LA traversée de la Méditerranée par les migrants : un radeau pour l’Eldorado…

 Une réflexion sur l'immigration méditerranéenne

 

  

Jusqu’au milieu du XVe siècle, la Méditerranée était le centre névralgique de l’économie mondiale avant que l'Atlantique n'impose sa suprématie ; depuis des années, elle est le centre de l’immigration africaine (Afrique noire et Maghreb). Dans Les mémoires de la Méditerranée, l’historien Fernand Braudel dessine une image magique et poétique de la mer dans les termes suivants :

 

Sur l’immense passé de la Méditerranée, le plus beau des témoignages est celui de la mer elle-même. Il faut le dire, le redire. Il faut la voir, la revoir. Bien sûr, elle n’explique pas tout, à elle seule, d’un passé compliqué, construit par les hommes avec plus ou moins de logique, de caprice ou d’aberrance. Mais elle resitue patiemment les expériences du passé, leur redonne les prémices de la vie, les place sous un ciel, dans un paysage que nous pouvons voir de nos propres yeux, analogues à ceux de jadis. Un moment d’attention ou d’illusion : tout semble revivre (Braudel, 1998, p. 21).

 

Depuis la fin des années 1980, après l’instauration des visas en Europe, l’émigration se fait de plus en plus de façon illégale en recourant à des filières de passeurs (sauf pour ceux ou celles qui arrivent à contracter un mariage blanc avec un compatriote immigrant ou avec un touriste européen) ; cette mer, la Méditerranée, symbole de vie, économique, culturelle et tout simplement humaine, devient route de la mort pour des personnes privées de laissez-passer légal ; les noyades quotidiennes dans le détroit de Gibraltar de dizaines de jeunes embarqués sur des radeaux de fortune sont significatives. En même temps, les discours politiques contradictoires des gouvernements européens se multiplient, oscillant entre le partenariat des pays riverains de la Méditerranée, la fermeture des frontières de l’Europe, la promulgation de législations répressives sur l’immigration, la politique de quotas… Et pourtant, comme d’ailleurs dans un passé récent, le besoin de main-d’œuvre étrangère est plus pressant que jamais.

A l’ère de la mondialisation, est-il légitime de fermer les frontières et de réprimer la mobilité des hommes, source de richesse culturelle et économique dans les sociétés contemporaines ?

Pour répondre à cette question, il convient d’abord de rappeler le contexte socio-économique des pays d’émigration pour évoquer ensuite la réalité de l’Eldorado, la rive nord de la Méditerranée.

 

 

Le contexte socio-Économique des pays d’Émigration

 

La division internationale du travail entre les pays industrialisés riches en capital financier et les pays pauvres riches en capital humain et en matières premières, entre autres l’Afrique (du Nord et sub-saharienne) s’explique par le fait que les puissances coloniales ont tiré le maximum de richesses de leurs colonies en paralysant leur développement économique. C’est un processus qui est toujours en vigueur, les pays riches ayant la haute main sur les flux mondiaux de capitaux et de biens, ce qui augmente leur richesse. Dans le passé, ces ex-puissances coloniales ont recouru à la force pour obliger les autochtones à aller servir les intérêts coloniaux, d’abord comme esclaves (du XVe au XIXe siècle : la Grande-Bretagne a aboli l’esclavage en 1833, la France en 1848 et les Etats-Unis en 1863), puis comme travailleurs sous contrat, ensuite comme recrues volontaires. En effet, entre les deux guerres mondiales, on a fait venir la main-d’œuvre des colonies parce que la main-d’œuvre européenne était enrôlée dans l’armée, main-d’œuvre qui faisait défaut dans plusieurs secteurs : l’agriculture, les mines, le bâtiment, la sidérurgie.

Par ailleurs, dans les pays d'émigration, l’introduction du système économique colonial a complètement modifié la carte du travail, notamment dans le Maghreb. En effet, le système économique colonial a apporté une conception rationnelle du travail, celle de l’emploi permanent et du salaire régulier, avec l’éducation et la formation syndicale, avec l’existence de perspectives d’ascension sociale et la protection sociale (Bourdieu, 1964). Ce système fait actuellement défaut dans les pays maghrébins ; il ne concerne qu’une frange de population privilégiée ; ce qui veut dire qu’une grande partie de la population est exclue de ce système « protecteur ».

 

L’Afrique sub-saharienne, exclue des réseaux d’échanges internationaux, se trouve réduite à fournir des marchandises à faible valeur ajoutée et à dépendre des exportations avec le risque induit par la fluctuation du cours des matières premières. De plus, la population, majoritairement rurale, s’inscrit dans un secteur productif traditionnel ; en effet, d’après des statistiques récentes, l’agriculture emploie encore deux tiers des actifs mais ne contribue qu’à 20 % du PIB ; à cela il faut ajouter la faible industrialisation et l’endettement qui alourdit les budgets nationaux de ces pays.

 

Dans les pays maghrébins, le développement de certains secteurs d’économie cause la destruction de nombre de systèmes traditionnels, notamment dans les campagnes, et pousse à l’exode rural et à la recherche de travail en milieu urbain, gonflant ainsi le nombre des demandeurs d'emploi, ce qui aggrave le chômage, le travail précaire et les bas salaires. L’impossibilité de trouver un emploi dans les villes contribue à pousser des millions de jeunes qui s’entassent dans des bidonvilles insalubres à quitter le pays dans l’espoir de trouver un travail ailleurs dans un pays européen, le plus proche (l’Espagne, l’Italie ou la France).

 

 

La rive nord de la MÉditerranÉe, une terre d’espoir

 

Le chômage, les emplois précaires, l’afflux des ruraux, expulsés de leurs champs à la suite de longues années de « vaches maigres » et devant l’absence de projets sociaux adéquats, la prolifération des crises et des conflits, les guerres civiles qui se propagent dans toute l’Afrique, augmentent le nombre de « l’armée de réserve des émigrants » prête à s’exiler et à endurer les pires souffrances et humiliations malgré les législations répressives européennes.

 

L’Eldorado, un paradis raté

 

Emigrer et s'exiler sont rarement des décisions faciles à prendre. Cependant, les médias et les communautés immigrées relaient et amplifient l’image attractive des pays riches de la rive nord de la Méditerranée et constituent une source importante d’informations pour les jeunes candidats au départ, lesquels forment une main-d’œuvre abondante et docile souvent moins chère pour les employeurs faisant l’objet de multiples discriminations en ce qui concerne le choix des emplois occupés, les salaires, ou le risque de se retrouver au chômage ou expulsé.

Un migrant d'origine africaine regrette sa vie antérieure et témoigne de son vécu rétréci en France (une vie tournée vers le travail pour gagner bien peu) :

 

« Tout ça pour vivre en France. Si j'avais su, avant mon départ, toutes les épreuves que je devais affronter, je ne serais peut-être jamais parti, jamais je ne recommanderais à l'un de mes frères de suivre mon exemple » (témoignage d'un migrant recueilli par la Cité de l'immigration à Paris).

 

Mais, le facteur le plus important qui encourage à quitter son pays est aujourd’hui la télévision et l’Internet, qui jouent un rôle important pour diffuser l'image d'une Europe riche où la liberté, les droits et le travail sont garantis. Le développement des réseaux de télévision par satellite permet de diffuser informations et publicité à l’échelle de la planète. En effet, le satellite et le câble font encore grossir le flot d’images de cet Occident pris par certains encore pour un Eldorado. Ces images véhiculent un mode de vie qui séduit des millions de jeunes privés de liberté et de travail décent dans leurs pays. A quoi il faut ajouter le développement des moyens de transport qui joue un rôle important dans les migrations.

 

Les pays européens ont connu un processus similaire il y a deux siècles. En effet, la diffusion de la Révolution industrielle ayant engendré un nombre important de travailleurs ruraux que les villes ne pouvaient pas embaucher assez rapidement, c’est l’émigration, notamment vers l’Amérique du Nord, qui servit de soupape de sécurité. Il faut aussi évoquer l’exode des cerveaux (ingénieurs et scientifiques) européens vers les Etats-Unis, à la recherche de salaires plus attractifs et de meilleures perspectives de recherche.

 

Les candidats qui risquent leur vie en traversant la mer subissent les abus des passeurs comme en témoigne un rescapé :

 

« Les hommes avaient peur, ils n'avaient jamais vu la Méditerranée ou l'Océan. Ils ne savaient pas nager »…

 

Ils sont contrôlés par « des passeurs armés de leur couteau » ; mais entre la misère économique et affective, ils préfèrent tenter leur chance au détriment de leur vie. Souvent, on entend la phrase suivante : « je préfère mourir que subir ma situation actuelle… »

 

Ceux qui réussissent la traversée périlleuse découvrent la réalité douloureuse de l’Europe riche et accueillante où chasse à l’homme, menottes, coups et blessures, camps d’internement ou centres de détention et angoisses sont une réalité quotidienne. Cette population en situation irrégulière est victime de réseaux qui profitent de sa détresse en lui promettant un asile qu’elle ne reçoit pas et une vie meilleure alors que dans la plupart des pays méditerranéens du nord le taux de chômage est plus élevé parmi les étrangers qui sont en situation régulière. Cet état de choses s’observe aussi chez les enfants d'immigrés (la deuxième génération). En effet, bien que ces enfants bénéficient, d’une certaine manière, de conditions de vie plus favorables que leurs parents, les handicaps comme l’échec scolaire, le nom et la couleur de la peau pèsent lourdement sur leur vie professionnelle. L’instruction supposée fournir une chance d’égalité à l’école pour réduire les inégalités sociales semble reproduire le même schéma de filiation « tel père, tel fils » (voir Thélot, 1984 ; Bourdieu et Passeron, 1971 ; Boudon, 1997 ; Boudon et al., 2001). La discrimination et la non-qualification frappent durement ces jeunes et les marginalisent socialement, en contradiction avec les discours politiques sur l’intégration et les lois qui interdisent la discrimination.

 

L’irruption de la migration féminine en dehors du groupement familial est un phénomène social nouveau de ce XXIe siècle. Le célibat, les ruptures familiales, la pauvreté et les conflits armés, les guerres civiles et les menaces poussent aussi les femmes à émigrer vers le nord. Elles subissent le même sort que les hommes.

 

Entre partenariat méditerranéen, répression et politique de quotas

 

En raison du poids du clientélisme, du clanisme et de la corruption, les politiques économiques et sociales mises en œuvre depuis les indépendances ont échoué dans la plupart des pays de la rive sud de la Méditerranée qui restent en quête de progrès social, culturel et économique après des années d’un ajustement structurel s’étant traduit par une aggravation sans précédent des inégalités. En partenariat avec les pays de la rive nord, les pays maghrébins espèrent un décollage économique.

En même temps, depuis un certains temps, l’immigration – régulière et irrégulière – est un sujet brûlant, la tendance actuelle étant de l’instrumentaliser politiquement : depuis 2003, trois textes sur l’immigration on été promulgués en France, créant ainsi une inflation de législation. Récemment, et pour la première fois, par un décret du 31 mai 2007, un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Co-développement a été créé en France pour maîtriser les flux migratoires, le mot d’ordre étant la lutte contre l’immigration illégale. La loi Hortefeux du 20 novembre 2007 s’inscrit dans cette logique et restreint au maximum l’immigration familiale en consolidant un dispositif juridique déjà mis en place par l’application du contrat d'accueil et d'intégration, obligatoire depuis le 1er janvier 2008, et en rendant en même temps obligatoire un bilan de compétences professionnelles ainsi que le recours à des tests ADN.

Une commission sur les quotas de l’immigration vient de voir le jour le 7 février 2008 à Paris. Ce groupe de travail animé par Pierre Mazeau, ancien président du Conseil constitutionnel, devra réfléchir à une modification constitutionnelle permettant d’instaurer une politique de quotas d’immigrants en France. Une nouvelle carte pour l’immigration économique est prévue, qui s’intitule « Compétences et talents », deux listes de métiers étant établies : une liste de 150 métiers ouverts aux travailleurs de l’Union européenne et une liste de 30 métiers proposés aux travailleurs des pays tiers. Un premier accord a été signé avec la République du Congo le 25 octobre 2007 qui prévoit d’accueillir en France 100 jeunes professionnels et de délivrer 150 cartes « Compétences et talents ».

Créer des quotas pour limiter l'immigration familiale et aussi pour sélectionner les immigrés par origines géographiques (c'est-à-dire ethniques) est contraire non seulement au préambule de la Constitution française mais aussi à certaines conventions internationales qui engagent la France, comme la Convention européenne des Droits de l'Homme. C’est une politique que les Américains ont pratiquée entre les deux guerres, mais qu'ils ont dû abandonner en 1965 pour des raisons éthiques et diplomatiques.

Dans le même temps, le rapport de Jacques Attali du 23 janvier 2008 propose des solutions pour relancer l’économie et suggère de recourir à l’immigration pour retrouver la croissance économique perdue en incitant à « faciliter la délivrance de visas aux étrangers »… D’après ce rapport, la France, comme le reste des pays européens, est obligée de faire appel à une main- d’œuvre étrangère, « source de création de richesse, donc de croissance », pour faire face aux difficultés à venir du marché du travail. Une circulaire du ministère de l’Economie et des Finances estime en effet qu’à l’horizon 2015 la France aura besoin de recruter 750 000 personnes par an.

 

Entre besoin de bras et chasse humaine (hommes et femmes), la politique de l'immigration européenne s'inscrit dans une hypocrisie juridique flagrante. En effet, depuis une vingtaine d’années, une guerre (« Guerre aux migrants », juin 2006) est livrée aux migrants du sud, jugés indésirables et inassimilables. En plus d'une militarisation des frontières maritimes hispano-marocaines qui tue des migrants de l'Afrique entière, aujourd’hui, au nom de la sécurité, et pour contrôler les frontières méditerranéennes de l’Europe, les pays de la rive sud (le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye et l’Egypte) ont mission de contrôler leurs propres frontières pour empêcher de laisser passer les ressortissants de leurs pays voisins d’Afrique, au détriment des droits de l’homme et des accords internationaux ; les événements dramatiques de Ceuta et Melilla (2005), du Caire (décembre 2005) et des morts sans nom et sans nombre en sont une preuve.

 

 

Références bibliographiques

 

Boudon R., 1997, L’inégalité des chances : la mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Hachette, Paris.

Boudon R. et al. (dir.), 2001, Ecole et société : les paradoxes de la démocratie, PUF, Paris.

Bourdieu P., 1964, « La société traditionnelle. Attitude à l’égard du temps et conduite économique », Sociologie du travail.

Bourdieu P., Passeron J.-C., 1971, Les héritiers, les étudiants et la culture, éd. de Minuit, Paris.

Braudel F., 1998, Les mémoires de la Méditerranée, éditions Fallois.

Gillette A., Sayad A., 1984, L’Immigration algérienne en France, Paris, Entente.

migrEurop – collectif, 2006, Guerre aux migrants – Le livre noir de Ceuta et Melilla, migreurop, juin.

OCDE, 2006, « Les institutions entravent-elles le développement agricole de l’Afrique », Repères, n° 17, Centre de développement de l’OCDE, avril.

Thélot C., 1984, Tel père, tel fils : position sociale et origine familiale, Dunod, Paris.