statuts, et contrevenant de
la sorte au devoir d’objectivité ?

 

On ne va pas résoudre ce problème ici, mais tenter de
s’intéresser à l’objectif d’une présentation littéraire.
A-t-elle pour but de montrer comment les choses se passent, au travers
d’une restitution plus ou moins fidèle (en raison des objectifs de
clarté, de réduction des redondances, de fluidité, etc.) des détails de
la vie quotidienne matérielle, mentale ou spirituelle des individus et
groupes concernés par le regard du sociologue ? A-t-elle pour but de
plonger le lecteur dans l’univers réel des bruits, odeurs,
sensations, joies, douleurs, expressions – comme s’il y était
lui-même – ? Comme le ferait un reportage. De le conduire par la
main, afin qu’il se fasse sa propre opinion des choses ?

 

A-t-elle pour but, en plus, d’expliquer
pourquoi ces choses arrivent ici et maintenant ? La forme littéraire
et le genre romanesque permettent, à mon avis, l’un et l’autre,
l’un ou l’autre, l’un comme l’autre… Il y a
certainement matière à débat. Je me suis posé la question en ce qui
concernait l’une de mes recherches : fallait-il donner au
lecteur les éléments dont il pouvait avoir besoin pour construire son
point de vue, ou bien fallait-il suggérer, voire imposer des pistes de
lecture et d’interprétation ? J’avais opté pour la
première solution.

 

Cela dit, quel que soit l’objectif visé,
montrer ou démontrer, je doute, comme le dit Emmanuel Sabatie
dans son introduction, qu’un texte court puisse
être « plus significatif historiquement et même
sociologiquement qu’un long rapport d’enquête et
d’analyse scientifique ». Indépendamment du fait que le texte
et le travail d’enquête ne sont pas des opérations de même nature,
le texte étant fait pour exprimer, alors que le travail d’enquête
et d’analyse l’est pour engranger et organiser, je pense que
l’un des atouts du langage scientifique, et particulièrement du
concept, est de permettre de dire beaucoup de choses en peu de mots. Les
concepts bénéficient d’une accumulation de sens qui fait
l’objet de débats nombreux et répétés et, sous réserve d’en
préciser les filiations et entendements précis, ils sont porteurs
d’un ensemble de significations et d’intrications qu’il
n’est plus nécessaire de décrire. Imaginons le nombre de lignes
qu’il faudrait pour exprimer le sens de concepts comme ceux
d’anomie ou d’habitus… Imaginons le nombre de pages
qu’il faudrait si, en plus, nous voulions le faire au travers de
situations romancées… ! Dans certains cas, si, par ailleurs, on ne
considère pas comme essentielle la description existentielle des objets
étudiés, parce que, par exemple, on veut surtout mettre en avant des
mécanismes externes, il n’y a pas de raison particulière de bannir
le langage scientifique.

 

Par contre, décrire finement des situations demande
de ne pas se censurer sur la longueur. Personnellement, je pense que Les déracinés est, en la matière,
un peu court. Rien sur la mémoire du pays, ce qu’on imagine comme
devant être des bouffées de senteurs, de musiques, de couleurs arrivant
sournoisement à l’occasion de la visite d’un parent, de
l’évocation d’un souvenir, de la lecture d’une coupure
de presse ou de l’écoute d’une information ou de notes de
musique à la radio ou à la télé, de la perception d’une odeur… De
ces bouffées qui font vraiment mal. Rien sur les anciens. Rien sur la
relation avec les Algériens de France et d’Algérie, rien sur les
relations au quotidien avec les gens de Rivesaltes, de Perpignan ou des environs.
Rien sur la proximité du quartier arabo-gitan
de Saint-Jacques, à Perpignan et les relations d’attraction et de
rejet qui doivent nécessairement exister entre les harkis et le marché de
la place Cassanyes, cœur mythique de ce
quartier. Rien sur la rumeur qui vient de l’Algérie (élections,
mouvement des femmes, terrorisme, etc.). Rien sur la (certainement
maigre) ressource dont bénéficie le chibani,
son budget (ce qu’il peut espérer faire, ce qui l’enferme ou
l’assigne à résidence), sur les services sociaux, etc.

 

Donc, même en en restant à un objectif de description
pure, cette description, pour être efficace, c’est-à-dire pour
plonger le lecteur au cœur d’un univers qui n’est pas le
sien et lui permettre, de la sorte, de ressentir des situations vécues,
nécessite un grand nombre d’angles d’attaques,
d’opportunités de descriptions, de situations, d’états
(parfois les gens misérables sont joyeux, et la fragilité, les maigres
occasions, la courte durée de la manifestation de leur joie renseigne
d’autant plus sur leur détresse…). Donc de l’espace, du
temps, de la lenteur et de la longueur. Difficile de faire court si on
veut rester fidèle.

 

Cela va à l’encontre de la tyrannie du vite-fait, du « déjà fini avant même
d’avoir commencé ». Certains éditeurs corrigent ce « défaut »
que constitue un texte long en en faisant écrire des versions
allégées : des « digests » (plus digestes ?).
Même pour des romans ! J’ai vu une fois un type lire un livre
dans lequel il y avait trois contractions de romans. Trois en un !
Contraction de textes pour extorsion de sens, quel sale boulot !

 

Certaines officines proposent en outre aux lecteurs
l’apprentissage de méthodes permettant de lire plus vite (et donc
de perdre moins de temps). Woody Allen prétend
avoir testé la chose : « J’ai appris une méthode de
lecture rapide : J’ai lu Guerre
et Paix
en trois heures, ça parle de la Russie… ».

 

Et lire un digest en lecture rapide, ça doit
être comme les rêves qu’on fait quand on a bu beaucoup de café fort
juste avant de se coucher, comme on l’apprend dans Coffe and
cigarettes
de Jim Jarmush : ça doit
aller à toute vitesse, comme les voitures à Indianapolis.

 

Si, en plus, on cherche, non seulement à montrer,
mais à démontrer, toujours sous forme littéraire (dans le genre
romanesque ou non), c’est-à-dire à mettre en scène les fameux
mécanismes sociopolitiques qui pèsent de façon externe sur cette
situation décrite, il faut allonger encore le texte et trouver des
artifices. Il faudrait probablement, par exemple, mettre en scène les
autorités publiques (Mairie de Rivesaltes, Conseil général, Préfecture,
ministère des Anciens combattants, etc.), pour que soient exprimés (au
travers de personnages construits et de propos circonstanciés) les points
de vue et attitudes de ces diverses autorités. Il faudrait sans doute
aussi faire la même opération du côté des Français de souche, des
Français d’origine algérienne avec les mêmes procédés et pour les
mêmes raisons. Je pense vraiment que l’enjeu en vaut la chandelle
mais qu’il ne faut pas, dans ce cas, avoir peur de la fresque.

 

La question reste de savoir si montrer peut suffire à
démontrer. Pour moi oui, si on sait ce que l’on veut montrer. Si on
sait aller au-delà de la simple restitution d’une tranche de vie,
pour faire apparaître des relations, tâche première du sociologue, comme
le rappelle Alain Touraine dans Pour
la sociologie
 : « Les conduites sociales doivent être
expliquées par les relations sociales où elles se placent. Elles ne
peuvent pas l’être par la compréhension du sens que l’acteur
donne à ses conduites. Pas davantage par une intégration à un ensemble
supposé porteur de sens, qu’il s’agisse 1° d’un
ensemble concret : civilisation, époque, nation ; 2°
d’une catégorie de faits : type d’Etat ou de ville, de
famille ou d’information ; 3° d’un principe
abstrait : nature humaine, essence du politique, besoins
fondamentaux de l’homme, sens de l’histoire. Toute relation
sociale est la pratique des acteurs d’un système social ; elle
est définie par un enjeu qui est le principe d’unité de ce système.
L’objet de la sociologie n’est ni un ensemble de situations
objectives ni des dispositions subjectives, mais des relations sociales
qui mettent en œuvre des systèmes sociaux, c’est-à-dire les
mécanismes de formation des pratiques sociales. » (Touraine, 1974, p56).

 

Si, en outre, on ne ménage pas sa peine et si le
lecteur n’a pas besoin qu’on lui mette trop les points sur
les « i ».

 

Investiguer,
restituer

 

On ne peut confondre les opérations et les modes
relatifs à deux phases, parmi d’autres, de la démarche du
sociologue, la phase d’investigation et la phase de restitution.
L’opération d’investigation consiste, comme son nom
l’indique, à rechercher des informations qui vont constituer le
corpus à partir duquel vont être conduites des analyses qui donneront à
leur tour lieu à une restitution. L’identification de la nature des
informations utiles résulte d’un travail initial de construction
problématique et méthodologique. C’est là, notamment, que se pose
la question du caractère qualitatif ou quantitatif des informations
souhaitées, c’est là que seront décidées les méthodes de saisie,
d’enregistrement, de contact avec les individus ou groupes
analysés. L’opération de restitution prend place en fin de
parcours, elle est destinée à communiquer les résultats, non seulement de
l’investigation mais de l’analyse qui va être faite à partir
des matériaux produits par l’investigation, à partir du corpus.

 

Ces opérations sont-elles pour autant si distinctes
qu’on puisse imaginer qu’elles soient conduites dans des
logiques, voire par des personnes différentes et de sensibilité
méthodologique (et naturellement épistémologique) différentes : par
exemple une investigation quantitative conduite en vue d’une
exploitation des données selon les méthodes de recherche de corrélations
(tableaux croisés, diagrammes exprimant les analyses en composantes
factorielles…), et une restitution romanesque avec construction de
personnages aux prises avec des histoires et des situations très contextualisées. Difficile à concevoir…

 

On a coutume de dire et de répéter qu’il y a
une relation très forte entre la posture épistémologique et théorique et
les méthodes d’investigation (sociologie explicative et
quantitative, sociologie compréhensive et qualitative). Il y en a
certainement une aussi entre posture et méthodes, d’une part, et
modes de restitution, d’autre part.

 

La question devient alors celle de savoir de quels
matériaux le sociologue a besoin, d’une part pour conduire, de
façon sociologique (comme l’indique Touraine, par exemple) une
analyse d’une situation (celle des harkis de Rivesaltes, par
exemple) et la restituer de façon littéraire (comme le propose Emmanuel Sabatie). Mais attention, le recueil ne peut pas se
limiter à celui des matériaux nécessaires à la restitution (comme le
ferait un réalisateur de cinéma en se documentant sur les costumes et les
us… d’une population à une époque donnée pour fabriquer une
mise en situation). Il faut aussi qu’il comprenne, et qu’il
fasse comprendre ce qui se passe. Il reste encore des opérations délicates.
Par exemple, si le passage par de l’information quantifiée a été
rendu nécessaire pour peser l’importance d’un phénomène ou
pour en analyser un certain nombre de caractéristiques formelles, ou de
déterminants sociaux ou économiques, comment en rendre compte de façon
littéraire, voire romanesque ?

 

Il y aurait bien la possibilité qu’un des
personnages trouve une valise contenant des documents : « Hé
les gars, je viens de trouver une valise pleine de super documents !
(Justement, par hasard, des photocopies des tableaux croisés et des
diagrammes de composantes factorielles de La distinction (1979) de Pierre Bourdieu) Je vous les lis
rapidement »… mais la ficelle est un peu grosse. Pour ma part,
je ne m’y risquerais pas.

 

Reproduire, produire

 

L’objet du sociologue est construit nous
dit-on. C’est vrai quand il détermine un terrain, des témoins ou
détenteurs d’informations, quand il désigne l’objet
qu’il veut observer (en le jugeant significatifs d’un état
des rapport sociaux qu’il veut éclairer, expliciter, condamner ou
promouvoir – si, dans les deux derniers cas il n’hésite pas à
prendre son parti de prendre son parti- (parce que souvent les
scientifiques prennent parti mais n’en font pas leur parti, ou
prétendent prendre le parti de ne pas prendre parti)), quand il choisit
ses méthodes. D’ailleurs, ce n’est pas seulement en prenant
éventuellement position en faveur ou non de ce qu’il découvre
qu’il prend position, qu’il rencontre la délicate question du
jugement de valeur. Non, c’est bel et bien à toutes les étapes de
sa démarche. En déclarant que ce qui importe dans l’économie
c’est le mystère de la production et de la consommation ou, au
contraire, que c’est de savoir qui tient le couteau et comment le
gâteau va être partagé, donc avant de lancer la moindre investigation et,
bien sûr, avant d’avoir écrit la première ligne d’une
restitution, donc avant de s’être prononcé sur ce qu’on aime
plus ou moins, on a déjà pris de sérieuses options…

 

Alors pourquoi devrait-on s’arrêter au moment,
finalement le moins problématique, du choix du mode de restitution. Après
tout, peut-être qu’il ne s’agit alors que d’un choix de
procédé. Que la question est simplement de savoir si on a les moyens de
le faire et le style.

 

Choisir son champ… et ne pas le trahir

 

Les moyens ou la légitimité ? Ce n’est pas
tout de faire des choix de procédé. Ni même d’être efficace et bon,
par exemple, de vraiment bien décrire et expliquer des types de relations
sociales tout en les mettant en scène dans des situations romanesques
afin de restituer l’épaisseur de la signification existentielle de
ces relations ou mécanismes. De suggérer ainsi au lecteur que, s’il
sait bien regarder autour de lui, il peut voir aussi, au travers de faits
de vie quotidienne, de discours de tous les jours, dans son quartier,
chez sa voisine, chez lui, même, l’expression de ces relations
sociales ou mécanismes.

 

Ce n’est pas tout : encore faut-il être
entendu pour ce qu’on veut dire. Dans la guerre de tranchées, la
passation d’alliances, les systèmes d’allégeance, les renvois
d’ascenseur qui pavent les chemins de l’accès à la
légitimité, qu’elle soit scientifique ou littéraire, le parcours du
combattant est particulièrement contrôlé. Il faut rapidement choisir son
champ et ne pas le trahir. Les doctorants le savent bien, dès lors
qu’ils élaborent une bibliographie, sélectionnent leurs citations,
s’entretiennent avec leur directeur à l’occasion de la
composition de leur jury de thèse. Un faux pas et c’est la mine qui
explose, ou les bombes à retardement glissées dans la besace pour une
future candidature dans un mois, dans un an… Le choix d’un
procédé littéraire, compte tenu des comptes que certains universitaires
ont à régler avec la littérature et de la facilité qu’il y a à le
contester pour des raisons (évidentes) de manque de scientificité
(d’abord, ce n’est pas ennuyeux…), peut, dans certains
cas, être fatal à la quête de légitimité et à la reconnaissance sociale
de la personne par l’octroi d’un statut dans le champ de l’enseignement
supérieur ou de la recherche. Dans le meilleur des cas, on tiendra le
texte en question, pour plaisant, drôle, acerbe, tout ce qu’on
veut, mais il ne dépassera jamais le statut du pamphlet ou de
l’essai de la littérature grise… Et comme chacun le sait bien :
la littérature, il y a des maisons pour ça…

 

Mais la vocation d’une revue critique de
sociologie n’est-elle pas de rouvrir des voies fermées, le plus
souvent, par la domination des logiques de conquête de légitimité. De
permettre que se développent des espaces de tranquillité où peuvent
s’expérimenter, en raison de la préservation nécessaire de
l’inaliénable droit à l’erreur, au tâtonnement, à
l’encouragement. Personnellement, cela me paraît plus urgent que
d’ouvrir les colonnes à des chercheurs de tribunes narcissiques ou
à des gaveurs de CV.

 

Le texte d’Emmanuel Sabatie
est bien écrit, même si, lorsque la défense de l’usage de la forme
littéraire dans le domaine scientifique est bien l’objectif visé,
il faut argumenter solidement avant de présenter le texte sociologique littéraire.
D’autant, on l’a vu, que les résistances sont tenaces. Le
texte, pourrait encore être plus long, aborder plus de questions –
tout ceci sans changer de procédé ni de style, démontrer autant que
montrer (puisque l’ambition de l’auteur est de faire de la
sociologie). Quant à nous, je pense qu’il nous faut savoir
encourager les expériences intéressantes quand elles se profilent.
Surtout s’il y a des signes de talent : c’est une espèce
en voie de disparition…

 

Yves Gilbert

Références bibliographiques

 

Bourdieu
Pierre, La distinction, Ed. de
Minuit, 1979

 

Bourdieu
Pierre, Homo Academicus, Ed. de Minuit,
1984

 

Dewey John, Art as experience, Ed. Perigee, 1980

 

Durkheim
Emile, Les règles de la méthode
sociologique
, PUF/Quadrige, 1987, (1937)

 

Hamon Hervé,
ROTMAN Patrick, Les intellocrates, Ed. Complexes, 1985 (1981)

 

Maris
Bernard, Antimanuel d’économie, Bréal, 2003

 

Queneau
Raymond, Exercices de style,
Gallimard, 1947

 

Rufin
Jean-Christophe, Globalia,
Gallimard, 2004

 

Thomas William I., ZNANIECKI Florian, Le paysan polonais en Europe et en
Amériqu
: récit de vie
d’un migrant
, (Chicago, 1919), précédé de Une sociologie
pragmatique
par Pierre Tripier, Nathan/Essais et Recherches, Sciences
sociales, 1998

 

Touraine
Alain, Pour la sociologie,
Seuil/Points, 1974

 

Notice bibliographique

 

Sabatie, Emmanuel, Gilbert, Yves.
« 
Contribution à une
reconnaissance de la littérature dans le domaine scientifique
« , suivi de «  Défense
critique de la contribution à une reconnaissance de la littérature dans
le domaine scientifique, d’Emmanuel Sabatie« ,
Esprit critique, Hiver 2006 – Vol.08, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr

 

 

 

-----

Revue internationale de
sociologie et de sciences sociales Esprit critique

-----