Résumé :

On assiste aujourd’hui à un retour de plus en plus important des « Pieds-noirs » vers l’Algérie. Sont-ils dans une recherche de leurs racines ou en quête de la part manquante de leur identité hétérogène ? Quelle réaction provoque ces retours chez les algériens ? Ce n’est peut-être pas seulement une conjonction d’histoires singulières mais un processus relationnel complexe interrompu pendant 40 ans qui reprend son cours.

  

Mots clés : Personne – Identité hétérogène – part manquante – collectif – contexte – lien paradoxal

 

  

Européens d’Algérie (« pieds-noirs ») et algériens nés en France coloniale : La part manquante d’une identité hétérogène

  

 

Une gÉnÉalogie presque ordinaire d’un europÉen d’AlgÉrie

 

Depuis la décolonisation de l'Algérie il existe encore un geste non accompli, empêché ; celui-là même que l'on vit en se disant « au revoir ». Une part d'histoire et de vécu oblitéré plane entre les deux rives. Comme une vague qui ne parviendrait pas à mourir sur la grève avec le sentiment du soulagement qu'elle procure. Certains européens d'Algérie et certains algériens nés en France coloniale partagent, en une communauté imaginaire, le pays où l'on ne retourne jamais. Pour les européens, la mer a envahi la distance et l'histoire englouti leurs rêves ; pour les algériens, les habitants ont vidé les lieux, laissé les maisons en attente d'un retour. Les villes et les villages coloniaux racontent la France de jadis et marquent le présent de l'Algérie.

 

Revenons 130 ans en arrière et suivons le trajet des migrants européens des années 1870 à 1880 jusqu’à aujourd’hui :

 

1870, Augustin quitte l’Alsace avec le sentiment mêlé de l'amertume de l'échec à vivre sur sa terre natale et le goût salé et chaud de l'aventure. Margueritte, elle, quitte sa terre lorraine pour retrouver la nationalité française qu'une invasion allemande lui enlevait : née allemande, de parents français sur un sol envahi.

Tous deux se rencontrent dans un nouveau monde : les colonies ! L’Algérie ! Oran.

 

A la même période, Maria née aux Baléares rejoint avec ses parents espagnols Méchéria, carrefour des caravanes des plateaux désertiques de l’ouest algérien, en espoir de meilleure fortune. Les hasards migratoires de ces populations et des rencontres singulières construisent – une génération plus tard – à Saida, une souche franco-hispano-algérienne qui participera à l’émergence d’un de ces villages coloniaux sur le trajet de la ligne de chemin de fer Mostaganem-Béchar.

 

1930, la France glorifie ses colonies et attire le jeune couple que forment Maurice et Emilie : l’armée y offre de belles carrières. La France persuade ses colons qu’ils font œuvre de progrès et de civilisation. Ces deux familles s’unissent en 1954, la deuxième génération de ce que la métropole appellera plus tard les « pieds-noirs » naît sur le sol algérien.

 

Malgré l’exotisme de ce bref voyage dans le temps, nous ne sommes pas dans l’image d’Épinal mais dans la généalogie ordinaire, presque banale, d’un européen né en terre algérienne entre 1870 et 1962.

 

1954 à 1962 : nous connaissons la suite… et ses horreurs.

 

1962, afflux massif en France des rapatriés, plus d’un million en quelques mois. Un grand nombre d’entre eux n’étaient jamais venus en métropole auparavant. Ils reconstruisent ce qu’ils peuvent, la « nostalgérie » au cœur.

 

 

Retour aux origines

 

2006, un des membres de cette famille, parmi les derniers nés en Algérie, retourne sur ses racines, traverse courageusement l’histoire familiale douloureuse et franchi à nouveau la Méditerranée.

Un pan de sa Méditerranée reverdit, expansion intérieure mais surtout surprise !! A chaque trottoir, chaque maison, quelqu'un est là pour raconter les lieux, les gens, avant. La parole circule fluide et légère.

Des groupes d’algériens se forment. A la visite de l’école, on retrouve les cahiers de présence ; à la mairie, tous les actes, mariages, décès ; aux archives du diocèse, les actes de baptême. Tous précieusement conservés !

Les algériens rencontrés profitent de cette lumière sur la nostalgie pour dire la leur et osent même parler d’amitiés, d’attachement. Ils se souviennent comme si c’était hier du départ de tous ces gens. Et puis les lieux n’ont pas changé depuis 45 ans, vieillis juste. Les algériens remercient ces français de revenir. Ceux qui venaient à la recherche de souvenirs trouvent des gens en attente, vigilants. Ceux qui sont restés, ceux qui reviennent sont dans le même geste suspendu d’un « au revoir » qui n’avait pas pu avoir lieu.

 

Finissons notre histoire. De retour en France, les algériens rencontrés là-bas téléphonent, relancent le lien. Notre voyageur à la recherche de souvenirs éprouve le sentiment étrange d’avoir retrouvé des cousins inconnus qui savaient qu’un jour il reviendrait et qui l’attendaient. Jusqu’à l’officier d’état civil qui tirait fièrement des malles les actes de naissance demandés, des actes conservés avec beaucoup d’attention.

 

Chaque jour, ces dernières années, de nouvelles trajectoires individuelles retrouvent ce que la guerre n’est pas parvenue à effacer ou ce que l’absence avait éloigné. Les renouements avec de vieilles connaissances sont empreints d’émotion et de chaleur ; pour certains, l’Algérie du souvenir est davantage celle des sensations : la texture de l’air, l’assaut des senteurs font du premier retour en Algérie une véritable rédemption, quelque chose leur manquait qu’ils ont retrouvé. Mais il y a aussi l’Autre comme miroir de sa nostalgie, comme part manquante de sa propre identité hétérogène. Osons penser que cet attachement mutuel persiste par delà le temps et la Méditerranée et qu’il existe pour un certain nombre d’entre eux, une communauté de racines complexes et noueuses entre les « pieds-noirs » et les algériens. C’est cette communauté qui peut écrire un pan d’histoire restée muette, où les circonstances brutales ne leur ont pas permis de se dire « au revoir ».

 

Cet « au revoir » ne s’écrit pas, il ne peut que se prononcer en situation, dans le contexte. Pour les deux parties, c’est à la fois le contexte et l’Autre qui constituaient leur identité dans un nouage collectif complexe, voire paradoxal, dans une identité du « je-nous » comme pourrait le dire Norbert Elias (1997, p.3).

 

Dans l’Algérie de 1962, le départ des « rapatriés » s’est fait de manière massive et rapide. Après la guerre, pour la plupart, le dialogue direct n’a pas été possible entre les européens nés en Algérie et les algériens restés sur le sol algérien. A présent, de plus en plus de leurs enfants, petits-enfants rétablissent ce dialogue et relancent une histoire arrêtée dans son déroulement.

 

 

EuropÉens d’AlgÉrie, France et AlgÉrie, un lien paradoxal et complexe

 

A partir de cette histoire, nous pouvons nous poser certaines questions : Pourquoi une part des algériens est-elle si nostalgique de la période française ? Pourquoi les documents et registres de naissance sont-ils conservés là-bas avec autant de précautions de la part des fonctionnaires algériens ? Pourquoi n’ont-ils pas été rapatriés eux aussi ?

Au delà des faits politiques et historiques, il y a peut-être aussi, en soubassement une construction identitaire complexe.

C’est peut-être parce que l’Autre est indispensable à notre identité, à notre construction en tant que personne publique, que s’il vient à disparaître il est la part manquante de notre identité hétérogène. En l’occurrence, cette part manquante est la double face d’une communauté suspendue entre présent et passé, Métropole et Algérie coloniale, France et Algérie. Si nous considérons que la personne est un être multiple, divisible et incomplet, le tissu de relations qu’elle a développé avec le réseau et la position qu’elle y tient sont constitutifs de son individualité, ou comme le dirait Philippe Descola, de sa « dividualité » (2005, p.4). Que les relations aient été bonnes ou mauvaises est une autre question.

 

La relation des pieds-noirs avec l’Algérie est duale, elle n’est pas leur patrie mais leur terre natale, c’est le pays de leurs racines, de leurs ancêtres qui y sont enterrés alors que c’est une terre étrangère. De la même façon, leur exil en France n’a rien d’un retour sur une terre d’origine et la plupart d’entre eux refusent de se reconnaître sous la catégorie administrative de « rapatriés ».

 

Dans son étude sur la mémoire des pieds-noirs Michèle Baussant (2002, p.3-6) relève que :

 

« La mémoire paraît d’abord valoriser une reconstitution harmonieuse de la vie des Européens d’Algérie et des relations entre les différents groupes ethniques, religieux et socio-économiques sous la bannière d’une référence française commune. Celle-ci reste par ailleurs étayée par l’évocation de personnalités, de gestes d’entraide et de solidarité qui révèlent la complexité des relations interethniques dans l’Algérie coloniale. Cette mémoire là constitue aussi un discours sur la différence, qui contredit en partie la représentation fictive d’une Algérie uniformément française au sein de laquelle les rapports entre les personnes semblent oblitérés au regard du lien primordial, politique et juridique entre l’individu et l’Etat ».

 

Comme en parle également Miguel Benasayag (2004. p.4), la personne n’est pas un tout indivisible, totalement clos et se suffisant à soi-même mais un individu divisible, un habitant de la situation, un parmi d’autres. C’est cette l’identité du « je-nous » chère à Norbert Elias (1997). Sans le contexte, les autres, notre identité est incomplète.

C’est avec/contre cet autre si différent que la communauté européenne dite « pied-noire » (les premières utilisations de ce terme, aux alentours de 1956, n’étaient pas connues de ceux mêmes qu’il était censé désigner) s’est constituée au fil de trois générations, tout comme la communauté maghrébine née en période coloniale.

 

Comment expliquer ces retours, malgré les traumatismes de part et d’autre, si nécessaires à ceux qui avaient quitté le sol natal et si bien accueillis par ceux qui sont restés ?

C’est une nécessité parce que, comme peut le dire Benveniste (1966, p.5), c’est le dialogue « je-tu » qui est constitutif de la personne ; « je » fais l’expérience d’un partage ou d’une comparaison d’expérience avec un « tu » où le dialogue implique une réciprocité. La conscience de soi va se développer par contraste avec ce qui n’est pas soi. Albert Camus nous parlait de :

 

« Ces racines obscures et emmêlées qui le rattachait à cette terre splendide et effrayante […] Avec autour de lui ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé, qu’on côtoyait au long des journées et parfois l’amitié naissait, ou la camaraderie, et, le soir venu, ils se retiraient pourtant dans leurs maisons inconnues, où l’on ne pénétrait jamais »… (Camus, 2000, p.5).

 

Si l’on a en tête que l’ensemble des rapatriés d’Algérie a dépassé le million de personnes, et si l’on imagine le nombre d’algériens qui étaient en relation avec eux, on peut se dire que cette affaire concerne beaucoup de monde, à des degrés divers, voire paradoxaux mais non pas moins réels.

Si l’on va jusqu’à envisager cette identité propre à tous les exilés qui est d’être hors contexte, il est intéressant de faire un détour par Varela (1980) pour alimenter notre questionnement. Dans la clôture opérationnelle, la personne procède du même tissu que son contexte et s’ajuste en fonction de l’écho que l’environnement renvoie à son développement interne. Lorsqu’une masse importante de population quitte un pays, elle laisse à son départ un vide dans ce même environnement et se voit amputée de son propre contexte. A quels échos la personne va-t-elle s’ajuster alors que l’élan du début de sa vie ne correspond plus au contexte dans lequel il se déploie ? Les racines sont toujours là mais sur quel terroir, quel territoire les développer ?

La neurologie connaît les manifestations étranges du membre fantôme qui actualise son existence sensorielle alors que la partie réelle a été amputée du corps. N’y aurait-il pas quelque chose de cet ordre là pour les européens nés en Algérie et les algériens nés en période coloniale ?

 

 

Les recompositions identitaires actuelles

 

En nous interrogeons sur les recompositions identitaires actuelles dans les mises en relations entre les deux rives, le retour des « pieds-noirs » après plus de 40 ans d’absence, peut être envisagé non comme une nouvelle mise en relation mais comme la remise en route d’un processus interrompu et inachevé.

Ces voyages de retour qui se multiplient ces dernières années sont plus qu’un retour singulier aux racines. Ce qu’ils génèrent procède du Collectif au sens où Jean Oury (1986, p.6) en parle, à savoir une « boîte noire » qui peut engendrer un changement structural parce qu’il y a un lien générationnel, depuis plus de 130 ans, fait d’hétérogénéité, de rencontres de mondes très différents et d’échanges, et que tout ceci crée une ambiance propice « à ce qu’il se passe quelque chose ».

Qui nous dit que les uns et les autres ne songent pas à cet autre qui pourrait être soi, « soi-même comme un autre » tel que Paul Ricœur (1990, p.6) l’envisage : il nous propose d’élargir les termes de la relation à une troisième personne qui peut être absente. Une troisième personne qui pourrait être ici le fondateur d’une lignée, le colonisateur, l’étranger, l’habitant légitime, l’accusateur, le conciliateur, l’ami, l’ennemi, le frère, l’enfant prodigue…

 

 

Les pieds noirs, une communautÉ entre les deux rives de la mÉditerranÉe

 

Les européens d’Algérie restent encore perçus de manière ambivalente, avec une superposition de noms et de représentations qui leurs sont attribuées ; des logiques multiples qui en règlent l’usage conduisent à obscurcir leur image et à qualifier leur absence d’unité. Cette superposition traduit la vision d’un groupe socio-historique divisé contre lui-même, déchiré par les contradictions et la cœxistence de valeurs qui s’inversent sans cesse.

Pour les français de métropole ils demeurent confusément associés de par leur naissance dans le pays aux « indigènes » et à la figure de l’étranger. Français et algériens, français d’Algérie ou algériens de France, ainsi se définissaient les européens d’Algérie, définition inclusive qui semblait contradictoire dans ses termes mêmes. On constate encore aujourd’hui chez les pieds-noirs une perception duelle de leur statut, chacun revendiquant de manière contradictoire que soit valorisée, tout en étant effacée, la marque de leur naissance dans un autre lieu dont ils restent pourtant fiers. Mais on peut aussi envisager qu’ils assument ainsi leur lien paradoxal avec l’Algérie et avec la France et les circulations inévitables entre les deux rives qui en découlent.

C’est un lien paradoxal à plusieurs facettes, construit et transmis depuis 1870 par les 3 ou 4 générations d’européens et d’algériens qui sont concernés par cette histoire.

 

 

Références bibliographiques

 

Baussant Michèle, 2002, Pieds-noirs, mémoire d’exil, Ed. Stock, coll. « Un ordre d’idées ».

Benasayag Miguel, 2004, Le mythe de l’individu, éd La Découverte, poche.

Benveniste Émile, 1966, Problèmes de linguistique générale, tome 1, éd. Gallimard, coll. « Tel ».

Camus Albert, 2000, Le premier homme, Ed. Gallimard, coll. « Folio ».

Descola Philippe, 2005, Par delà nature et culture, Ed. Gallimard, coll. « Bibliothèques des Sciences Humaines ».

Elias Norbert, 1997, La société des individus, éd Fayard (pocket), coll. « Agora ».

Imbert Francis et le GRPI, 1998, Vivre ensemble, un enjeu pour l’école, ESF éditeur.

Hureau Joëlle, 2001, La mémoire des pieds-noirs, de 1830 à nos jours, Ed Perrin, coll. « Pour l’histoire ».

Oury Jean, 1986, Le Collectif, séminaire de Ste Anne, éd. du Scarabée, CEMEA.

Ricoeur Paul, 1990, Soi-même comme un autre, éd du Seuil, coll. « L'ordre philosophique ».

Varela Francisco, 1980, Autonomie et connaissance, éd. du Seuil.