Le sens du travail ou le poème est-il un travail ?
 
Résumé :
Le poète, en Jean Cocteau, affirme de lui qu’il travaille, et travaille dur :
 « Or moi, j'ai secondé si bien leur force brute,
Travaillé tant et tant
Que si je dois mourir la prochaine minute,
Je peux mourir content »
 Plutôt que de mettre à priori en doute ce qu’il dit dans cet extrait issu de l’un de ses splendides poèmes de Plain-chant, accueillons sa parole et cherchons ce qu’elle peut vouloir dire.
 

Mouvement de la pensée. Position du problème : qu'est-ce que le travail ? Le poète et l’artiste travaillent-ils ?

Qu'est-ce que donc le travail ? Quelle est l'essence du travail ? Qu'est-ce qui fait que le travail est le travail ? Le travail tel qu'il est appliqué aujourd'hui, correspond-il véritablement à un travail ? Nous voyons bien, dans les sociétés modernes occidentales, que le travail s'accomplit sans pour autant que l'individu qui y participe se sente véritablement impliqué. Certes, certains pourront me répondre qu'ils prennent plaisir dans leur activité professionnelle. Or, ils ne font le plus souvent que jouer le jeu de celui qui doit paraître comme un individu accompli. Ainsi nous faisons semblant d'être heureux, d'être épanoui, d'être bien à ce travail, alors que ce que nous ressentons véritablement apparaît le plus souvent comme le contraire de ce que nous paraissons en tant qu'être social.

Le poète, en Jean Cocteau, affirme de lui qu’il travaille, et travaille dur :

« Or moi, j'ai secondé si bien leur force brute,
Travaillé tant et tant
Que si je dois mourir la prochaine minute,
Je peux mourir content »

Plutôt que de mettre à priori en doute ce qu’il dit dans cet extrait issu de l’un de ses splendides poèmes de Plain-chant, accueillons sa parole et cherchons ce qu’elle peut vouloir dire.

A cette fin, je poserai – pour réflexion première – la définition du travail.
Qu'est ce que le travail dans une économie de marché ? Quels sens accorder au mot travail aujourd'hui ? Je m'appuierai sur l'héritage de notre culture sociologique qui permet d'éclairer de manière précise le sens du mot travail et des aliénations diverses dont il semble être plus que jamais l'objet. Cette ébauche de synthèse nous permettra peut-être d’éclairer ce concept de travail chargé d’une si trouble et si tragique actualité. Puis, nous essaierons de réfléchir sur l’activité de l’artiste, et plus particulièrement du poète. Tout ceci plus ou moins heureusement accompli, peut-être pourrons-nous un peu mieux entrevoir pourquoi et comment le poème est un travail ; mais, de plus et surtout, serons-nous peut-être amenés à saisir de façon plus profonde, mais surprenante, car le poète est un révélateur, en quoi le travail consiste authentiquement.

Première partie – Le travail
Qu’est-ce donc que le travail ?
A l’intérieur de l’aire culturelle indo-européenne, dans la civilisation du mixte biblique-grec, la réponse complexe de grandes traditions philosophiques et/ou sociologiques rend notre quête ‘difficultueuse’. A ne s’en tenir qu’aux deux derniers siècles, la convergence à travers leurs divergences des courants de pensée qui vont, d’une part de Hegel-Marx à Bourdieu, en passant par Nietzsche d’autre part, nous oblige nous-mêmes à une réponse dont la complexité si elle en garantit peut-être la pertinence et peut-être en engage la profondeur, n’en assure pas cependant avec évidence la pure vérité.
Nous poserons ainsi le plan de ce premier axe de recherche : d’abord nous définirons le travail tel qu’on le conçoit dans notre culture assez généralement. Ensuite, le même consensus nous montrera comment le travail s’est tragiquement prostitué, inverti et finalement évanoui. Enfin nous essaierons d’entrevoir comment le travail se transformerait pour redevenir lui-même dans son intégral épanouissement.
 
A – Réflexion : L'essence du travail
Le travail est une valeur essentielle. Ne pas travailler, c'est quelque part « mourir à petit feu », isolé de tous, sans attaches véritables à une identité sociologique. « Déraciné » est peut-être un mot qui semble mieux adapté aux regards ethnologiques ou aux théories anthropologiques, mais qui fait ici sens. En effet, un homme qui ne travaille pas n'est plus tout à fait un homme mais un « déraciné ». Travailler c'est exister. Travailler c'est devenir indépendant. Travailler c'est s'accorder avec l'estime des autres et dévouer sa personnalité à un plein épanouissement recherché. L'homme a en effet besoin de racines pour être lui-même et pour qu'il ne soit pas un « déraciné ». Le travail lui procure ses attaches fondamentales. Il fait de lui un homme qui existe à part entière, à travers un tissu social assez dur pour résister aux tentations morbides de l'ennui, de la quotidienneté et du désespoir.

1 – Aspect objectif : la production
Le travail est l'acte par lequel l'homme transforme le monde de façon que celui-ci réponde à ses besoins physiques ou culturels. Ainsi le monde devient humain. C'est l'aspect objectif du travail. On considère là les résultats du travail, ce qu'il produit. L'homme s'objective dans le monde de telle façon que le monde devient « le corps inorganique » de l'homme. Les objets ne sont plus seulement des objets naturels ; ils deviennent spirituels (Hegel). Ainsi le blé deviendra pain ; le raisin deviendra vin ; le bois armoire ; le granite maison ; le bronze deviendra statut. Le monde s'humanise (Marx), se spiritualiste (Hegel).

2. Aspect subjectif : le travailleur
L'homme ainsi domine le monde parce qu’il est intelligent et libre. L'activité de l'homme sur la nature se distingue donc de celle de l'animal du fait que l'homme parle qu'il est intelligent et volontaire. Intelligent, il est capable de projet : il est praxis. « Ce qui différencie l'abeille la plus habile du plus médiocre architecte, c'est que ce dernier porte sa maison dans sa tête, tandis que l'abeille non », comme l’évoquait Marx.
Ce projet exige de l'effort, de la peine, et donc de la volonté. Son travail transforme l'homme. Le travail est pénible et en cela éducatif. Par l’effort de son travail, l'homme se construit et accomplit sa nature : ce qui est donc à considérer avant tout dans l'activité du travail, c'est l'épanouissement du travailleur.

3. Technique, capital, travail
Si la « philosophie » de Marx est une sociologie du travail, elle est tout autant une sociologie de la technique. C'est parce qu'il est intelligent que l'homme, dans son action sur le monde, met, entre lui et le monde, la technique : outils, machines, industries…
Marx appelle cette technique les « modes de production d'existence ». Ces derniers déterminent les « rapports sociaux de production », c'est-à-dire toute l'organisation des mœurs, des coutumes et des lois. « Mode de production d'existence » et « rapports sociaux de production » constituent « l'infrastructure » qui détermine, en tant que sa base, la « superstructure », c'est-à-dire les « produits de la conscience » (religion, philosophie, droit, arts, sciences) : ainsi, une société de nomades transhumants ne sera pas organisée comme une société industrielle et différeront tant leurs religions et philosophies que leur morale, leurs sciences et leurs arts. La superstructure peut accélérer ou freiner le mouvement de l'histoire déterminée par l'infrastructure, mais elle ne saurait l’inverser : tel est le « matérialisme historique » de Marx.
C'est un humanisme puisque l'intelligence humaine se trouve déjà dans la technique, dans les « modes de production d'existence »… Mais l'homme est alors pris irrémédiablement dans le mouvement déclenché par cette technique que son ingéniosité a élaborée.
Marx, loin de condamner la technique, l’encourage, parce qu'elle ouvre à l’homme bien des possibilités de développements. Elle est une phase de son processus de libération (Hegel). Fruit du travail, la technique constitue le capital qui convenablement utilisé permet au travail de devenir plus épanouissant et plus productif. Car le principe qui commande l'économie est le suivant : le capital, la technique et la production sont pour le travail, et le travail est pour le travailleur. C'est que le travail est pour l'homme ; il humanise le monde et l’homme.

4. Personnes et sociétés
Quand Marx parle de l'homme, il parle de l'homme générique, c'est-à-dire de l'homme social. D'ailleurs l'homme isolé, coupé des autres hommes, n'existe pas : il deviendrait un monstre. Les hommes vivent avec un langage qui leur est commun et qui les met en commun. Les hommes sont complémentaires : ils vivent par et pour les autres hommes. L'homme est la fin de l'homme.
Mais Marx se situe dans un courant sociologique traditionnel qui le place plutôt du côté de ceux qui privilégient les phénomènes de masse ou les phénomènes massifs. Le sociologue moderne considère davantage la personne même du travailleur (Bourdieu). L'homme est un être social, non pas tant parce qu'il dépend de déterminismes sociaux, que parce qu'il est une personne ; et une personne est essentiellement une relation à autrui. Voilà pourquoi l'homme ne s'accomplira que dans une société respectueuse de la singularité de chacun. Dans une société respectueuse de la singularité de chacun, l'homme n'est jamais traité comme un moyen, mais toujours comme une fin.

B. Un constat : aliénation-dénaturation du travail
Mais le constat qui s'impose, et que n’ont manqué de faire ni Marx ni les sociologues modernes, c'est qu'à l'échelle mondiale les choses ne se passent pas très généralement comme nous venons de le décrire. Ce à quoi nous assistons en effet c'est que loin d'humaniser le monde en satisfaisant les besoins de l'homme, le « travail » détruit à la fois l'homme et le monde. L'économie, dans laquelle s'exerce le travail, au lieu d’épanouir l'homme, non seulement le détruit, mais plus encore le rejette et le supprime en l'éliminant. Nous assistons en quelque sorte à une « horreur économique ».

1- le concept d’aliénation

Marx décrit ce phénomène par le truchement du concept d'aliénation, qui joue pour la critique du capitalisme libéral.

L'aliénation c'est fondamentalement une situation concrète vitale faussée ; c'est une infrastructure brisée et donc une objectivation de l'homme dans le monde raté. Dans une réalité aliénée l’homme n'agit plus pour transformer le monde de façon que celui-ci réponde à ses besoins : ainsi le monde n’est plus le « corps inorganique » de l'homme. De plus, les hommes n’agissent plus par et pour les autres hommes ; ils n'ont plus de relations complémentaires, mais au contraire des rapports de concurrence ou de domination ; l'homme générique est divisé. Dans le capitalisme libéral cela se manifeste par l'aliénation du prolétaire et celle du capitaliste.

Le prolétaire est aliéné :
– Dans son travail : qui ne lui appartient plus puisqu'il le vend au capitaliste.
– Dans sa personne : car le travail était l'homme même, en le vendant le prolétaire se vend.
– Dans le produit de son travail : dont dispose le capitaliste pour constituer, par le profit, son capital.
– Dans son rapport avec la nature : qu'il exploite malgré lui pour le profit au lieu de l'humaniser.
– Dans son rapport avec les autres hommes : avec les prolétaires ses concurrents sur le marché du travail, avec les capitalistes ses exploiteurs pour le profit.

Tant et si bien que l'homme n'est plus homme dans le travail qui cependant constitue sa nature : étranger à lui-même, hors de lui, il est vraiment aliéné.

C’est par et pour le profit qui va alimenter le capital que le prolétaire malgré lui est aliéné. C’est par et pour le profit qu'il recherche fatalement pour investir afin d'être concurrentiel que le capitaliste est encore plus aliéné, car il ne s’en rend même pas compte. Ni pour le prolétaire, ni pour le capitaliste, le travail, ne correspondant plus à sa définition, ne mérite donc plus le nom de travail.

2- Causes de l'aliénation
Le marxisme, en bonne logique matérialiste, cherche la cause de cette aliénation dans l'infrastructure technico-économique. Si en effet la réalité est brisée c'est que les rapports sociaux de production entrent en conflit avec les modes de production d'existence qui les ont déterminés. À infrastructure brisée, objectivation humaine dans le monde ratée et donc conscience fausse, autrement dit superstructure idéologique.

Plus spécialement dans le capitalisme libéral que s'est-il passé ?

Les modes de production d'existence engendrent des rapports sociaux de production qui empêchent les modes de production d'existence de fonctionner.

Les modes de production d'existence (pour faire face à la concurrence, le capitaliste est tenu à produire davantage et plus efficacement. Pour cela il est tenu à investir toujours plus. Et pour investir, il est acculé à faire toujours plus de profits)
– engendrent des rapports sociaux de production (le capitaliste, acculé à faire des profits, exploite des travailleurs prolétaires dont le nombre et la pauvreté augmentent, mais par contre dont la consommation diminue par rapport à ce qui est produit)
– qui empêchent les modes de production d'existence de fonctionner (en effet le système capitaliste exige qu'on produise toujours davantage et fait que l'on consomme toujours moins par rapport à la production. Les profits deviennent impossibles. Le système est bloqué par les crises de surproduction ou plutôt de sous-consommation, la production étant sans cesse croissante et par rapport à elle, la consommation étant toujours décroissante).
Dans le capitalisme cette situation aliénée est la conséquence, à l'origine, d'une accumulation primitive née d’une expropriation forcée qui a contraint le prolétaire à se vendre en vendant son travail. Ainsi, et c'est à remarquer, de même qu'on trouvait la conscience humaine déjà dans l'infrastructure technique, de même l'expropriation forcée témoigne du rôle de la conscience humaine à la racine de notre aliénation.

C – Une utopie : la conversion du travail ?
Sortir d’un travail qui conditionne l’homme au statut de produit, est-il un projet plausible ? L’action violente prolétarienne de la lutte des classes, la révolution totale communiste qui débouche sur la dictature du prolétariat sont-elles des issues possibles ? Et la désaliénation dans la société communiste est-elle un fait déjà réalisé ou encore envisageable ? La technique de l’économique peut-elle résoudre à elle seule ce problème d’exploitation de l’homme par l’homme ? Et si nous répondons par « oui » à cette question, n’écartons-nous pas en même temps de la définition « humaniste » de la technique ses effets pervers ? 

1- Travail – loisir – liberté : vers une émancipation du travail ?
Comme Marx et les marxistes, les sociologues modernes (Baudrillard, Bourdieu…) constatent également cette dénaturation du travail à l'époque contemporaine. Ils le constatent même comme une situation qui est devenue structurelle et qui exige donc une révolution structurelle. Ils dénoncent que dans le capitalisme libéral, le travail, c'est-à-dire l'homme dans son activité essentielle, est considéré comme le moyen du capital qui, pour se développer, l'utilise comme une marchandise ; et il constate que le sujet du travail est soumis à l'objet du travail ; que le travailleur est le moyen de la productivité quand il n’en est pas purement et simplement écarté par le chômage. Par une inversion généralisée, l'homme, qui est la fin de l'activité économique et de ses objets et dont ils ne sont que les moyens, devient le moyen de ces objets et de cette activité, qui monstrueusement sont devenus sa fin… Quand du fait de la technique, ils ne lui sont pas devenus par le chômage complètement étranger. L'économisme, dans son affolement technique, dévore l’homme en devenant son unique ressort et sa fin, ou supplante l'homme en l'excluant de son système, en le mettant hors jeu.

La cause de cela, c'est précisément et fondamentalement une sagesse (ou plutôt une folie) matérialiste centrée sur la technique qui se déploie dans le capitalisme libéral sous forme d'économisme. Ce postulat posé nous écarte des théories marxistes. Car il condamne également les socialismes et communismes tels qu’ils se sont massivement manifestés, en tant qu'ils considèrent la technique économique, les « modes de production d'existence » comme la base motrice de la réalité humaine. Si l'homme en effet ne se considère pas d'abord comme un être passionné et libre, et par là même si éloigné de la perfection, mais si au contraire l'homme se considère d'abord comme la résultante nécessaire des phénomènes sociaux économiques, il sera voué à cette inversion totale et donc totalitaire dont il devient tragiquement le jouet dérisoire. Certes, Marx lie le travail aux nécessités naturelles imposées par les conditions physiques de l'homme ; il lie donc le travail à la production matérielle objective, qui modifie le monde en vue de nos besoins. Il en déduit que, le travail étant imposé par les nécessités humaines matérielles, et son objet étant donc une production extérieure à l'homme, c’est au-delà du domaine du travail que commence le domaine de la liberté, c'est-à-dire le développement de l'homme qui devient son propre but. Donc, la réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette liberté. Cette réduction de la journée de travail est d'ailleurs rendue possible à raison des très grands progrès techniques. Il ne reste pas moins que « la liberté ne peut éclore que sur la base de cet empire de la nécessité ».

2 – Critique des « économisme » et révolution culturelle
Une révolution culturelle pour libérer l'homme semble donc s'imposer. Mais de même que Marx condamne le capitalisme libéral, de même il s'agit de condamner les socialismes, qu'ils aient pris la forme de capitalisme d'État ou de dictature du prolétariat, et le communisme, qui n'a d'ailleurs encore vu le jour dans aucune partie du monde. Supprimer la propriété privée des biens de production ne constitue pas le moyen adéquat pour libérer l'homme de l’emprise économique. Une simple translation de propriété de l'individu à l'État ne suffit pas pour garantir la communauté des abus des personnes privées, car les personnalités publiques qui dirigent l'État ne se départissent pas d'être des personnes privées qui, en tant que telle, mais avec toute la puissance publique, peuvent agir pour leurs intérêts personnels au détriment du bien commun. En réalité, la cause de l'aliénation, de la dénaturation de l'homme, c'est « l'économisme » qui s’ancre, soit dans un matérialisme théorique, soit, du moins, dans un matérialisme pratique non moins pervers.

L'économisme libéral capitaliste implique en effet un matérialisme car il sépare, en les divisant, le capital travail qu'il considère, moins comme la source du capital technique, que comme une marchandise à la disposition de ce capital technique. Le travailleur étant traité comme une marchandise, l'homme est considéré comme moyen de l'économie et non plus comme sa fin.

L'économisme de Marx, lui, s'affiche ouvertement comme un matérialisme et pratique et théorique, comme une « Praxis ». Si l'homme, même considéré comme intelligent, se réduit à être un acte de relation au monde, et si l'infrastructure technico-sociale constitue la base motrice fatale de cet acte de relation au monde, homme total générique, fatalement l'homme sera le jouet de l'économie. Tout au plus peut-il freiner ou en accélérer le mouvement, mais jamais l’inverser.

Si l'aliénation économique était la seule cause de l'aliénation de l'homme, une révolution économique pourrait à la rigueur le désaliéner et l'avènement du communisme serait possible mais déjà, la violence de la systématique « lutte des classes » dans la démocratie bourgeoise d'une part, et, d'autre part, le totalitarisme des dictatures du prolétariat, hypothèquent cette révolution de comportements qui dégradent la nature sociale et libre de l'homme. De plus on ne comprend pas comment le miracle d'une translation de propriété et d'une transformation d'institutions suffirait à nous libérer de nos limites et de nos défauts.

Ainsi, la révolution culturelle, qui semble s'imposer pour remédier à la dénaturation du travail, sans violence, consisterait à établir une civilisation des Arts ou des loisirs (pris au sens large du terme). Mais à supposer que les progrès dits scientifiques et techniques améliorent la condition humaine de façon à lui éviter en grande partie des tâches très pénibles ; à supposer même que s'établisse dans le monde une civilisation du « loisir » (mais ne rêvons pas trop !) et qu'ainsi l'homme puisse se consacrer à son épanouissement personnel en cultivant tous les biens de la culture ; il n’en reste pas moins que ce loisir (qui est au fond l'essence même du travail puisque le travail est gratuité) à cause du penchant égoïste de l'homme, exigera plus que de la peine, il impliquera même de la douleur.

Deuxième partie : le Poète, l'Artiste, travaillent-ils ?

Les Sœurs…
(Les sœurs sont les Muses, inspiratrices du Poète)

« Elles portent au but celui-là qui les aide,
Et se met de côté,
Même s'il en a peur, même s'il trouve laide
Leur terrible beauté.

Or moi, j'ai secondé si bien leur force brute,
Travaillé tant et tant… »

Un jour, alors qu'on lui posait la question : « quand vous n'avez rien à faire que faites-vous ? » Jean Cocteau répondit : « je travaille ! »
C'est dans cette gratuité, ce temps où la production est directement ni utile, ni mercantile, ce temps qui n'est pas voué à la technique et au capital et dont on dirait par conséquent aujourd'hui « qu'alors on n’a rien à faire », c'est dans cette gratuité que le poète travaille authentiquement, c'est-à-dire s'accomplit à un dévouement dont l'activité créatrice le consume en humanisant le monde.

Cette activité esthétique, et plus spécialement poétique, est-elle pour autant un travail ? L'artiste travaille-t-il en définitive ? Pour préciser la question, nous devons la formuler de la manière suivante : D'abord « symboliser », c'est-à-dire constituer dans la forme du sens qui fait corps ; ensuite exprimer les sens vécus de l'existence dans cet ordre symbolique ; enfin prendre ceci dans le charme de la beauté : tout cela (puisqu’en tout cela consiste l'activité esthétique) est-il un travail ? C'est-à-dire tout cela humanise-t-il par les œuvres d'art le monde (point de vue objectif du travail : son produit) en accomplissant l'artiste par son acte créateur (point de vue subjectif du travail : l'activité de production) ?… Et cette activité esthétique s'accomplit-t-elle dans un don gratuit et douloureux par lequel l'homme, exerçant toutes ses facultés, vit dans le sens ?

Voici comment nous procéderons :
Pour répondre à cette question (L’artiste, le poète, travaillent-ils ?) nous analyserons l'expérience esthétique, bien que celle-ci déborde de l'art puisqu'elle peut se produire à l'occasion de la contemplation de la nature. Mais c'est avec une intention plus purement esthétique que l'artiste élabore son œuvre, que son œuvre est composée et qu’elle est contemplée. L'art peut donc être considéré comme l'épure où l'expérience esthétique apparaît le plus clairement et distinctement. Qu'est-ce que donc qui constitue l'esthétique comme telle ? Qu'est-ce qui fait que l'art est l'art ? Quelle est son essence? Avec une intention plutôt analytique, nous ferons des réflexions en considérant l'art tour à tour séparément sous les aspects du symbole, du beau, et de l'existence. Tout en éprouvant alors combien il est difficile d'isoler les uns par rapport aux autres tous ces éléments, nous verrons comment, sous tous ses aspects, l'art est travail. Cela nous permettra d'entrevoir combien de part en part l'art est éminemment travail, parce que, en face du travail aliéné de notre civilisation d'économisme qui ne considère que la rentabilité productrice et mercantile, Orphée, à contre-courant et à ses dépens, en créant par gratuité l'œuvre éminemment humaine de la parole dont la déclamation l'accomplit, témoigne de ce qu'est en vérité le travail.

A – l'art est symbole
L'art est symbole : c'est fondamental.
Cela signifie qu'il est expression, dégagement d’un sens analogique.
Pour saisir, nous prendrons une illustration en poésie, qui est plus particulièrement notre thème et dont le matériau est le langage, ce qui nous facilitera l'exposition des exemples, bien que ce matériau soit très complexe.

1 – « Hors de l'art »
– Si je dis : « je ne viendrai pas parce qu'il pleut ».
Cette phrase a une signification conceptuelle logique, que je comprends clairement et qui me réfère à ce qui m'apparaît comme du cohérent et du possible. D'ailleurs c'est ce à quoi je me réfère qui m'intéresse et sur quoi se porte mon attention et non pas la phrase en elle-même.

– Si je dis : « j’ai dessiné un carré rond ».
Cette phrase est incohérente. Elle a bien un sens linguistique, puisque je saisis son incohérence ; mais elle n'a pas de signification : elle m'oriente vers de l'absurde impossible, qui m’indiffère.

– Si je dis : « l'assiette a des pédales pour fondre » ou encore « le pantalon a vu la musique des tables ».
Nous demeurons dans l'absence de signification, dans l'absurde impossible. Cette absence de signification (non de sens) rend ses phrases « insignifiantes ». De plus, leur sens lui-même ne suscite aucun intérêt qui attire notre attention : il est vide, lâche, falot, débile ; tant et si bien que ces propositions n'ont pas de présence. Comme elles nous laissent indifférents nous les laissons tomber. Jusqu'ici, dans ces trois exemples nous ne sommes pas dans le domaine de l'art.

2 – L'art : présence d'un sens qui tient et fascine
Par contre, avec le symbole nous abordons le fondement même de l'expérience esthétique et nous pénétrons dans son royaume.

Pour exemple, citons ce poème très condensé de Malcolm de Chazal : « la rivière de diamants n'a pas de lit »

Cette phrase n’a certes aucune signification qui nous réfère à un monde cohérent et possible, qui aurait pour nous le moindre intérêt apparent. Cependant sa présence nous fascine par la dense teneur intense de son sens, qui précisément tient avec tenue : c’est que ce sens se dégage d'analogies qui font corps en se combinant à l'infini sans jamais épuiser leur jeu.

Cette présence inouïe d’un sens symbolique qui s'impose même à l'artiste qui l’a créé, ne se produit pas qu'avec un matériau de sens linguistique ; mais il peut se produire aussi avec bien d'autres matériaux ; par exemple avec les sens des diverses sensations : en musique avec les sons, leurs mélodies et harmonies ; en peinture avec les couleurs et les formes planes ; en sculpture avec les masses et les formes des volumes ; en architecture avec les monuments, etc.

Cela s'explique si nous comprenons notre définition : l'art est symbole, c'est-à-dire expression analogique.

3 – L'expression et le sens
L'expression en effet est dégagement de sens. Exprimer c’est dégager un sens ; il y a expressivité à chaque fois qu'un sens se dégage. Par exemple, il y a des expressions sensorielles (couleurs, sons : impressions élémentaires de la connaissance qui nous renseignent sur notre situation au monde tant que les objets ne touchent pas notre organisme et donc ne l'affectent pas) ; il y a des expressions sensibles (plaisirs, douleurs, agréabledésagréable : les impressions deviennent des affections car l'objet de notre relation au monde touche l'organisme et donc nous affecte en bien ou en mal : il y a urgence) ; il y a des expressions sentimentales (joie, désir, peur, etc. notre connaissance nous affecte selon qu'elle nous renseigne sur le caractère utile ou nuisible de l'objet : cette affection qui est le sentiment, nous incite à un comportement) etc. La relation à l’autre est primaire, originelle et fournit les sens fondamentaux de notre existence.
Tous ces sens sont donc la manifestation, les symptômes de l'intentionnalité de notre acte de relation au monde, autrement dit de notre réalité même (dans la mesure où notre relation au monde est partielle ou surtout bancale, c'est notre réalité même qui est bancale, partielle, et donc la conscience (les sens) qui exprime cette réalité et en fait partie, est elle-même bancale, donc illusoire, mais n'en est pas moins réelle : l'illusion est une réalité). Car l'expression n'est pas une représentation : elle est un symptôme, c'est-à-dire un signe qui fait partie substantiellement de ce qu’il signifie (les boutons de la rougeole sont les symptômes de la rougeole parce qu'ils en sont les signes et qu’à la fois ils sont des éléments de cette maladie). L'expression organique de la colère ou de la peur (par exemple) dans les gestes sur le visage font partie de cette colère ou de cette peur, et celui qui les regarde assiste à notre colère, à notre peur elle-même.
L'art fondamentalement ne représente pas ; il exprime.
Il est expressif. Il est symbole. Le symbole signifie ici, non seulement qu'il est expressif, mais surtout qu'il est expression de nature analogique.

4- L'analogie
Mais qu'est-ce que l'analogie ? Il y a analogie entre des mots, des choses, des phénomènes quels qu’ils soient lorsqu'ils sont à la fois pareils et différents sous quelqu’aspect que ce soit, et que cette ambivalence de la ressemblance de la différence est ressentie comme telle.

(Les analogies qui s'exercent dans l'art ne sont pas directement les analogies conceptuelles de proportionnalité ou d'attribution, qui par leur rigueur sont trop froides et rigides pour jouer d'une manière assez complexe, souple et saisissante de façon à constituer le symbole, la beauté ou l'expression existentielle : c'est pourquoi nous n'en parlerons pas).

Par contre, il peut y avoir des analogies entre phénomènes d’un même domaine (par exemple des couleurs diverses qui seraient toutes ou acides, ou pastels, ou éclatantes).
Il peut y avoir des analogies entre des phénomènes de domaines fort différents (par exemple entre des couleurs, des sons, des sentiments, des paysages, qui auraient tous une tonalité triste). Qui n'a pas joué au portrait, cette distraction de société où l'on finit par trouver le nom d'une personne en posant des questions de ce genre : « si elle était une voiture, qu'est-ce qu'elle serait ?… Si elle était une plante ? Un animal ? Etc.

Baudelaire a glorifié ces analogies dans son célèbre poème :

« Correspondances »

 »  La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symbole
Qu'il observe avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les haut bois, vert comme les prairies,
Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant à l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. »

Aussi, dans le poème « Elévation », Baudelaire déclare-t-il : « heureux… celui qui comprend le langage des fleurs et des choses muettes ».

Pour bien saisir en quoi consiste l'analogie référons-nous comme illustration aux analyses du peintre Kandinsky dans l'art de la peinture, lorsqu'il étudiait ce qu'il appelle « les résonances et vibrations sur l'âme » des couleurs et des formes plastiques et de leurs diverses combinaisons. De son expérience, il a tiré les conclusions suivantes :

– le jaune est : qualitativement chaud, dynamiquement en mouvement excentrique vers le spectateur, ontologiquement corporel, spatialement parent de la forme triangulaire qui en renforce l'effet, et phonétiquement évocateur de la lettre « i ».

– le bleu, au contraire, est qualitativement froid, dynamiquement en mouvement concentrique s'éloignant du spectateur, ontologiquement spirituel, spatialement parent de la forme circulaire qui en renforce l’effet, et phonétiquement évocateur de la lettre « u ».

– le rouge, parents des lettres « a » et « o », exprime le mouvement en soi ; il est accentué par la forme « carré » et renforce l'action des autres couleurs.

– il s'ensuit que l'oranger, composé de rouge et de jaune, s'oppose violemment au violet, composé de rouge et de bleu.

– le vert exprime l'absence de mouvement car il est composé de bleu et de jaune, qui se neutralisent par leur opposition. Bien entendu, le vert, absence de mouvement, s'oppose au rouge mouvement en soi (effectivement tout le monde sait que le rouge excite et que le vert calme).

Ces analyses sont élémentaires : imaginons les effets de sens analogique extrêmement variés, complexes que l'on peut tirer de leurs innombrables combinaisons.

5 – Originalité affective et imaginaire du symbole esthétique
On comprend maintenant pourquoi et comment l'œuvre d'art, saisi dans la contemplation esthétique, par essence symbolique, c'est-à-dire expressif d'un sens analogique, est une intense présence de dense originalité, très fermement constituée et indéfiniment dégagée : une présence qui fascine, comme un absolu. Son sens naît d'un imaginaire jeu inépuisable d'analogies affectives, c'est-à-dire de ressemblances et différences telles qu'elles s'engendrent les unes les autres de manière à faire corps ensemble sans se clore sur elles-mêmes. Le symbole esthétique est une condensation de sens qui se confirme à se dégager et qui se concentre à se développer : plus il évoque, plus il intensifie sa consistante condensation.

6 – Sens et beauté
On serait tenté de dire purement et simplement que si le symbole (expression d'un sens analogique) est la matière (la substance) de l'œuvre d'art, la beauté en est la forme. Mais ce serait forcer les choses, car dans l'œuvre d'art, d'une part, le sens, la substance, participent à sa beauté et d'autre part la beauté, la forme, participent à son sens, à sa substance. En effet, symbole, l'art fascine ; beau, cette fascination se transforme en enchantement qui ravit. Ainsi, d'une part, cette forme qu’est la beauté participe à la substance (puissance) de l'œuvre d'art qui est transformé par sa forme de beauté, car ce n'est pas le même phénomène que de fasciner et que de ravir ; et de plus le ravissement transforme le sens lui-même de l'œuvre (par exemple les traits de tableaux pornographiques, suggestifs mais sans beauté, ne seront pas la même étreinte si elles sont celle d’un tableau érotique et très beau). Mais, d'autre part, si la forme ravie, c'est qu'elle est animée par le sens même de la substance, sans laquelle la forme ne tiendrait pas plus et de plus ne serait pas belle précisément de cette beauté-là (par exemple la beauté d'un Poussin n'est pas celle d'un Botticelli).

7 – L’expérience de la beauté
Quoi qu'il en soit, le beau enchante et ravit. Dans l'expérience esthétique de la beauté nous avons l'impression d'une extase qui nous transporte en un univers harmonieux : il charme, nous le verrons, parce que les analogies s'y accordent avec grâce.

Quand je dis : « la rivière de diamants n'a pas de lit » (Malcolm de Chazal). Cela fascine, mais n'enchante pas.

Par contre si je déclame : « J'entends l'herbe des nuits croître dans l'ombre sainte » (Paul Valéry). Ce vers enchante et ravit.

Mais si le symbole fascine et le beau symbole ravit, le symbole vivant envoûte, car l'envoûtement est une fascination émouvante.
Écoutons René Char : cette phrase n’est pas spécifiquement harmonieuse, spécifiquement belle, mais, émouvante, elle envoûte :

 » Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l'éternel ».

À un niveau plus figuratif, ce poème de Verhaeren :

 » Le vent « 

 » Sur la bruyère longue infiniment,
Voici le vent cornant Novembre ;
Sur la bruyère, infiniment,
Voici le vent
Qui se déchire et se démembre
En souffles lourds battant les bourgs :
Voici le vent,
Le vent sauvage de Novembre.

Aux puits des fermes,
Les seaux de fer et les poulies grincent ;
Aux citernes des fermes,
Les seaux et les poulies
Grincent et crient.

Le vent rafle, le long de l’eau,
Les feuilles mortes des bouleaux,
Le vent sauvage de novembre ;
Le vent mord, dans les branches,
Des nids d'oiseaux ;
Le vent râpe du fer
Et précipite l'avalanche,
Rageusement, du vieil hiver,
Rageusement, le vent,
Le vent sauvage de novembre.

Dans les étables lamentables,
Les lucarnes rapiécées
Ballottent leurs loques falotes
De vitres et de papiers.
Le vent sauvage de novembre !

Sur sa butte de gazon bistre,
De bas en haut, à travers airs,
De haut en bas, à coups d'éclairs,
Le moulin noir fauche, sinistre,
Le moulin noir fauche le vent,
Le vent,
Le vent sauvage de novembre.

Les vieux chaumes, à croupetons
Autour des vieux clochers d'Eglise,
Sont ébranlés sur leurs bâtons ;
Les vieux chaumes et les auvents
Claquent au vent,
Au vent sauvage de novembre ;
Les croix du cimetière étroit,
Les bras des morts que sont ces courroies,
Tombent, comme un grand vol
Qui se rabat contre le sol.

Le vent sauvage de novembre,
Le vent,
L'avez-vous rencontré, le vent,
Au carrefour des trois cents routes ?
L'avez-vous rencontré le vent ?
Le vent des peurs et des déroutes,
L'avez-vous vu, cette nuit là ?
Quand il jeta la lune à bas
Et que, n'en pouvant plus,
Tous les villages vermoulus
Criaient, comme des bêtes
Sous la tempête.

Sur la bruyère, infiniment,
Voici le vent hurlant,
Voici le vent cornant novembre. « 

Ce poème est un symbole vivant qui fascine et envoûte. Les sens de notre expérience humaine vivante, quels qu'ils soient, sont intégrés analogiquement comme éléments dominants du symbole, et participent avec les autres analogies au fait que, faisant corps, elles se condensent dans le sens général de l'œuvre, qui, ainsi, tient par elle-même et pour elle-même ; tant et si bien que, à cette consistance des sens, ces sens existentiels donnent une note dominante tout en respectant les notes de tous les éléments de l'œuvre et leurs singulières contributions à la teneur de l'ensemble.

8 – Conclusion. L'art : symbole beau et vivant
Si le symbole fascine,
si le beau symbole ravit,
si le symbole vivant envoûte,
quand l'œuvre est à la fois symbolique, belle et vivante, alors elle exalte et comble.

Les divers sens de notre vie sont exaltées par l'ordre symbolique où ils sont pris et promus dans le phénomène même du sens en soi qui les absolutise ; en même temps que, imprégnés par la beauté, ils sont par son harmonie transportés dans l'Idéal.
Par l'art, par le symbole et la beauté, les sens de notre existence sont exaltés dans un idéal absolu ; si bien que l'œuvre d'art achevée se tient debout devant nous, devant l'artiste qui l’a créée compris, comme une mystérieuse présence originelle, et donc originale, toujours plus ou moins sacrée, qui, en nous pénétrant nous transporte ou plutôt nous transforme par affectivité imaginaire en un mode d'existence éminente dans lequel le « naturel » et le « surnaturel » se transmutent l’un en l'autre pour se confondre en une nouvelle et singulière réalité où le surnaturel se naturalise en animant la nature qui devient ainsi surnaturelle. À l'état désirant dont nous imprègne le symbole, à l'extase ravissante dans laquelle nous exalte la beauté, s'intègrent nos désirs personnels qui entraînent une envergure dont le prestige arrache même des larmes de joie d'autant plus graves qu'il prend forme d'éternité. D'ailleurs, selon la diversité (et les variations) des intentionnalités, du fait de leurs sources d'inspiration archéologique ou téléologique, l'impact et la teneur de notre affectivité imaginaire sur notre existence varie selon une infinité de nuances qui vont de l'évasion dans un monde fantasmatique, voire fantasmagorique, jusqu'au réalisme du monde « surnaturel divin », et cela avec toutes sortes d'amalgames, en passant par tous les mélanges du réalisme pragmatique avec les illusions idolâtres.

B – Le génie : la création artistique (poétique)
Le travail, dit Marx, doit être considéré sous deux aspects : l'aspect objectif, ce qu'il produit, en l'occurrence l'œuvre d'art, dont nous venons de parler ; et l'aspect subjectif, celui qui le produit, en l'occurrence l'artiste, dont nous proposons de parler, et de parler en deux temps, en réfléchissant d'abord sur le génie artistique en général, ensuite plus particulièrement sur le génie du poète.

1 – Pourquoi le génie ? Relation de l'œuvre d'art et du don d'analogie
Pourquoi le génie ? Parce que le génie, c'est le don des analogies. Or, après ce que nous avons dit de l'œuvre d'art sur ses caractères de symbole, de beauté et de vie, vous ne serez pas étonné de constater que ce don est nécessaire pour créer une œuvre d'art.

– L'œuvre d'art et symbole, avons-nous dit. Or le symbole est expressivité de sens analogues, c'est-à-dire de sens où les analogies par le religieux font corps sans que ce corps se fige, se clore sur lui-même : la teneur du sens analogue est essentiellement ouverte. Comment pourrait-il parvenir à la création symbolique celui qui n'est pas doué de ce don d'analogie ?

– l'œuvre d'art est beauté.
L'œuvre d'art belle nous ravit.
Or elle nous ravit parce que, à la faveur de sa contemplation, s'accordent en nous l'unité constante et la diversité changeante. Ainsi un morceau de musique sera beau quand ses notes, ses phrases musicales, ses harmonies et ses mélodies s'accorderont dans leur unité et leur diversité, quand leurs ressemblances et leur différences se fomenteront mutuellement avec bonheur : or la saisie des ressemblances et des différences dans leurs relations en tant que telles, c'est précisément cela que j'appelle le « don d'analogie » et nous verrons comment ils méritent le qualificatif de « génie ».

– enfin l'œuvre d'art est expression de notre existence.
Or, si je veux traduire, par exemple, la tristesse d'un deuil vécu par une musique triste, il faudra bien que je saisisse de conserve, d'une part la différence entre la résonance d'un éprouvé vécu et la résonance d'une impression entendue avec une intention esthétique, et d'autre part la note de tristesse par laquelle elles se ressemblent toutes les deux. Il faudra donc que je perçoive les analogies entre la musique et le deuil.

2 – Comment le génie ? Analyse essentielle du génie
On comprend donc que ce don extrême d'analogie, devenu une extrême exigence semblable à une seconde nature de l'artiste, est à la racine de sa vocation. Le génie, en effet, qui est précisément ce don extrême d'analogie, très complexe, surtout dans sa pratique, consiste dans cette tendance qu'ont une sensibilité et une imagination, très vives et très amples, à s'accorder spontanément en jouant ensemble dans leurs exercices. Or si ce don est une grâce, cette grâce ne s'actualise, ne se développe et ne s'accomplit que par les efforts et les peines du travail.

– le génie est don et inspiration
Le génie est un don car il suppose une sensibilité et une imagination très vive et très ample. Le génie suppose une sensibilité très vive, c'est-à-dire qu'il doit être doué pour ressentir ses résonances et ces vibrations de l’âme, dont parlait Kandinsky, par une attitude soit réceptive soit créatrice mais toujours active. Cette sensibilité concerne tous les domaines de l'existence, plus particulièrement celui des harmonies intérieures qui constituent la beauté, et plus spécialement encore le domaine du matériau de son art. Si c'est une banalité de souligner la sensibilité de l'artiste, il est en revanche nécessaire de s'opposer à ce que l'on confonde le génie et la folie qui ne se touchent même pas comme des extrêmes. Si le génie sombre parfois dans la folie, qui est son contraire, c'est que de par la finesse et la complexité de ses facultés, et spécialement de la sensibilité de l'imagination, il est très vulnérable ; or il est d'autant plus fragilisé qu'il est très agressé à cause de sa très forte originalité. Maîtriser en les fomentant, les ressorts de sa sensibilité et les élans de son imagination impliquent de la part du génie une lucidité et une énergie à toute épreuve.

Le génie suppose, bien sûr, une ample et vive imagination, c'est-à-dire qu'il doit être doué dans l'exercice de cette faculté par laquelle on dépasse le donné. Comment en effet être capable des intentionnalités analogiques par lesquelles on perçoit des ressemblances et des différences si, d'une part on ne ressent rien, et si d’autre part ont reste le nez collé sur ce que l'on ressent ? L'imagination dont il s'agit n’est d'ailleurs pas l'imagination statique et passive de l'inconscient répétitif plus ou moins pathologique qui pèse sur nos rêvasseries érotiques ou sur nos rêves nocturnes, mais l'imagination active, très mobile dont les images s'engendrent les unes les autres comme les prestigieux bouquets des feux d'artifice.
Aussi n'est-il pas étonnant que le génie, qui suppose le jeu si complexe et si souple de facultés si vives et si vastes, se manifeste comme un don inné et qu'il soit mythologiquement représenté comme le favori des Muses. Son inspiration d'eux-mêmes apparaîtra comme prenant source dans sa lyre.

D'ailleurs l'inspiration peut s'éclipser, car les muses sont capricieuses… Car surtout cette entente de la sensibilité et de l'imagination accordées à l'ensemble des facultés du poète, est tellement fragile du fait même de la fine complexité de leur jeu qu'elles se brisent facilement.

Et voilà le poème de Jean Cocteau (extrait de Plain-Chant – 1923)

« Muses qui ne songez à plaire ou à déplaire,
Je sens que vous partez sans même dire adieu.
Voici votre matin et son coq de colère.
De votre rendez-vous je ne suis plus le lieu.

Je n'ose pas me plaindre, ô maîtresses ingrates
Vous êtes sans oreille et je perdrai mon cri.
L’une à l'autre nouant la corde de vos nattes,
Vous partirez, laissant quelque chose d'écrit.

C'est ce que vous voulez. Allez, je me résigne,
Et si je dois mourir, reparaissez avant.
L'encre dont je me sers est le sang bleu d'un cygne,
Qui meurt quand il le faut pour être vivant.

Du sommeil hivernal, enchantement étrange,
Muses, je dormirai, fidèle à vos décrets.
Votre travail fini, c'est fini. J'entends l'ange
La porte refermer sur vos grands corps distraits.

Que me laissez-vous donc ? Amour ! Tu me pardonnes,
Ce qui reste c'est toi : l'agnelet du troupeau.
Viens vite, embrasse moi, broute-moi ces couronnes,
Arrache ce laurier qui me coupe la peau. « 

Le don des Muses peut aussi disparaître définitivement (Mais n'et-ce pas alors qu'il se manifeste parfois avec le plus de grandeur ?)

Voici le poème de Du Bellay (extrait du recueil Les Regrets)

« Las, où est maintenant ce mépris de fortune ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
Cet honnête désir de l'immortalité,
Et cette honnête flamme au peuple non commun ?

Où sont ces doux plaisirs qu'au soir sous la nuit brune
Les muses me donnaient, alors qu'en liberté
Dessus le vert tapis d'un rivage écarté
Je les menais danser aux rayons de la lune ?

Maintenant la fortune est maîtresse de moi,
Et mon cœur, qui soulait être maître de soi,
Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient.

De la postérité, je n'ai plus le souci,
Cette divine ardeur je ne l'ai plus aussi,
Et les muses de moi, comme étranges, s'enfuient. »

– Le génie et existence au travail : vie double.
Si la grâce accordée se chante, le travail, lui ne se chante pas. Il n'en reste pas moins que les artistes ont dit et redit ce que l’art supposait d'efforts et de sacrifices.
Car la vie d'un artiste est double.
C'est d'abord une vie d'homme et dans la mesure où l'existence s'exprime dans l'œuvre les qualités de cette existence et surtout sa valeur ont une très grande importance. Certaines œuvres, fascinantes par leur teneur symbolique et enchanteresse par leur beauté, sont imprégnées de telles horreurs et de telles tares, ou même d'une telle impuissance profonde propre à un manque d'être fondamental, en dépit des qualités prestigieuses qui l’occultent, que leur charme est d'autant plus envoûtant et plus pernicieuse leur magie. Mais la vie d'un artiste ne se réduit pas à être une vie d’homme : elle est aussi une vie d'artiste qui tire son œuvre de son existence, comme des plantes et des herbes, les abeilles font leur miel.
Cette double vie exige que s’allient la plus naïve spontanéité et la plus cynique lucidité. Cela implique de concert la plus grande indépendance à l'égard de quiconque et la plus grande docilité à l'égard des appels de l'inspiration. Un artiste ne choisit pas plus les œuvres qu'ils créent que les parents ne choisissent les enfants qu'ils engendrent. Pas une œuvre digne de ce nom qui ne soit une exigence à la fois existentielle et esthétique. Cette exigence n'a rien à voir avec les caprices hédonistes du goût, mais elle montre comme une nécessité qui est l'expression même de la liberté. Avant de créer l'œuvre qui doit s'engendrer à la faveur des puissances de l'artiste, celui-ci la porte en lui en creux, comme ces mots que nous cherchons parce que, tous connus qu'ils sont de nous, « ils ne nous viennent pas à la bouche » et nous ne les trouvons pas. Mais à mesure que l'œuvre monte à la faveur d'un très sûr et précis tâtonnement de l'artiste, elle se révèle peu à peu comme cette œuvre dont il était en quête ; et « elle se tient » devant lui dans son achèvement, elle lui apparaît exactement semblable à ce qu'il pressentait, mais aussi toute différente, si bien qu'elle le surprend et le stupéfie. Ainsi cette œuvre, qu’il reconnaît bien comme lui appartenant, désormais le dépasse car elle ne se réduit pas à ce qu'il est, et elle a donc à vivre une existence propre indépendante de la sienne ; mais par ailleurs, lui-même la déborde car il ne se réduit pas à ce qu'elle est, et il a donc à vivre une existence propre indépendante d'elle. Certes, pas plus que des parents et des enfants, ils ne peuvent pas être étrangers les uns aux autres, mais dans la mesure où ils gardent des relations c’est, non pas pour accentuer leur dépendance mutuelle, mais uniquement pour promouvoir leurs différences originales. L'œuvre va son chemin avec les potentialités infinies de ces analogies et de ses rencontres, et l'artiste poursuit sa route avec les exigences souvent imprévisibles de son accomplissement.

3 – Le poète : le génie de la parole ?
Mais qu'est-ce qui est dû à une grâce offerte et qu'est-ce qui est obtenu par la persévérance de l'effort ? Don et travail se mêlent inextricablement et dépendent l'un de l'autre si bien qu’un don qui n'est pas travaillé reste stérile, s'étiole et meurt ; et un travail qui n'est pas insufflé et attisé par le don de l'inspiration ne produit que des œuvres académiques, sans âmes.

4 – Le matériau du poète : le langage, la langue
En effet, comme cela a été déjà dit plus haut, chaque artiste travaille le matériau de son art propre. Or, le matériau du poète c’est le langage. Au risque de fausser nos analyses en les simplifiant, considérons le langage, non pas sous son aspect de « paroles », « emploi d'une langue assumée par une personne », mais précisément sous son aspect de « langue », c'est-à-dire comme un système de signes linguistiques qui, dans une société donnée, assure les relations des hommes entre eux et avec le monde ; si bien que le prisme, le verre du langage, à travers lequel on appréhende la réalité, s'intègre à cette réalité même. Mais considérer la langue séparément de la parole, c'est simplifier le problème, car la langue et la parole n'existent que l'une par et pour l'autre : une langue n'existe que parce qu'elle est ou a été parlée ; et une parole n'existe que par l'assimilation de la structure d’une langue. Aussi ne pourrons-nous pas ne pas faire référence à la parole.

Considérons maintenant, à l'extrême de la langue, l'unité ultime du signe linguistique, le « monème », disons grossièrement le « mot ». Les linguistes le définissent comme le rapport d’un signifiant et d’un signifié ; ce qu'ils écrivent de la façon suivante :
Signifiantsignifié→ référent (le référent est l'objet que détermine le signe linguistique)

Par exemple dans le mot « ténèbres », le signifiant c'est l'image acoustique, l'aspect sensible, la sonorité « ténèbres ». Mais si cette sonorité ne se réduit pas à être un simple bruit, comme par exemple le son « dido », si elle est signifiante, c'est qu'elle porte un signifié, un concept qui est la signification de « ténèbres » : « une profonde et trouble obscurité ». Or ce concept, pour ne pas rester une simple ébauche de pensée évanescente doit s'incarner dans la sonorité sensible de son signifiant. De même que l'œil lui-même n'est oeil lui-même que par l'ensemble de son globe oculaire et de son regard, (car d'une part un globe oculaire mort, inanimé, sans regard, n'est pas un œil humain ; et d'autre part il n’y a pas de regard sans globe oculaire) ; de même il n’y a pas de mots sans un signifiant sensible et un signifié conceptuel.

Précisant également que le sens ne se réduit ni à une pure création du sujet lui-même, ni à une pure reproduction de l'objet mondain, mais à la relation des deux, c'est-à-dire à la conscience de la réalité telle qu'elle est organisée dans un système social ; le sens contient à la fois, à travers l'emprise sociale, l’homme et le monde que distingue exagérément la philosophie occidentale en les considérant à part l'un de l'autre.

5 – L'utilisation de la langue par le poète
Comment le poète va-t-il utiliser les mots d'une langue dans le poème ? Reprenons comme exemple le mot « ténèbres ». Si on considère en lui le « signifiant », l'impression sonore sensible, il est de résonance sourde : il évoque donc des analogies de lourdeur oppressante. Si nous considérons ensuite le « signifié » du mot « ténèbres », son concept : il signifie « profondes et troubles obscurité ». Cette signification a également une résonance affective sinistre, inquiétante, opprimante. C'est surtout en considération de cette aura affective, dégagée par le signifiant et le signifié d’un mot en vertu d'impressions analogiques, que le poète emploie ce mot, plus que pour sa stricte signification conceptuelle elle-même. Shakespeare n'aurait jamais écrit « Roméo et Juliette s'embrassent dans les ténèbres ». Même s'ils se sont rencontrés dans les brumes d'une obscurité très profonde, le poète écrira plutôt « Roméo et Juliette s'embrassent dans la nuit » ; car, tant à cause de la teneur affective de son « signifiant » (u-i) que de l'aura affective de son « signifié », le mot  « nuit » correspondra davantage à la fraîcheur pure et idéale de ce baiser.

Bien entendu j'ai simplifié d'une manière impertinente. Il faut considérer que le mot est un élément de la proposition. Or la phrase, elle aussi, à une tonalité affective, tant de son signifiant que de son signifié. Quant au signifiant, son rythme, par sa rapidité et ces coupures, peut exprimer la vivacité primesautière tandis que ce rythme, par son amplitude et son balancement évoquerait plutôt la gravité et la grandeur. Quant au signifié, la modalité de la proposition influe intensément sur l'impression qu'elle dégage : une phrase impérative ou une phrase affirmative suscite la fermeté de l'assurance, alors que la phrase interrogative ou conditionnelle glisse la fragilité de l'hésitation et que la phrase exclamative soulève toute la résonance de l'émotion.

La phrase n’est d'ailleurs qu'un élément d'un texte, et le texte n'est qu'un élément d'une œuvre. Or non seulement on pourrait faire des remarques analogues à leur propos, mais encore ces remarques iraient se multipliant quand on pense que tous les considérants, en jouant les uns avec les autres, influent les uns sur les autres et augmentent ainsi la complexité de leurs effets qui peuvent même s'inverser et dont les nuances vont, par conséquent, à l'infini.

Il me paraît presque inutile de souligner, tant elle me semble évidente, parce que tant elle est constante, l'importance, dans l'activité de la conscience poétique, de l'influence de l'inconscient, tant archéologique que téléologique ; cette influence explique, en grande partie, la surprise causée sur le poète par son œuvre, quand il l’a détachée de lui en décidant de la considérer comme « achevée », décision qui pourrait être repoussée, elle aussi, jusqu'à l'infini.

Enfin, il est tout aussi évident qu'une condition du génie, pour que son œuvre puisse devenir classique, c'est-à-dire pour qu'elle puisse être universellement reconnue, est le caractère général de son affectivité et de son imagination, surtout dans leurs accords… Ce qui, d'ailleurs, loin d'exclure l'originalité de la mise en œuvre, bien au contraire l'implique, du fait de la nécessaire spontanéité, toujours ponctuellement personnel, de l'exécution. Mais, je le répète, se conjuguant avec ceux-là, ce qui distingue l'œuvre du génie de l'œuvre du fou, c'est que l'œuvre géniale se fonde sur une affectivité et une imagination dont le fonctionnement fondamental est semblable à celui de la plupart des hommes. Ceci vaut également pour ce qui concerne toutes les formes de base de l'inconscient archéologique et téléologique dans leurs principes essentiels. On sait, dans tous ces domaines, combien, à tous les niveaux du psychisme, sont liées ce qu'on appelle formes et matières. Aussi, une œuvre sera-t-elle d'autant plus classique et universelle que les résonances affectives qu'elle suscite sont des sentiments humains universels et que l'imaginaire qui leur est associé est lui-même universel.

Conclusion : L'art est donc Travail
En réfléchissant sur des éléments qu'on trouve dans l'art on voit qu’en tous ces éléments il est travail ; mais ceux-ci à la condition qu'il s'exerce avec convenance. Or, cet exercice de l'analogie sous toutes ses formes esthétiques et l'exercice de l'affectivité de l'imagination qu'il implique, humanisent l'homme, car ils sont essentiels à sa conscience, c'est-à-dire à son acte de relation au monde, étant les symptômes de sa liberté. L'art est épanouissant et éducateur tant pour celui qui crée les œuvres que pour celui qui les contemple.

L'art est donc travail.

Le mot « travailler » apparaît au XIIe, XIIIe siècle avec le strict et unique sens de « tourmenter, souffrir ». Ce n'est qu'au XVIe siècle, correspondant à la montée du capitalisme (appelée par notre « élite » culturelle : « humanisme ») que le mot « travailler » a remplacé le mot « œuvrer », c'est-à-dire « faire, avoir une activité productrice », et a ainsi marqué cet « œuvrer » de son sceau dominant de « tourments et de souffrance ».
Or le sens du mot « œuvrer », est beaucoup plus proche de celui de « poème », dont l'origine grecque «poiein » signifie « faire, œuvrer, réaliser un être » et non pas du tout « tourmenter ou souffrir ».

Alors ne nous étonnons pas que lorsqu'on demande au poète : « quand vous n'avez rien à faire, que faites-vous ? » Jean Cocteau réponde : « je travaille » ; c'est-à-dire, quand je ne suis pas dans mon activité authentique, qui est de créer, de réaliser de l’être, alors je m’occupe de ce tourment, de cette activité aliénée, violente pour l’homme, toujours pécuniaire et souvent à peine alimentaire, que nous appelons « travailler ».

En effet dans ce monde « l’œuvrer » de l'homme la plupart du temps n’est plus œuvrer humain, c'est-à-dire ne signifie plus agir en humanisant le monde et par là en s'humanisant soi-même, le poète, par sa vie et par son activité, reste le témoin de cet « œuvrer » humain, de ce « poiein », de ce « faire », de ce « créer » qui dénonce le tourment, la violence de notre « travail ».

Le poète n'est pas un faux témoin. Le poète dont la vie se confond avec son activité poétique, se donne à l'inspiration des « Muses ». Agir pour l'homme c’est se donner avec gratuité. Ainsi, lorsque dans l'intentionnalité esthétique de son authentique travail, de son « œuvrer », Jean Cocteau parle des « sœurs », il dit : « elles portent au but celui-là qui les aide. Et se met de côté… » Et il ajoute : « Or moi, j'ai secondé si bien la force brute, travailler tant et tant… ». Car, si travailler est une joie, ce n'est pas une partie de plaisir. Travailler veux dire en même temps comme le mot latin « laborare » (d'où vient notre « labeur ») se donner de la peine. Le poète est témoin de cette peine. Mais la peine n'est pas le tourment.

L'art est donc Travail.
 

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Shaekspeare William, (1595), Roméo et Juliette (suivi de) Le songe d’une nuit d’été, éd. Ldp, 2001, 267 p. ; voir également Berthelot Anne, Romeo et Juliette, William Sheakspeare, des repères pour situer l’auteur…, éd. Nathan, col. Balises Œuvres n°115, 1996, 128 p. 

Valéry Paul, Fragments du Narcisse, éd. Société du Livre Moderne, 1947, 34 p. 

Verhaeren Emile, (1894), Poésie complète : Tome 4, Les Villages illusoires, Les Apparus dans mes chemins, éd. Archives et Musée de la littérature, col. Archives du futur, 2005, 302 p., Le vent extrait de Les villages illusoires, également consultable en ligne : http://poesie.webnet.fr/poemes/Belgique/verhaere/48.html